Chapitre 12 : Fin de la lutte (2/2) (Corrigé)
Partout s’estompait l’existence. Celles de militaires acharnés, suspendus à l’agonie, inondés de désespoir. Chaque doléance s’effaçait en murmure. Ici les armes perdaient toute utilité. Ne restait plus que notre faculté à se soutenir, à s’exhorter pour mieux survivre. Mais nous nous dispersions à force de courir… La forêt, même connue, même foulée avec hâte, semblait se déployer à l’infini. Aucun supérieur ni camarade ne peuplait mes horizons…
Seule, je courais. Recluse, je pantelais. Mon cœur tambourinait contre ma poitrine comme la sueur dégoulinait de chaque pore de ma peau. Jamais je n’avais respiré autant la vie qu’à l’approche de la mort. Ce même si tout déclinait autour de moi, dont la nature, naguère complémentaire avec la magie ! En bas de la voûte azurée, sous la verdoyante canopée, terre et herbe se grisaient, comme privés de leur essence. D’importantes quantités de leur énergie s’envolèrent au moment où je rejoignis le contrebas de la déclive.
Un sort m’avait paralysée. Des liens se resserraient autour de moi et me contraignirent à assister à la fin de toute chose. Je savais à peine remuer les doigts ! L’aura noire souvent rejetée s’enveloppa dans ma proximité. Sitôt matérialisée que Lyrodis apparut, baignant dans son flux comme dans son insensibilité. Et son index et majeur glacés autour de mon cou lorsqu’il me souleva…
— Je me dirige où je souhaite, déclama-t-il. J’occis quiconque se dresse contre ma patrie. Où que j’aille, quoi que j’entreprenne, tu te retrouves à chaque fois devant moi. Pourquoi, Denna ?
— Je l’ignore…, étouffai-je.
— Une part de ton être tue les miens, déplora Lyrodis. Une autre part s’y refuse. Tu es si indécise… Mais cela ne peut plus durer. Tu vois tes camarades mourir, retranchés dans leur déclin, et tu t’insuffles encore la volonté de vivre. Fais un choix.
— Quel choix ? prononçai-je malgré l’étranglement. Mon avis importe peu… Notre monde est trop vaste, trop complexe, pour qu’une seule personne puisse le changer.
— Tu te trompes. Ce n’est pas la fin. C’est une fin. Pour ceux qui périssent aujourd’hui. Pour ces personnes rendues impotentes face aux abruptes transformations de notre monde. Mais pas pour les survivants, acteurs de ce changement. Car ils portent en eux les fondations d’un monde à rebâtir.
Les premiers traits d’un tableau vierge s’esquissaient dans le crépuscule. Les liens comme l’étreinte s’estompaient peu à peu, promettant de me déposer avec douceur…
Je retombais brusquement sur le sol. Une épée s’était abattue sur la jambe de Lyrodis ! Il eut beau reculer, il eut beau appliquer un rapide sort de soin à sa plaie, il avait été surpris. Il adopta en conséquence une posture défensive. Recroquevillée, secouée, je m’aggrippai au peu de vie soutenant cet endroit, sur mes ongles incrustées de brins d’herbe. Mon visage se détendit alors que mes muscles étaient encore crispés.
— Laisse ma soldate, sale enfoiré ! menaça mon commandant.
Il était là. Plus aucun éclat ne ressortait du bronze et de l’acier de son équipement. Des coupures et plaies ravageaient l’ensemble de son corps. Aucun sourire ne parait son faciès, aussi ne s’illuminait-il plus dans la clarté vespérale. Pourtant il luttait encore, la résolution inscrite sur ses traits. Maedon Farno s’opposait à notre plus puissant adversaire, accompagné de Rohda, Hintor, Kione, et d’une dizaine d’autres soldats. Mes compagnons de toujours…
— Surprenant, constata le seigneur. Je ne compte plus combien de vos camarades reposent dans notre cité et dans notre forêt, inertes. Qu’espérez-vous réaliser, sans magie. Vos blessures doivent vous ralentir…
— Nous ne fuyons pas, affirma mon supérieur. Nous nous battons pour protéger les nôtres ! Nous sommes les derniers représentants de l’unité quatorze !
— Est-ce du courage… ou de la témérité ? La réponse sera vite établie. Par respect pour votre combat, je ne me faciliterais pas la tâche avec ma magie annihilatrice. Elle a déjà trop détruit.
— Partenaires, avec moi !
Je devais répondre à l’exhortation, fût-ce vain, fût-ce suicidaire. Telle était mon appartenance, et s’il me fallait la revendiquer, autant que ce fût pour la charge finale ! Malgré la douleur, malgré les doutes, je me relevais pour les accompagner !
