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25 septembre 2022 - 14h30
Paris - Brigade criminelle
Le visage du nouvel entrant traduisait son agacement. Le coup de téléphone au milieu du barbecue du dimanche avec l’équipe, tradition indéboulonnable, n’avait pas été reçu avec appétit. Monsieur Biceps de taureau prit place autour de la table ronde avec son second, croisa les doigts et jeta un regard froid aux autres policiers.
Le lieutenant Levalet distribua un dossier à chacun des participants et regagna son siège. L’équipe d’Edouard prête, le commissaire Valentini entreprit de lancer la réunion.
- Merci à tous d’être présent, je sais que vous auriez préféré profiter de votre journée de repos, mais nous sommes face à un dossier qui nécessite un traitement spécial.
- Comme n’importe lequel, précisa monsieur tout en muscle.
- Merci pour cette intervention, capitaine.
Albert Valentini ne releva pas plus la première pique de l’expérimenté capitaine de l’unité des stups’. Il connaissait le personnage, avait déjà travaillé à de nombreuses reprises avec lui et savait comment manœuvrer pour le faire adhérer aux enjeux de la situation.
La lumière s’affaiblit et de rétroprojecteur libéra son flux d’images.
- Jordan Belcourt, retrouvé mort hier matin dans une maison isolée des Yvelines. Un suspect, Gaëtan Mangesa. Il ne ferait pas de mal à une mouche.
- Un mort, un suspect ? Vous nous mobilisez pour ça ?
- Patientez, capitaine.
- Toujours dans le suspense à la criminelle, tu n’étonnes qu’un dossier dure trois piges avec eux.
Le second ricana dans sa moustache et tapa dans la main tendue de son supérieur.
- Et quand on retrouve de la dope partout dans ce dossier, on se dit quoi ? Que les gars de la stup’ sont plus intéressés par courir après leurs côtes de bœufs que de mettre sous les verrous des dealers ?
La bombe avait été lâchée par Olivio sans aucune prévention. Une balle perdue qui faucha les deux flics de l’autre côté du bureau, sous le choc des propos. Celui qui était connu pour sa diplomatie, son sens de l’échange avec les autres équipes, venait d’asséner une claque magistrale à ses anciens coéquipiers.
L’effet fut immédiat. La tension monta d’un cran. Morvier bondit de sa chaise, les deux poings sur la table. Son homologue ne tarda pas à l’imiter. Les regards étaient noirs, soutenus et le silence pesant. Un combat de coq entre deux brigades dont la coopération s’annonçait explosive pour remonter toutes les pistes qui s’offraient.
Le commissaire ne put s’empêcher d’éclater de rire.
- Da Costa et Morvier. La testostérone, c’est sur le terrain. Ici, c’est une salle de réunion. Incorrigibles. On se concentre, s’il vous plaît. Edouard, enchaînez.
- Bien.
Le lieutenant, qui n’en menait pas large après l’accro entre ses deux collègues, se présenta face au pupitre et saisit la télécommande. Il pressa la double flèche et désigna l’écran. Le cliché changea. À gauche, un sachet de poudre de drogue, à droite les cristaux.
Edouard Levalet débita ses informations comme un discours de politicien appris par cœur et recraché à la virgule près. Les lieux de découvertes, la composition originale des deux substances, l’implication potentielle de la victime et le lien étroit avec le suspect. A chaque propos, une ou plusieurs photos pour matérialiser le dossier dans la tête des participants, leur faire vivre les faits comme s’ils avaient participé.
L’équipe de la crim’ avait eu l’espoir que les nouveaux arrivants sur l’affaire pourraient débloquer la situation, un angle d’approche différents des mêmes éléments. Ils se muraient dans un silence que même le commissaire ne parvenait pas à percer. Le nom de Chiquito fit réagir le second des stup’. Un bref mouvement des yeux face à l’évocation du pseudonyme. Qu’attendaient-ils pour livrer les informations en leur possession ?
Les pistes exposées, chacun se plongea dans ses réflexions un court instant.
- Autres choses, lieutenant ?
- Un dernier élément : le SALVAC nous a remonté trois dossiers qui pourraient coller avec notre affaire. Nous avons priorisé les critères liés aux stupéfiants. L’un sera d’office écarté. José Santiago, principal suspect, est mort depuis 8 mois. Difficile de commettre un crime depuis l’au-delà. Pas d’autres personnes dans le viseur.
- Il n’y a pas que des démons sur terre, crut bon d’ajouter le capitaine Morvier.
