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24 septembre 2022 - 17h45
Ville-d’Avray
Sous une épaisse grisaille menaçant de libérer des torrents d’eau d’une seconde à l’autre, l’habitation apparaissait encore plus effrayante que dans la matinée. Ce fut la sensation qui traversa l’esprit d’Edouard Levalet quand il quitta son véhicule et se présenta aux abords de la demeure. Comment ne pas percevoir le danger dégoulinant de la façade de cette vielle carcasse ? Un mauvais film n’aurait pas pu faire de meilleur cliché.
Sur le pas de la porte, Bauroix observait déjà tout ce qui lui passait sous l’oeil. Ses mains, revêtues de gants en latex, effleuraient avec légèreté le cadre de la porte. Une imperfection, un creux, tout détail pouvait être le début d’une piste qu’il remonterait pour découvrir un nouvel indice, puis une preuve et ce jusqu’à boucler celui qui s’était permis d’ôter une vie humaine.
Ses sens étaient en ébullition, un trop plein d’informations qu’il n’arrivait plus à gérer depuis sa mise à l’écart. Des années à pratiquer l’art de la déduction, à affiner son expertise au fil des enquêtes. Félicité à de nombreuses reprises pour son engagement, son efficacité et son sens du service. Un travail de chaque instant ruiné par une erreur qui lui avait valu le placard pour ne pas attirer les foudres sur les mauvaises personnes. Un goût amer qui ne s’estompait pas.
Levalet salua le chef des opérations, échangea quelques mots pour faire un bilan des investigations de la journée et rejoignit son collègue sans le sortir de sa bulle.
- Un traquenard à cent pour cent. Le gars devant soit dormir profondément, soit être déjà mort pour ne pas comprendre qu’on l’emmenait vers sa dernière demeure.
- La légiste a évoqué des lividités cadavériques paradoxales, précisa Levalet ses notes à la main. Ça colle assez bien et cela expliquerait la taille du véhicule cité par le témoin.
- Mais c’est beaucoup trop simple. Les apparences, Edouard, notre pire ennemi.
Le lieutenant invita Gabriel Bauroix à entrer d’un geste de la tête. Il n’attendit pas plus et pénétra dans l’antre avec une profonde inspiration.
Contrairement à ce qu’il avait ressenti le matin même, Edouard Levalet eu un sentiment de malaise. Son corps entier fut pris d’un frisson glacial qui le parcourut sans relâche. Le calme régnant entre ces murs accroissait l’angoisse naissante au fond de ses entrailles. Il n’avait jamais apprécié les scènes de crime sans logique apparente, la peur d’être la cible à tout moment. Il devait se recentrer sur l’essentiel : avoir un oeil sur Bauroix.
Les taches étaient toujours présentes sur le sol. Un véritable dalmatien qui interpella le plus ancien des deux policiers. Dans ce décors, elles n’avaient pas une place naturelle, provoquée par l’âme humaine et non le temps. Toute trace avait une signification, celles ne faisaient pas exception. Un indice volontairement laissé par son auteur.
Bauroix se mit immédiatement à genou et posa son doigt sur la substance. Son odorat se mit aussi en action, sans résultat. Il tenta d’en détacher une partie avec une pincette, mais elle avait assez durci pour mettre en échec l’entreprise du flic. Un changement d’état surprenant que le capitaine inscrivit dans son carnet.
- Il faut faire passer en priorité l’analyse de cette chose.
- Un avis ?
- Dans l’immédiat, non. Bauroix croisa les doigts et posa ses lèvres sur ses index joints. C’est une partie du puzzle dont la réponse viendra un peu plus tard. Peut-être même un stratagème pour détourner notre attention. Que nos yeux soient hypnotisés par un subterfuge.
- Je prends l’étage du haut et tu continues en bas ? proposa Levalet.
- Vendu.
Le lieutenant emprunta les escaliers en bois et s’engagea dans un couloir parallèle à celui du rez-de-chaussée. Deux chambres, une petite salle de bain et un espace de convivialité composait l’unique étage de la maison. Lampe torche à la main, l’homme chercha un accès aux combles dans le plafond. L’endroit semblait avoir été condamné suite au réagencement de l’espace.