Nous bataillâmes à armes contre magie. Il s’agissait de trancher dans le vif, de percer ses défenses magiques ! La force contre la virtuosité, l’énergie contre la puissance, nous nous abandonnions aux instructions les plus simples, aux objectifs les plus complexes. D’opaques spirales nous entourèrent tandis que nous tentions de l’encercler. Il existait une limite à ses pouvoirs, déjà son flux paraissait s’évacuer à force d’irradier !
Tout mouvement, tout déplacement de Maedon s’imprimait en nous. Même nos vociférations ne nous aidaient pas à prendre l’avantage ! Notre adversaire se fiait à la robustesse de son égide… Il bronchait peu bien que nous le martelassions de coups. Seules des ondes se propageaient à hauteur de nos offensives ! Plus nos tentatives se multipliaient et plus nos jambes flageolaient… Ciel, nos bras peinaient déjà à soulever nos armes…
Au-delà de nos futiles attaques s’imposa Rohda. D’un rugissement bestial, elle abattit sa hache sur le bouclier. L’impact fut tel qu’il faillit nous éjecter, mais Lyrodis, bras derrière le dos, sourcilla à peine aux vibrations de son égide.
— Tu es celle qui a vaincu Fherini, se remémora-t-il. Je suis navré de te signaler que, aussi douée soit-elle, je la surpasse de loin.
Il déploya sa paume ce faisant. Un rayon lumineux en émergea avec célérité et transperça le plastron de notre sergente. Même si son torse n’avait pas été troué, elle avait été sévèrement atteinte ! Elle essaya de combattre sa géhenne… Mais elle s’écroula à plat ventre.
— Pas elle…, sanglota Maedon. Pas ma sergente ! Cesse de me priver de ceux que j’aime !
Nous nous jetâmes de plus belle sur Lyrodis, dans l’optique de nous venger. Peut-être que nos estocades redoublaient d’intensité, peut-être que notre union rompait petit à petit son bouclier. Quelle importance ? Lui rechargeait son flux, impassible, de nouveau en plein contrôle de ses pouvoirs. Il avait patienté. Il allait riposter.
Lyrodis renonça à sa protection. Déployant ses bras, affluant des rayons, il projeta une kyrielle de sorts. Nous n’eûmes pas le temps d’esquiver. S’exhibait la magie élémentaire dans sa forme authentique, riche de feu, foudre, glace et lumière. De nouveau mes camarades étaient touchés. Anticiper et éviter paraissaient inutiles tant le flux se déroulait à un rythme jamais vu ! Ainsi il nous consumerait. Ainsi il nous anéantirait. Un par un, dans nos tentatives chagrinées, nous achevions entraînement et carrière sur lui.
— Arrête ! supplia Maedon. Arrêter de les tuer ! C’est moi que tu dois viser ! Je dois accomplir mon rôle de commandant et me sacrifier pour eux !
Les tourbillons de flux ne cessaient de virevolter autour de nous. Là se canalisait un incroyable condensé de puissance, ravageuse, destructrice d’espoirs comme de vies. D’une main Lyrodis incendia un confrère de rayons incandescents, de l’autre il abattit une consœur d’un jet de foudre. Résister équivalait à décéder. Même Kione et Hintor, soudés contre l’adversité, furent vaincus d’une simple sphère de lumière. Bientôt les larmes ne dépeindraient plus ces âmes tourmentées. Bientôt les soupirs s’estomperaient dans les pigments d’un tableau saturé de vermeil.
Puis ce fut mon tour. Je devançai l’implacable aura. J’estoquai au mieux, mue d’un cri de rage. Tout juste l’effleurai-je, aussi me projeta-t-il d’un claquement de doigts ! Collisionnant contre un tronc, je sentis la souffrance remonter tout le long de mes vertèbres. Os et muscles avaient été rompus sous le choc… J’y survivrais, encore. Sans hoqueter, ni gémir, ni sombrer dans l’inconscience.
Forcée d’assister au combat de mon commandant.
— Ça ne devait pas se dérouler ainsi ! rugit-il. Espèce de monstre ! Comment peut-on être aussi cruel ? Je ne veux pas… Non, je ne veux pas que mon unité disparaisse !
— Il est trop tard… Tu as lutté malgré les avertissements, tu endures désormais le goût de la défaite.
— Je vais continuer… Pour eux. Pour tous !
Maedon se releva derechef, ravagé de larmes, comme hurlant à la mort. Il fonça droit sur l’ennemi. Plus aucune garde ne fixait les courbes de son épée. Plus aucune grâce ne caractérisait son déplacement. Il se contenta d’agiter l’épée, tel un acharné ! Lui qui multipliait les coups, de la bave écumant de sa bouche, le visage enflammé, aurait déjà dû réaliser qu’il se battait dans le vide.
