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25 septembre 2022 – 8h00
Paris - Brigade criminelle
Le commissaire Valentini déboula dans le bureau de l’équipe sans prendre la peine de s’annoncer, la mine des mauvais jours gravée sur ses traits vieillissants. Mains sur les hanches, dos bien droit, il patienta le pied battant la mesure. Aucun de ses subordonnés ne prit le risque d’entamer l’échange, de peur que le ciel ne s’abatte sur lui.
- Un dimanche. Huit heures du matin. Après une semaine de merde à courber l’échine pour rattraper les boulettes des uns et des autres. Vous allez passer un mauvais quart d’heure si je me suis coltiné quarante bornes pour des clopinettes.
Le ton était donné. Levalet lança un regard à Bauroix. Un appel au secours dans une situation où, lancé à pleine vitesse, la collision avec le mur était inévitable. Gabriel Bauroix, le paratonnerre idéal. Le commissaire et lui ne s’appréciaient pas trop. Divergence sur les moyens à utiliser pour boucler une enquête dirait le capitaine par devant, des termes moins élogieux en coulisse. Pourtant, face à l’inimaginable, le respect mutuel régnait entre ces deux caractères trempés, une confiance presque aveugle si nécessaire.
Bauroix secoua imperceptiblement la tête, conscient d’être envoyé en première ligne pour essuyer les plâtres, et se leva de sa chaise.
- L’équipe a fait du bon boulot aux aurores. Ça n’a pas été de tout repos, mais le suspect a été appréhendé alors qu’il prenait la fuite. Il est au frais et n’attend plus que nous pour l’audition.
- Des éléments concrets sur ce type ?
- Merci pour les félicitations, tacla le capitaine. Gaëtan Man… Mangesa. Petite délinquance avant d’arriver sur notre bureau.
- Futé, le garçon, ajouta Da Costa tout en poursuivant ses analyses derrière son écran.
Le commissaire écoutait avec attention les éléments énumérés par le capitaine Bauroix, attentif à tout détail porté à sa connaissance. Son esprit scanna aussi l’attitude du reste de l’équipe face à cet homme qu’il surveillait comme le lait sur le feu. Des qualités de flic indéniable, mais une incapacité à conserver le contrôle en tout circonstance.
Valentini hochait la tête à chaque prise de parole par l’un de ses hommes. Impression immédiate de l’information dans son cerveau. Concaténation des données pour définir une stratégie d’interrogatoire. Points saillants sur lesquels mettre la pression, failles du dossier que le suspect exploiterait. Le schéma se profilait. Les vingt-quatre dernières heures défilèrent dans les bouches en un condensé rodé et efficace.
Levalet briefa le commissaire sur les liens entre Jordan Belcourt et Gaëtan Mangesa. Une pièce du puzzle truffée de piège tant les apparences semblaient jouer contre une réalité toujours inconnue. Messages sur la boite mail clairement fielleux, attitude de fuite, mais un point commun très perturbant autour de la détention de substances illicites.
- Je saisis l’idée, Edouard. Nous sommes encore face à l’iceberg. Nous voyons l’évidence, mais nous ne savons pas ce qui se cache réellement en dessous.
- C’est à peu près ça. L’ordinateur a été placé sous scellé et les techniciens se penchent dessus.
- Idem pour la poudre ?
- Oui.
Fâcheuse situation. Aucun élément direct pour incriminer celui qui deviendrait probablement un accusé dans moins de quarante-huit heures. Impossible de poser les bases d’un étau qu’il resserrerait au fil des auditions. Il avait connu bien pire et s’en était toujours sorti, ou presque. Déployant son presque double mètre, Albert Valentini réajusta ses deux bretelles sur ses épaules voûtées par l’horaire trop matinal et sûrement le cumul des années.
Visage dénué d’expression, il coupa Bauroix dans son élan au tableau et ordonna :
- Très bien. Noldssen, derrière la sans tain pour observer notre oiseau. Da Costa, à la recherche, ici, si besoin, et vous continuez à me chiader la procédure pour transmission. Levalet, avec moi, vous êtes mon second puis la cuisine du jour. C’est bon ?
Valentini attrapa sa veste, l’enfila, et franchit le cadre de la porte sans un mot de plus, mais fier de son coup. Tout le monde s’activa avant qu’un détail ne les fige sur place. Les regards se tournèrent vers le capitaine, grand oublié volontaire de la liste.