Son appareil photo de poche entre les mains, il mémorisa chaque pièce sous tous les angles afin de créer une reconstitution des lieux dans leur bureau. Chacune des deux chambres comportait un lit rongé par l’humidité et les nuisibles en tout genre. S’asseoir dessus aurait été un pari osé auquel le flic ne voulut pas se prêter. La commode dans la chambre parentale ne renfermait pas de vêtement, pas de trace de vie.
Celle de la deuxième chambre semblait aussi vide jusqu’à ce qu’un détail n’attire le regard du lieutenant. Coincé dans le coin, entre la planche du fond et le cadre du terroir central, un morceau de papier déchiré. Trop petit pour deviner le logo dont l’encre s’était presque totalement estompée. Pression sur le bouton de l’appareil photo et Levalet usa des molettes pour zoomer sur sa prise.
Une courbe, peut-être un cercle. La qualité du support ne permettrait pas d’avancer sur ce point et l’oeil humain ne comblerait pas le déficit. Resté une solution : les ordinateurs des laboratoires. Eux pourraient y remédier à coup sûr.
Enfin une prise, même inexploitable à date.
Dans la cuisine, Bauroix s’était installé sur une chaise haute qu’il avait ramassée et replacée près de l’îlot central sous les regards médusés des derniers techniciens. Son carnet sur la planche, il y écrivait sous forme de phrase parcellaire la moindre de ses pensées liées à l’enquête. Sous l’obstination envahissante du capitaine, le chef-adjoint Rudolphe, pourtant sur le point de quitter les lieux, avait mis à disposition une tablette avec l’ensemble des clichés réalisés par ses équipes.
Le flic fit défiler les photographies une à une, se déplaçant dans la pièce pour replacer l’écran à l’endroit exact de la prise de vue. A chaque image, un numéro et une réflexion, parfois une interrogation avec des éléments de réponses à confirmer. Bauroix se refaisait l’histoire, du moins, il essayait.
Une première incohérence lui apparut lorsqu’il s’intéressa à la zone des débris de verre. Un récipient classique selon le technicien, pas d’empreinte digitale ou de salive exploitable. Et pourtant, le capitaine de police tenait dans son esprit un élément d’importance.
- Edouard, vient voir. J’ai besoin de ton cerveau de génie pour m’éclairer, aboya Bauroix à travers le couloir.
- J’arrive, deux minutes.
Le lieutenant se présenta dans la cuisine. Devant lui, plusieurs verres sur la table et Bauroix en train de faire glisser l’un d’entre eux entre ses mains. Rudolphe avait récupéré sa tablette, mais demeuré là avec un balai et une pelle, prêt à assister les deux policiers.
- Une petite soif ? C’est moi qui offre ma tournée.
- Mais que fais-tu ? Arrête-moi ça, Gabriel. C’est une scène de crime.
- Faux. La victime n’est sûrement pas morte ici, ça sent trop bon. Par contre, il y a eu un peu d’animation ici. Allez, prends le verre et mets ton cerveau en marche. Rudolphe, peux-tu nous remettre l’image des éclats sur le sol, distance intermédiaire ?
Le technicien s’exécuta sans broncher et déposa l’objet sur le cliché souhaité.
- Merci. À ton tour, mon petit Ed’, que vois-tu ?
- Les morceaux indiquent un verre projeté vers le sol. Au moins deux personnes ? Non, trop tôt pour le savoir, il pourrait s’agir d’une seule avec un problème psychique, comme un dédoublement de la personnalité. Rien n’a été nettoyé alors que le meurtre semble être l’oeuvre d’une personne méticuleuse, qui a planifié les choses.
- Continue.
- Un élément extérieur aurait perturbé le déroulement ?
- Non, je ne pense pas. Mais j’ai appris une chose qui nous sera un jour ou l’autre utile pour confondre ce criminel.
Bauroix pris un verre et se mit d’un côté du support. Il dessina sur son carnet un schéma approximatif de la pièce et entoura la zone constatée correspondant aux débris de verre. Sans transition, il eut un mouvement d’humeur et balança son verre sur sa droite. Les deux eurent à peine le temps de réagir que le bruit du fracas se dispersa.
Le capitaine reprit son calepin et inscrivit le numéro un dessus pour matérialiser l’endroit
- Mais ça ne va pas ! cria le lieutenant.
- Au contraire. À ton tour, mais de l’autre côté de la table.