- Les deux autres pistes concernent un règlement de compte dans la banlieue nord et une organisation qui…
- Oublie le premier, coupa Morvier. Le niveau intellectuel moyen n’est pas assez haut pour rivaliser avec votre affaire. Chez eux, c’est plutôt du style j’vends ma poudre, j’gagne du fric, si tu touches à mes clients, ma came ou que tu viens sur mon territoire, j’te plombe.
- Et ?
- Pas de préméditation, trop complexe. Ils sont guidés par l’émotion sur l’instant. Pas d’organisation élaborée pour gérer l’avant et l’après. On tape là où est la cible, peu importe l’environnement. Rien n’a d’intérêt à part le résultat. Le reste, c’est juste du spectacle de rue. Le dernier, ça parle de qui ? De quoi ? Aller, on accé…
- Comment tu t’adresses à mon coéquipier, toi ?
Les têtes se tournèrent vers la porte d’entrée par laquelle Gabriel Bauroix fit son apparition. Le capitaine s’avança dans la pièce d’un pas lent, dévisageant avec une insistance appuyée la composition de l’assemblée, comme pour savourer ses retrouvailles avec de vieilles connaissances. Il pointa le doigt en direction des deux baraqués, feinta une expression de joie avant d’abandonner sa mine joyeuse et de secouer la tête.
A moitié assis sur la table, il n’hésita pas une seconde à balancer sa première attaque.
- Les poudreuses sont de sorties, il neige toute l’année chez vous, hein mon petit Ludo ? Fais gaffe, ton clébard a encore un trait sous la narine, lança-t-il gratuitement.
Machinalement, l’homme à la gauche de Morvier passa sa main sur son visage, comme pour effacer la preuve irréfutable qu’il avait commis un crime, avant de comprendre qu’il s’était fait rouler par le dernier arrivé.
- Gabriel, tenta d’intervenir le commissaire.
- Tranquille, c’est une boutade entre copains, n’est-ce pas mon petit Ludo ?
Bauroix adressa un large sourire à son supérieur avant de retrouver les siens du bon côté de la table. Sa petite scène clôturée, il leva le pouce à l’attention d’Edouard. Celui-ci pouvait reprendre, tout était rentré dans l’ordre, il ne serait plus chahuté.
- Dernier fichier, plusieurs suspects dans une affaire difficile à qualifier. Trafic en tout genre, semble-t-il. Drogue, objets, peut-être même des personnes. Impossible d’être plus précis, le dossier a été mis en pause parle parquet, faute de pistes.
- Des noms qui pourraient nous parler ? demanda Morvier.
- Côté victime, c’est le silence complet. La peur de témoigner. Un seul nom ressort en dehors, Jocelyn Martin. 27 ans, expert financier dans le cabinet Smith & William, locataire sur Paris 12e, limite du 20e. Pas d’éléments direct à charge.
Le moustachu chuchota à l’oreille de son supérieur, ses yeux en tour de contrôle pour apprécier les réactions des autres participants. Edouard continua de distiller les informations, mais les deux officiers de la brigade des stupéfiants semblaient ne plus suivre la réunion. Un comportement qui irrita sans détour Bauroix.
- On vous dérange ? T’as des infos, Morvier, ça se sent. Soit tu partages et on avance ensemble pour éviter de perdre du temps, soit on va te contraindre à mettre les mains dans la même merde que nous. Et ça va puer, tu n’as même pas idée.
Le commissaire Valentini aurait sûrement saisi l’occasion de blâmer son capitaine une nouvelle fois dans d’autres circonstances, mais lui aussi sentait que les non-dits planaient depuis le début de la réunion. Une rétention d’informations qu’il ne tolèrerait pas. L’affaire nécessitait d’avancer au plus vite, de prendre un nouvel élan pour éviter la coquille vide sur le coin d’un bureau pendant des mois, voire des années.
- Capitaine Morvier ? insista le commissaire, les bras croisés et le regard inquisiteur.
- Ça nous parle.
Le chasseur de stupéfiants déplia sa carcasse avec une motivation proche du néant. Il n’était pas du genre à partager ses informations, favorisant le cavalier seul avec son équipe pour récolter les fleurs sur la ligne d’arrivée. Le dossier Martin, il ne comptait pas en faire une exception à leur code de conduite. Il se contenterait de divulguer le strict minimum.
- On nous a filé un tuyau sur ce mec. Une participation à une opération à venir et son possible rôle. On a fait chou blanc et même la mise sous surveillance ne fonctionne pas. Le mec est un fantôme ou un véritable professionnel.
