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25 septembre 2022 – 10h45
Institut Médico-légale de Paris
L’ambiance était toujours aussi chaleureuse dans ce lieu dédié à la mort. Une réflexion ironique que ne put s’empêcher de partager Bauroix avec l’hôtesse d’accueil dont le visage ne lui était pas familier. La jeune femme ne sut comment réagir et opta pour une façade dénuée d’expression, à l’image des centaines de corps entre posés sous ses pieds.
Elle décrocha le combiné sur son bureau et commença à entrer une suite de chiffre pour contacter l’assistant de permanence quand le flic lui lança.
- Je connais la maison, je fais comme chez moi.
- Mais… monsieur…
- N’annoncez pas mon arrivée, c’est une surprise. Vous êtes adorables.
Sans attendre un retour de son interlocutrice, il pressa le bouton derrière le comptoir et s’engouffra entre les portes battantes à peine entrouvertes.
L’ascenseur ouvrit ses portes sur un long couloir lorsque Gabriel quitta la cage d’escalier. Il marqua son pas, temps d’attente pour ne pas gêner la mécanique post-mortem. Personne n’en sortit. Le capitaine fronça un sourcil, mais préféra tourner les talons et continuer sa route. Les hallucinations ne logeraient pas dans un coin de sa tête aujourd’hui.
Double portes battantes. Nouvelle ambiance sur un fond d’odeur de javel. Agressive, invasive, sans aucune pitié pour les cellules olfactives des êtres encore en vie. Une véritable torture pour le commun des mortels, mais sans comparaison possible avec les relents de la mort.
Sur le tableau accroché au mur, la répartition des corps entre les salles aménagées pour pratiquer les quelques trois mille autopsies et examens externes par an. Une capacité allant jusqu’à deux cents corps en simultanés, Bauroix n’avait jamais osé imaginer l’endroit en de telles circonstances, même avec les attentats. L’œil expert, il cerna sa cible : Jordan Belcourt, salle cinq.
Par la petite lucarne, le capitaine repéra la légiste en pleine couture. Le meilleur timing possible pour éviter trop de tripes et de sang avant l’heure du déjeuner. L’homme tâta la poche interne de sa veste et en sortit un petit tube qu’il pressa pour s’appliquer du baume à la base du nez, un indispensable. Sans toquer, il poussa la porte d’entrée et attrapa un masque et des gants sur le chariot.
- On n’a pas perdu ses vieilles habitudes de merde, lança la scientifique à son nouvel invité.
- Grillé, trop fort l’ancienne.
La métisse tourna la tête pour lancer un regard noir au flic puis se recentra sur la suture du corps. Elle lui en voulait, et pas qu’un peu. Sept mois sans aucune nouvelle, pas le moindre signe de vie, pas même un ridicule « ça va » par SMS ou autre. Elle avait la rancune facile et tenace, Bauroix s’en doutait.
Il se déplaça dans la salle, posant son attention sur les différents sacs à organe prélevés lors de l’autopsie. Cœur, cerveau, poumons, une belle collection pour un trafiquant. Mais ceux-ci ne serviraient qu’à faire des examens complémentaires pour identifier la cause du décès ou dévoiler les sombres pratiques de son regretté propriétaire.
Dans un sachet, une touffe de cheveux que le flic porta à la lumière des néons blancs.
- Toxicologie ? Tu dirais consommateur ou dealer ?
Bouteille à la mer sans trouver la terre ferme. La femme continuait son œuvre dans un silence qu’elle ne comptait pas briser.
- Ok, j’ai compris, j’ai déconné. Je m’excuse.
- Tu t’excuses ?
L’intonation de la voix conservait un goût d’amertume, des reproches à peine déguisés. Dernière percée dans la peau, nœud fin et discret au niveau du pubis. L’aiguille de suture à courbe fine et le ciseau de couturière rejoignirent le bac à matériel usagé dans un tintement de ferraille.