Le lieutenant contourna l’îlot et se plaça face à son collègue. Son sourire sur les lèvres ne lui plaisait pas et pourtant, il savait qu’il cachait une découverte. Sa manière de procéder n’avait rien de conventionnelle, mais les résultats étaient incontestablement là.
- Tu as intérêt à ce que ça nous mène quelque part ton petit jeu.
Edouard saisit le verre et le projeta sur sa gauche. Le contenant s’écrasa contre les meubles de cuisine et s’éparpilla sur le sol en une pluie de copeaux aussi transparents que tranchants. Bauroix se pencha, cadra la zone à l’aide de ses doigts et la reporta sur son croquis.
Aucune des deux aires ne correspondaient à celle retrouvée sur les lieux à l’arrivée des différentes équipes. Un mystère qui capta la curiosité du lieutenant, mais aussi celle du technicien en plein ménage. Les yeux plissés, Levalet simula avec ses doigts des trajectoires sans jamais être satisfait de sa conclusion.
- Notre homme a très bien pu jeter le verre à travers la cuisine, de colère ou en visant une autre personne.
- Erreur, erreur, erreur… Il y aurait eu des traces d’eau de ce côté, et probablement une empreinte de chaussure avec la terre de dehors. Rudolphe, cette hypothèse correspond-t-elle à l’une des photos prises ?
- Non, monsieur.
- Exact. Hypothèse écartée, un premier pas pour l’équipe Bauroix. Une autre chance ?
- Ne tourne plus autour du pot, Gabriel. Tu as gagné, j’abandonne. Dis-moi tout.
Une pointe de déception, Bauroix se déplaça pour rejoindre son coéquipier et attrapa le dernier verre. Le mouvement moins sûr, il lança le verre qui s’explosa au sol. Le flic prit son carnet qu’il mit dans le champ de vision des deux autres. Une correspondance parfaite. L’ancien reprit sa place, leva une main qu’il agita et se mit à chanter « Ainsi font font font, les petites marionnettes ».
Tout s’était passé si vite. Le lieutenant se rejoua la scène dans sa tête à trois reprises sans trouver la solution. Un quart de seconde en déconnexion totale puis, comme frappé par un éclair, il eut un déclic.
- Tu as utilisé ta main gauche… c’est un gaucher, souffla le lieutenant Levalet.
- Bingo ! se réjouit le capitaine en tapant du poing sur la table. Pièce suivante !
Dans le salon, Bauroix apparut comme moins concerné. La recherche d’un nouvel indice ne semblait plus l’amuser. Il restait là, au milieu, passif, à écouter l’échange entre Rudolphe et Edouard sur les quelques éléments qu’avait pu trouver les experts. Une scène de crime sans son corps n’avait plus rien d’attirant, c’est ce que le capitaine aimait à expliquer.
Il éprouvait toujours des difficultés à se plonger dans la peau d’un tueur s’il ne partageait pas sa vision, si son analyse était faussée par l’absence des différentes composantes. La table basse et le sol présentaient encore les marques de sang de la victime, mais elles n’apprendraient rien de plus au flic déjà à moitié dans ses réflexions.
Sur la grande table, un carton regroupant les documents éparpillés dans la pièce, placé sous scellé. Bauroix feuilleta une partie d’entre-eux. Factures, relances, publicité, le tout sur plusieurs mois. Aucun élément exploitable pour l’instant. Il s’en désintéressa et se dirigea vers le mur du fond, entre la cheminée et la baie vitrée. La peinture et même la brique avaient été attaquées par celui ressemblait à de la moisissure.
- Il y avait quoi ici ?
- Une espèce de sculpture végétale à base de branche et de feuilles sauvages, répondit Rudolphe et recherchant l’image sur sa tablette.
- Dans quel état le bordel ?
- Asséché, mais rien d’irrécupérable. Je dirais même qu’il y a eu un certain entretien récemment. Un mois tout au plus.
- Un gaucher avec la main verte, le superbe combo, ironisa le capitaine.
Bauroix en avait assez vu. Il claqua des doigts et fit un signe à Levalet. Il avait besoin d’un peu d’air frais pour retrouver ses esprits. Sortir de l’antre d’un démon pour se reconnecter avec la terre ferme et le monde des vivants.