Son corps tremblait tant il s’opiniâtra outre mesure. Coulée dans l’amertume, sa voix rauque concordait avec son teint pâlissant comme sa peau se raidit sous le sang et les larmes. Maedon se risqua à l’impossible dans un dernier saut. Hélas… Lyrodis réceptionna la lame. Aussitôt le métal vira au rouge vif avant d’être brisé en une myriade d’éclats.
— Je n’ai pas besoin de mon arme ! rugit le meneur. J’ai ma volonté !
Il décocha un coup de poing en pleine mâchoire Lyrodis. Sur sa lancée, forcené ou affligé, il le plaqua au sol tout en le cognant continûment. Jamais il ne s’arrêterait à ce rythme, même s’il se saignait lui-même ! Par-delà ses geignements résonnait la ruine d’un homme dévasté. D’un homme au bout de ses convictions. Si bien que ses dents se plantèrent sur l’épaule de son adversaire… Tous les moyens étaient bons.
Parfois la riposte ne tenait qu’à un fil… Lyrodis se contenta de tendre sa paume et Maedon roula sur plusieurs mètres. Mon commandant ne flancha aucunement. Chacun de ses membres trémulait au moindre remuement. Il se rejeta même à genoux, incapable de se maintenir debout, ses bras taché d’écarlate suspendus à hauteur de ses hanches. Plus rien ne brillait sur son surcot souillé de rouge… Ses mains se fermèrent alors que des filets s’écoulaient sous son arcade sourcilière… Et il respirait tant par saccades que mon cœur se rompit.
— Tue-moi ! réclama-t-il. Accorde-moi au moins cette faveur !
— Et pourquoi serais-je clément vis-à-vis de mon ennemi ? rétorqua Lyrodis. Tu n’hérites pas d’une réputation favorable, Maedon Farno…
— Je m’en fiche ! Tout ce que je souhaite, désormais, c’est que mes souffrances prennent fin ! Que j’oublie mes erreurs... Que l’on me soulage de mes maux !
— Comme nous tous. Ne trouves-tu pas que j’ai assez tué pour aujourd’hui ? Tu avais raison : je suis le monstre que vous craigniez. La bataille s’achève avec des milliers de morts de chaque côté. Combien d’alliés ai-je tué ? Beaucoup trop. Quand je regarde les envahisseurs, c’est mon reflet qui m’apparaît. Mes remords. Ma responsabilité. Je peux vous blâmer de m’avoir forcé d’en arriver là, mais ce serait trop facile.
— Contente-toi de m’achever ! Par pitié…
— Nul besoin, au vu de ton état0 Mon rôle est terminé. Moi qui ai essayé de percer les secrets de la magie, j’en ai appris les pires aspects. Ma seule rétribution consiste à m’éloigner à tout jamais de la civilisation, pour ne plus heurter qui que ce soit. Deibomon me pardonne… Adieu.
Lyrodis disparut loin de toute extermination. Il ne subsistait plus qu’une légère brise, soufflant contre le mutisme, comme si sa silhouette s’était effacée à jamais.
Une personne se dressait au-dessus des dépouilles. Un individu foulait encore cette nature déserte de vie. C’était moi. Ce qui me valut un regard éploré de mon commandant.
— Toi…, murmura-t-il. Ironique, pas vrai ? De tous les soldats de mon unité, tu es la seule survivante. Tu te relèves à point nommé.
J’enjambai mes camarades trépassés. Contre les invectives je soutiendrais Maedon entre sanglots et lamentations. Il crachait même du sang… Son temps était compté. Ce pourquoi je l’adossai sur un tronc, prête à tout pour abréger ses souffrances. Jamais il ne m’avait dévisagé avec autant de peine…
— Ne bougez pas, commandant ! avertis-je. Il faut…
— Non, coupa Maedon. Ne fais pas comme si tu tenais à moi… Je t’ai manqué de respect. Alors tu m’as trahie… Et pourtant, je ne t’en veux pas. Car j’ai compris. Au fond de moi, je me cherchais un ennemi. Je me disais que, s’il était dans un pays lointain, ça excuserait mes actes. Mais… Le Ridilan n’a jamais eu des ambitions de conquête, pas vrai ?
Je me forçais à opiner du chef. Son corps semblait l’abandonner. Ses globes oculaires se fixaient. Ses halètements s’espaçaient. Ainsi tombait le moment de vérité… J’aurais dû être plus franche avec lui. Pourtant je me refusais à évoquer Brejna et Sermev, pour ne pas l’accabler davantage ! Il s’affaissait encore et encore…
— Quel piètre commandant ai-je été…, soupira-t-il.