Charlotte dans la poubelle, blousse ensanglantée chiffonnée en boule, celle qui murmurait à l’oreille des morts se planta droit devant Bauroix et lui asséna un uppercut verbal imparable
- T’es la pire de merde, Gabriel. Je préfère sniffer du macchabé plutôt que de te causer.
Coup de testostérone dans les veines. Réaction au quart de tour en approche. L’homme ravale sa fierté mal placée avant que sa réplique ne parvienne à franchir le bout de ses lèvres. Il se contenta d’un sourire de circonstances, moitié gêné, moitié heureux de ne pas se faire un peu plus enfoncer.
Les fesses calées sur son tabouret à roulette, Ondine Carlotin entama la rédaction de ses conclusions préliminaires sur l’autopsie de Jordan Belcourt. Cliquetis en continu, les mots défilèrent sous le regard toujours observateur de Bauroix. Quelle surprise lui réservait cet homme inerte ?
À moins d’un mètre du corps, il commença son tour d’inspection, stylo et carnet à la main. Outre la grande plaie partant de chacune des clavicules pour rejoindre au plexus avant de descendre le long du torse, aucune lésion perceptible sur la peau. Et pourtant, le capitaine ne pouvait se défaire de l’idée d’une mort lente, avec une certaine souffrance.
- Un quart d’heure, et t’as pas avancé d’un poil. T’es rouillé, vieux schnock. Il faut encore que je te mâche le travail sinon tu vas camper ici des heures.
- Pas faux.
- Mort par asphyxie. On l’a aidé à s’étouffer, plus exactement. J’ai retrouvé un morceau de tissu coincé dans sa gorge. Trop court pour tenter de le retirer à la main, assez long pour entraver les voies respiratoires. Voulu ou non, c’est un coup de génie.
Les touches du clavier cessèrent leur mélodie et Ondine Carlotin se propulsa avec son tabouret sur roulette vers la table d’autopsie. Elle ajusta la position de ses carreaux pour y voir parfaitement et posa la pointe de son index sur l’avant-bras droit de la victime.
- Tous les signes sont présents. Le cœur et les poumons sont tachetés de pétéchies conjonctives. Ruptures vasculaires pour un feu d’artifices internes. Pour ce qui est de la cyanose, elle est moins perceptible que d’habitude. J’ai dû m’attarder un moment pour enfin trouver les traces bleuâtres au bout des doigts, sur le cou et le thorax.
Elle orienta la lumière vers la main du corps inanimé et mis l’accent sur de toutes petites auréoles l’extrémité des phalanges. Seul L’œil d’un expert aurait pu desceller la nuance de pigmentation de la peau. Bauroix prêta plus d’attention à la zone du cou et finit par apercevoir la même teinte, aussi léger et dissimulée.
- On l’a fait taire, en douceur. Presque à contre cœur, pourrait-on croire. La suite du menu ?
- Fracture de l’ulna, enfin du cubitus comme vous l’appelez. Quinze année d’ancienneté, pose d’une plaque qui m’a permis de confirmer l’identité de la victime. Quelques ecchymoses sous-cutanées, des traces de coupures superficielles, rien de bien méchant. Il s’est peut-être battu avec ou simplement cogné dans un meuble. Impossible d’en dire plus.
La femme se leva, s’étira de toute sa longueur avant d’aller fouiller dans les poches de sa veste. Badge et paquet de clopes à la main, elle fit un signe de tête à Bauroix pour quitter la pièce. Le flic jeta un dernier regard au corps de Jordan Belcourt. Ce même sentiment d’avoir failli à sa mission à chaque fois.
Interrupteur vers le bas et la pièce plongea dans le noir.