Devant la maison, il prit le temps de faire un tour sur lui-même pour s’imprégner de l’environnement proche. La présence des bois si proches était une issue de secours parfaite pour un meurtrier. Une baraque reculée avec la possibilité de contourner un imprévu, ce lieu n’avait pas été choisi par hasard. Il abritait encore un secret que le flic finirait par mettre à jour.
Après dix minutes, le lieutenant émergea à son tour de la demeure, lui aussi soulagé.
- On s’arrache ?
Bauroix inclina la tête. Ils regagnèrent la voiture et Levalet mit le contact. Ceinture de sécurité bouclée, le moteur crachota avant de libérer sa puissance. Le véhicule s’engagea derrière la camionnette de la police scientifique qui s’éloigna sur le chemin boueux.
Les deux flics profitèrent du calme, un pansement pour leur âme face à l’horreur qu’il pouvait croiser au quotidien. Un indispensable pour que l’esprit et l’âme se resynchronisent à leurs valeurs. Ils avaient affronté ensemble bon nombre de situations qu’un badaud n’aurait pas supporté. Ce rituel était le leur, un bouclier contre les ombres qu’ils côtoyaient comme un membre de leur famille.
- Arrête-toi ! ordonna Bauroix.
- Quoi ?
Levalet pressa la pédale de frein et la Peugeot s’immobilisa dans la sylve assombrie par un soleil fuyant de plus en plus vers l’horizon.
- Demi-tour. On a failli se faire avoir, Ed’. Mais quel imbécile que je suis ! C’est pourtant évident !
Serpenter en marche arrière entre les arbres sur un chemin glissant, la visibilité au plus bas, jamais Levalet n’avait été formé pour ce genre de manoeuvre risquée. La voiture chassa une première fois, rééquilibrée par un léger coup de volant. Cinq minutes de prudence pour retrouver la façade avant dans le rétroviseur.
Bauroix s’éjecta dès que l’opportunité se présenta et fonça vers la porte. Il ne prit aucune précaution et arracha le scellé une fois la clef dans la serrure. Paire de gants et carnet, le capitaine déboula dans le salon après avoir avalé le couloir d’un pas dynamique.
Comment avait-il pu tomber dans le piège ? Plus visible que le nez au milieu du visage. Son sens de l’observation l’avait trahi, une défaillance qu’il ne se permettait plus à l’avenir. Levalet arriva le souffle court et retrouva son coéquipier en face du mur, face à la tache de moisissure.
- Explique-toi.
- Est-ce que tu vois de la moisissure ailleurs dans cette pièce qu’à cet endroit précis ?
Le doigt de Bauroix désignait l’endroit qui l’avait intrigué un peu plus tôt. Si l’explication du chef-adjoint de l’équipe scientifique l’avait d’abord convaincu, une part de lui n’avait pas adhéré. Son flaire retrouvait enfin son efficacité.
La pourriture ne pouvait pas se développer en un seul point, encore plus sur une surface comme de la brique. Les fenêtres en bon état isolaient parfaitement la pièce. Pas d’impression d’humidité apparente dans le reste de la maison. De plus près, l’enquêteur constata pas de chancissure en périphérie de la prétendue moisissure. Le phénomène ne pouvait pas être d’origine naturelle. Une illusion réalisée avec talent qui en aurait dupé plus d’un.
Le latex claqua et Bauroix s’approcha du mur. Ses doigts glissèrent sur la surface avec minutie. Il tâta à la recherche d’une irrégularité et finit par sentir la pulpe de son majeur s’accrocher. Agripper le rebord de la brique ne fut pas facile, mais à force de persévérance, il délogea le bloc et libéra un accès creusé à même le mur.
Le peu d’espace lui autorisa à glisser étroitement sa main sans marge de manoeuvre. Ses doigts inspectèrent le trou à l’aveugle. Il appréhendait ce qu’il allait croiser, un noeud dans la gorge. Une araignée ou bien un aiguille avec une maladie incurable, il se finit tout les scénario qu’il put quand enfin le flic sentir un contact avec un objet en plastique.
Au prix d’un dernier effort, il parvint à saisir le paquet et entama son extraction de la petite cavité. Sa peau râpa contre la brique. Il y eut quelques jurons, mais le capitaine parvint à ses fins. Il se tourna et présenta sa prise au lieutenant Levalet.
Au bout des ses doigts, pendait une pochette
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