Le sortir de sans placard pour le mettre sur le banc de touche quand l’action se présentait. Le pire coaching du monde pour obtenir un résultat. Bauroix avait eu le bon réflexe de ne pas réagir. Contester les ordres du commissaire aurait été pleinement inutile, il n’aurait pas eu gain de cause et pire encore, l’opportunité pour son supérieur de pouvoir le moucher devant toute l’équipe. Jamais il ne lui laisserait cette opportunité, il s’en fit la promesse.
Bouillait en lui un cocktail d’émotions qu’aucun volcan n’aurait pu assumer plus longtemps. La mâchoire serrée, les poings crispés il avala cette fierté qu’il aurait aimé libérer et regagna sa place. Ses camarades toujours plantés comme des piquets, il grogna.
- Vous attendez quoi ? Au boulot, et soyez efficace.
Les quinze dernières minutes avaient été d’une longueur interminable. Seul dans une pièce, le cul sur une chaise et un poignet relié à un anneau dépassant de la able par une paire de menottes. Gaëtan avait tout imaginé, son cerveau fulminait d’hypothèses et de réponses plus ou moins convaincantes qu’il pourrait livrer aux flics.
Les auditions, il en avait cumulé quelques unes par le passé. Jamais rien de grave, mais il s’en souvenait comme un moment peu agréable, chahuté au gré des questions défilant et de l’état d’âme de son interlocuteur. Quand il vit débouler un quinquagénaire, habillé à l’ancienne et le regard dénué de toute émotion, il sut qu’il n’avait rencontré que la crème de la police. Et il le regretta.
Le commissaire Valentini tira la chaise de l’autre côté de la table, prit place, coudes sur la table, doigts croisés. Ses yeux agrippèrent ceux de l’auditionné qui tenta de sortir de l’emprise. Pas un mot, une respiration calme, contrôlée, régulière. Aucun des deux ne bougea, par peur d’un côté de la table, par expérience de l’autre. Une atmosphère pleine d’incertitude pour l’un des deux hommes, pleine de conviction pour l’autre.
Edouard Levalet joua son rôle et pénétra dans la salle après deux minutes de tête à tête. Il activa la caméra dans le coin, ajusta l’angle et s’installa à la droit de son supérieur.
- Monsieur Mangesa, je suis le lieutenant de police Levalet et voici le commissaire Valentini. Nous allons vous auditionner dans un dossier pour lequel les faits qui vous sont reprochés sont homicide volontaire et la détention de produits stupéfiants. M’avez-vous compris ?
- Mais j’ai rien fait ! J’ai tué personne ! Ça va pas la tête, les oufs ! s’emporta l’homme.
- Silence.
Ton grave. Un seul mot. La voix du commissaire était posée malgré l’envolée lyrique et le vocabulaire du représentant d’une génération perdue. Sa consigne se voulait non-négociable. Son niveau de tolérance n’accepterait pas un second écart. Le cadre était posé.
Refus de la visite médicale et du coup de fil à une personne de son entourage pour ne pas alerter la terre entière, le gardé à vue trouva le courage de réclamer la présence d’un avocat commis d’office face aux charges qu’il avait encaissées comme autant de claque sur le sommet du crâne.
Edouard déposa un verre d’eau sur la table est rentra dans le détail des faits sans accorder un souffle de répit à sa cible.
- Vendredi soir, des souvenirs encore frais à nous raconter ?
L’homme fronça d’un sourcil, sa mine peu convaincante à la recherche d’un élément à vendre aux deux flics pour ne pas trop le livrer, mais ne pas être dans le mutisme absolu. Une attitude provocante que le flic n’apprécia pas. Le commissaire resta de marbre. Il poursuivit.
- Un peu trop d’alcool avec ton ami Jordan, enchaîna le lieutenant, un petit coup de poudre par-dessus pour rentre plus fun la virée. Et après ?
- Non… Égarement total là. Lui et moi ? Dans une même soirée ? La blague. Il a fait une connerie et il veut me faire plonger avec lui, ç’est ça le délire ?
Edouard ouvrit le dossier posé sur la table, attrapa une photo qu’il fit glisser vers le suspect d’un geste volontairement lent. Le cliché pivota à cent quatre-vingts degrés et l’index du lieutenant s’écrasa droit sur le cadavre de Jordan Belcourt en deux dimension.
- Il est mort. Et tu l’as tué, frappa de ses mots l’homme de loi.