Sur le pont d’Austerlitz, le premier réflexe d’Ondine Carlotin fut de sortir son paquet de Marlboro et d’en extraire une tige qu’elle porta à ses lèvres. Un rituel bien organisé : un corps, une clope. Elle en maudissait criminels et flics de l’empêcher d’arrêter, mais les bénissait de pouvoir s’accorder un moment de répit parmi les vivants. Bauroix à distance, elle proposa de partager son démon, sans réussite.
Un silence se réinstalla entre les deux. De ceux dont on ne sait pas comment les briser, quels mots utiliser pour conserver l’équilibre d’une relation. Ils avaient tant à se dire, eux qui avaient été complices au-delà du monde professionnel sans jamais franchir la ligne des sentiments. La chute du flic les avait durement amochés tous les deux, sans distinction.
Le capitaine se lança du mieux qu’il put.
- J’aurais aimé que tout soit différent. Etre le seul à en prendre plein la face, comme ça arrive tous les jours avec nos enquêtes. J’ai perdu la maîtrise d’une affaire et les répercussions nous ont littéralement troués. Je pourrai m’excuser mille fois que ça n’y changerait rien.
La femme écoutait, chaque mot jouant le double rôle d’une lame et d’une caresse pour son cœur.
- Le passé, saleté de connerie gravée dans marbre du temps. Plus rien n’est pas modifiable, ça fait très psychologie de comptoir, je sais, mais j’essayerai de réparer ce qui peut l’être avec chacune des personnes qui m’entourent. Enfin, si la chance de la faire m’est accordé.
- Je ne sais pas quoi te répondre.
Réponse bateau pour ne pas s’éterniser sur le sujet. Le malaise qui régnait ne déguerpirait pas aujourd’hui. Seul un bon verre à l’ancienne, voire plusieurs, pourrait lui permettre de décrocher son esprit accroché telle une moule à ce rocher de souffrance.
Ondine tira une nouvelle fois sur le filtre de sa clope et propulsa la fumée au-dessus de la Seine. Cherchait-elle à chasser au loin le mal qui lui pesait ou bien ce passé dont Bauroix venait de tracer les contours ? Elle-même ne le savait pas. Retourner à dossier et se centrer sur l’essentiel pour ne pas faire de ce moment une encre pour toucher le fond.
- Vous avez des pistes ?
- L’enquête patauge, pas mal de petits éléments qui ne s’emboite pas trop pour le moment. Un suspect qui a lâché quelques informations. Edouard et les autres planchent dessus pendant que Valentini m’écarte. La routine habituelle, si je puis dire.
- Une véritable plaie, ce type. Comment peut-on laisser en place un commissaire qui bride sa meilleure équipe ? Je ne comprendrai jamais votre mode de fonctionnement, vous les keufs et vos règles préhistoriques.
- J’ai arrêté de chercher.
Sur la Seine, un bateau rempli de touristes glissait à vitesse modérée, le temps pour ses occupants de capturer des souvenirs qu’ils partageraient avec leurs proches une fois sur la terre ferme. De la joie, des sourires et éclats de rire autour d’un repas chaleureux. Autant de choses que Bauroix avait oublié, si ce n’est volontairement éloigné loin de lui.
Un pincement au cœur, comme un signal qu’il était temps de changer de cap, pour de bon. Adieu la solitude et bonjour les relations humaines. Le flic, abonné privilégié aux tréfonds parisiens et toute sa merde, se refusa à écouter le chant de cette sirène du bonheur qu’il voyait d’un mauvais œil. Même en présence d’une si bonne compagnie.
- Quand peut-on espérer avoir ton nouveau roman sur nos bureaux ? On s’appuiera dessus pour faire mariner un peu plus notre suspect.
- Dans l’après-midi, si je commence maintenant.
La légiste écrasa son mégot contre la pierre puis le fourra dans la poche de sa blouse. Et comme pour ne pas s’éterniser plus longtemps et remettre une pièce dans cette machine enrayée, elle et Bauroix se tournèrent le dos sans un mot, sans un regard, et s’éloignèrent pour retrouver leur quotidien.
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