— Ne dites pas ça ! implorai-je.
— Pourquoi ? Tu penses qu’un mensonge me soulagerait ? J’étais trop jeune… trop émotif… J’avais besoin de modèles, tu comprends ? Si d’autres personnes étaient acclamées pour tuer et mépriser des innocents, pourquoi pas moi ?
— Vous n’avez jamais désiré faire le mal…
— Les actes avant les intentions. J’espère que… mes détracteurs se réjouiront ! Enfin, s’ils ont survécu… Le brave commandant Maedon Farno, fasciné par l’armée depuis son enfance, a tué plus d’alliés que d’ennemis !
— Vous reposerez en paix comme chaque soldat…
— Certainement pas… Je serai au mieux oublié, au pire tenu responsable de la pire défaite militaire de l’histoire de Carône… Je suis pitoyable, à encore me soucier de mon image aux portes de la mort.
— Nous y sommes tous sensibles.
— Toi, tu as pris ta destinée en main… Moi, j’ai passé ma carrière à vouloir imiter les autres. Et finalement… J’en ai oublié qui j’étais.
Il pleura une dernière fois… puis son corps se figea.
Ainsi son portrait s’était fixé au centre de la fresque. Dans un dernier souffle s’étaient exprimés ses regrets. Dans un ultime soupir s’étaient étalés ses tourments. Maedon Farno était mort en me fixant, parce qu’il s’était détourné de son fatal échec. Depuis longtemps, son déclin s’était amorcé, pourtant… Mes larmes coulèrent aussi. Impossible de souhaiter adieu à l’homme qui fut autrefois mon repère. Mon mentor.
— Reposez en paix, commandant, souffla une voix grave.
Je sursautai. Une silhouette massive se déplaçait encore derrière moi… Rohda avait survécu ? Pas seulement elle, Hintor et Kione, quoique bien entamés, la soutenaient, mais peu d’autres survivants étaient à dénombrer. D’abord nous nous manifestâmes dans le mutisme de vigueur… Suite à quoi je dévisageais ma sergente.
— Vous êtes vivante ? m’étonnai-je.
La géante contempla sa large plaie avant de se fendre d’un rire gras.
— Il semblerait, oui ! s’exclama-t-elle. Pour combien de temps, ça, j’en sais foutre rien ! Quelques heures ? Quelques jours ? Quelques mois ? Y’a pas grand monde pour me soigner, dans ce carnage ! Mais c’est notre lot à tous, je suppose.
Elle manqua alors de s’écrouler, mais Hintor et Kione la soutinrent envers et contre tout.
— Tenez bon, sergente ! encouragea mon confrère.
— Pas de mouron pour moi ! se moqua Rohda. Je suis increvable, il paraît… Comme ça, je pourrais encore être traitée de monstre.
— Vous ne l’êtes pas, rassura Kione.
— C’est gentil mais je crois que ça suffit pas. On peut pas être apprécié de tout le monde, ce que j’ai pigé depuis un moment. Dommage que Maedon l’avait pas compris… Il me manquera quand même.. J’ai de la peine pour lui…
—Nous devons rentrer à la base, maintenant !
Rohda semblait accepter ce destin… Pas moi. Et elle le savait.
— Bon…, fit-elle. Quoi qu’il se passe, on risque pas de se revoir de sitôt.
— Je ne peux plus, avouai-je. Je n’appartiens plus à l’armée. Et cela n’aurait jamais dû être le cas.
— C’est ton choix, pas le mien. Ce sera pas facile pour l’armée de se relever d’une telle dérouillée ! Tu vas faire quoi, alors ?
— Je ne sais pas… Errer sur ce champ déchu, jusqu’à trouver ma voie.
— Alors va, Denna. Trace ta route. Malgré tout ce qu’il s’est passé… Ça a été un honneur de t’accueillir dans l’armée.
Rohda, Hintor et Kione s’orientèrent vers le peu qui subsistait de cette institution… J’en étais incapable. C’était la fin de ma carrière dans l’armée. N’affirmait-on pas cependant que toute conclusion amenait à un autre commencement ? Inspirant l’empyreume d’une âpre débâcle, goûtant à une liberté nouvelle, je débutais mon voyage au-delà du repos éternel de milliers. Il n’était plus possible d’agir pour les sacrifiés. Mais les vivants, eux, pouvaient encore être sauvés.
Jadis une artiste aspirait à réaliser ses rêves.
Jamais ils ne se concrétiseraient.
FIN DE LA PARTIE 3
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