Les yeux de Gaëtan Mangesa ne purent se détacher des millions de pixels immortalisés sur une feuille de papier, hypnotisé par la violence de ce qu’il découvrait. Son ventre se noua avant de lui renvoyer en bouche un filet d’acide qu’il ravala avec un profond dégoût de tout.
- Reviens sur terre, petit, ce n’est pas l’heure des larmes de crocodile, ordonna le commissaire. Levalet, on ne va pas y passer la journée, la suite.
- Bien, commissaire. Gaëtan, nous avons trouvé des éléments troublants à votre bureau, mais aussi sur l’ordinateur de la victime. Commençons par cette poudre, que contient-elle ? Des analyses sont en cours, la composition va nous parvenir sous peu, faites-nous gagner du temps.
- Attendez, alors. J’ai rien à vous dire.
- Et les menaces de morts sur la boîte mail de ton collègue, tu n’as rien à dire non plus ? Tu vas me chanter que tu ne les as jamais écrites, qu’on t’a volé ton ordinateur ou bien qu’il a été hacké ? Tu vas nous prendre pour des cons encore longtemps ! Tueur, dealeur, tu rajoutes à ton CV menteur, quelle superbe promotion !
Agacé, le lieutenant montrait enfin les dents. Un signe qui plut à son supérieur. Sous sa gueule d’enfant bien sage se cachait un acharné du travail aux nerfs irritables. Un futur premier de la classe qui aurait sa propre équipe, les médailles, et bien plus encore. Il était cependant encore un peu trop tendre dans sa manière d’aborder les auditions, trop méthodique. Tout le contraire de Bauroix. Deux opposés qui se complétaient à la perfection pour un nécessaire équilibre.
Le lieutenant martela de questions son suspect, soulevant chacune des incohérences dans le discours. Tout fut remis sur la table en trois exemplaires, de l’emploi du temps troué comme une passoire à la présence de stupéfiants. Levalet souleva des hypothèses en paquet de douze pour secouer l’auditionné se sachant plus comment échapper à ce serpent resserrant toujours son étreinte autour de lui. Le moindre temps mort, petit bégaiement ou une inspiration trop longue donnait lieu à une attaque en règle de la part du flic.
Le stress épousait à présent la totalité de l’esprit du gardé à vue. Son cerveau jonglait entre les différents scenarii de son avenir et l’obligation de répondre encore et toujours aux mêmes questions sans modifier un quelconque élément. Exercice périlleux qu’il n’avait jamais pratiqué et dont l’issue lui semblait déjà toute faite. Sur son front perlaient de petite goute de sueur prête à dévaler son visage. Ses jambes s’étaient mise sur le mode vibreur en continu. Il ne tiendrait plus très longtemps face à la ténacité de son adversaire et le regard pesant de ce deuxième flic trop mystérieux pour ne pas avoir un élément planqué dans sa manche.
Une heure passa, et malgré l’énergie monstrueuse dépensée par le flic, rien de concret à se mettre sous la dent. Le commissaire Valentini n’avait pas bougé d’un centimètre, toujours attentif aux réponses et au comportement de Gaëtan Mangesa. Il était prêt à entrer en jeu.
- Edouard, prenez une pause. Je vais prendre un peu le relais.
La remarque surpris le subordonné qui marqua un temps d’arrêt. Il adressa un regard au commissaire qui lui fit un bref sourire avant de se reconcentrer sur le suspect.
- Bien, commissaire.
Edouard prit son verre, referma son dossier et tourna les talons pour quitter la pièce, un peu amer.
Olivio observait Bauroix derrière son bureau. Trop calme après l’affront du commissaire. Il connaissait le tempérament du flic et le caractère de l’homme. Un mélange détonnant qui avait fait de nombreuses fois des étincelles dans le service, provoqué des conflits avec les autres équipes ou la hiérarchie. Le passivité n’était pas une option envisageable.
Pas de mails, aucun signe de l’audition en cours, Olivio se leva et approcha sa chaise du bureau de son collègue avant de le fixer droit dans les yeux.
- Qu’est-ce que tu me veux, l’affreux ?
- La vache ! Ça fait un bail que tu m’as pas surnommé ainsi. J’avais même oublié cette époque où tu nous avais tout baptisé avec un pseudo débile. « Ça vous fera pas de mal d’être chahuté avant d’aller sur le terrain », que tu nous balançais à chaque fois.
- Une autre époque. Sérieux, tu me veux quoi ?
- Tu fais la gueule parce que le vieux t’a écarté ?
Da Costa se leva et s’approcha du tableau. De noms, des questions, des éléments sans liens, une enquête de merde comme ils en récupéraient bien trop souvent. Et pourtant, une confiance renouvelée animait la flamme dans ses yeux. L’orage était passé et le retour de Bauroix résonnait comme un retour à la normale. Du moins, le lieutenant l’espérait.
- Gab, t’es toujours dans le coup, crois-moi. Ton seul handicap, c’est de ne plus avoir l’aura dont tu disposais auprès des gradés. Pour tous les autres, tes encore le patron, le putain de flic qui met les mains là où personne n’ose.
- J’ai été remplacé par le petit, c’est fini pour moi. Je suis un second couteau.
- C’est Valentini, tu le connais. À vrai dire, les derniers temps ont été plutôt difficiles pour Edouard. Il a pris de plein fouet ta mise à pied, les responsabilités qui lui sont tombées dessus en assumant l’intérim alors qu’il n’a pas encore les épaules robustes. Il a morflé sévère et personne ne lui a fait de cadeaux.
- C’est un bon petit gars, il doit le rester. Il ne devrait pas être en première ligne face aux chacals d’en haut.
- Et lle préserver des éclaboussures n’est pas non plus un bon plan. On évolue dans un merdier permanent. On a choisi de faire ce métier, de se confronter à ce qui existe de pire et d’en prendre plein la gueule. Edouard aussi. Lotta, la même.
- Et les fracasser avant l’âge ? demanda Gabriel dans son fauteuil, toujours sur un ton calme.
- Mec, c’est pas à nous de décider qui doit morfler ou pas.
Olivio détacha son regard du tableau, attrapa sa chaise et la replaça devant son propre bureau. Il se fit couler un café, en proposa un à Bauroix qui déclina. Un réconfort instantané à la première gorgée. Le téléphone sonna une première fois, mais il ne le décrocha pas.
- Bauroix, ne change pas.
Le téléphone se manifesta une deuxième fois.
- Reste le connard qui nous a tous inspiré, on a besoin de gars comme toi.
La sonnerie se répéta encore. Un son aigu qui, bien qu’identique aux précédents, semblait pourvu d’une insistance exaspérante qui oblige à y mettre fin. Le lieutenant prit l’appel alors que le reste de l’équipe regagnait la pièce à toute allure.
Edouard s’installa derrière l’écran de Lotta que la femme avait déjà réactivé d’un clic de souris. La scandinave s’attela à saisir les informations que le commissaire avait obtenu pour faire mouliner les bases de données au plus vite.
Levalet fit un signe de la tête à Olivio qui lui griffonna sur un papier les lettres I, M et L. Le rapport d’autopsie, un élément qu’ils attendaient tous avec impatience, espérant en apprendre un peu plus sur les circonstances de la mort de Jordan Belcourt, mais aussi le modus operandi de son meurtrier.
- Une explication ? sollicita Olivio le combiné remis en place sur son socle.
- Le gars a lâcher une nom. Chiquito, un rouage de l’organisation qui l’aurait menacé il y a quelques jours s’il ne s’activait pas avec la victime. Il s’est enterré dans le silence juste après.
- Classique dans un dossier de stup. On transmet à l’équipe de Morvier ?
- On attend d’avoir un peu plus de concret. Selon nos découvertes, on s’appuiera sur eux ou bien on refilera le bébé pour la partie trafic. Tu pourras aller saluer tes anciens potes, comme ça. Dans tous les cas, hors de question de lâcher un dossier.
Tous se mirent au travail, chacun sut la suite du programme sans même se concerter. Oivlio et Lotta alimentèrent Edouard en informations qu’il inscrivit sur le tableau. Aller-retour à l’imprimante, décryptage des données à disposition, nouvelle recherche, les trois flics agissaient en symbiose, un récital exécutait sans aucune fausse note.
Dans cette harmonie globale, Bauroix eut un sentiment d’être en trop. Il enfila sa veste, s’équipa de son arme de service et de sa carte tricolores, puis se dirigea vers la porte.
- Tu vas où comme ça ? l’intercepta Edouard les mains pleines de paperasse.
- Voir la vieille folle et suiffer un peu de relents d’cadavres. Pas de doute, je sers à rien ici, vous n’avez pas besoin de moi.
- Elle va être ravie. Essaye de ne pas trop la chauffer, lança Olivio avec un clin d’oeil.
Bauroix ne releva pas la moquerie, attrapa la première feuille sur le bloc-note de son coéquipier et fila aussi vite que possible avant de pousser une gueulante remplie defrustration.
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