- Précise.
- Votre type serait une sorte de relai entre les clients et les trafiquants. Mais pas dans le sens habituel du petit en jogging et baskets. On le surnommerait « l’approvisionneur », appelé uniquement pour des missions très spécifiques.
- De quel genre ?
- Aucune idée. On n’a pas réussi à le suivre. Dans nos dossiers, c’est un simple gars. Pas de pression possible, pas d’éléments à charge.
- Nous voilà bien avancés, conclut Bauroix les pieds sur la table. On est la police, on a des super fichiers, des équipes entrainées à mort, ça gonfle les biceps quand ça choppe un môme qui chourave un chewing-gum, tout ça pour se faire carotter à la première occas’ par un délinquant avec le QI d’une huître d’Arcachon.
Le bilan était incontestable. Les pièces du puzzle se révélaient une à une, sans jamais permettre un assemblage. Ils peinaient à clarifier les contours de cette enquête, trouver une piste viable sur laquelle concentrer leur énergie sans s’épuiser en vain. Edouard abattit sa dernière carte sans trop espérer.
- Et si je vous dis « Chiquito », ça vous évoque un truc ?
- Putain ! jura Morvier sans se retenir. Mais qu’est-ce qu’il a encore foutu ce con ? Y’en a plein le cul de le croiser à chaque fois qu’on parle de came.
La réaction du capitaine prit tout le monde de court. Même Bauroix partit à la renverse avant de se stabiliser, ses doigts cramponnaient au bord de la table. Les petites veines des avant-bras de Morvier émergèrent, sa colère cherchant par tout moyen à se déverser en dehors de ce corps à nouveau sous tension et contaminer qui croiserait sa route.
- Je vais lui en coller une moi-même à ce fils de pute.
- Tout doux, mon gars. Tu sais où le trouver ce Chiquito ?
- Attends. Vous ? Attraper ce sale type ? C’est une bonne blague.
- On se fera un plaisir d’aller le cueillir et lui expliquer qu’ici, ce n’est pas les stups’. S’il aime la musique, on va lui servir un tout nouveau morceau qu’il ne va pas oublier de ci-tôt.
Malgré les sous-entendus, le discours d’Olivio regonfla l’assemblée en quelques secondes. Il ne pourrait pas s’opposer à cet effet positif pour contrarier une fois encore celui-ci qu’il considérait comme le plus grand traitre de sa carrière. Morvier capitula.
- T’as de quoi noter ?
L’heure qui suivit la fin de la réunion fut productive. Edouard étudia les accès et l’environnement de l’adresse fournie par le chef d’équipe de la brigade des stups’. Olivio le secondait, accompagné par téléphone du chef d’intervention de l’unité du RAID qui les appuierait en cas de nécessité. La ligne de conduite validée prônait la discrétion afin de ne pas « mettre le feu au poudre », comme l’avait précisé le commissaire Valentini.
Morvier et son second avaient détaillé l’entourage de Chiquito et Lotta sortait à présent l’ensemble des éléments disponibles dans les fichiers internes pour sécuriser un maximum l’opération à venir.
Derrière son Bureau, Bauroix observait toute cette agitation sans être totalement convaincu par l’orientation prise. Une simple affaire de stupéfiants, il en doutait. Dylane Lombare, une zone d’ombre à explorer qui pourrait tout changer. D’importantes questions sans réponses qui pouvait nuancer l’interprétation des éléments dont ils disposaient.
Il avait besoin de prendre un peu de recul et de reconsidérer chaque pièce du dossier. Impossible dans cette action permanente.
La pendule affichait 16h45. Edouard s’étira, épuisé par le rythme de la journée. Il en profita mettre un terme à l’activité de son équipe, les visages creusés. L’opération du soir était cruciale et le besoin de se ressourcer était une évidence qu’il attrapa au vol. Une coupure de cinq heures pour revenir à cent pour cent que Lotta accueillit avec un large sourire.
Chacun regroupa ses affaires personnelles avant de quitter la pièce dans un silence. Edouard passa sa tête dans le cadre et interrompit Bauroix dans sa concentration.
- Gab’, tu ne viens pas ?
- Pas tout de suite, j’ai encore un ou deux trucs à vérifier. La piste des stupéfiants… trop simple.
Le lieutenant leva imperceptiblement les yeux au ciel. Bauroix adorait se mettre en contradiction pour ne pas suivre les ordres. Son corps le rappela à l’ordre, il avait besoin de sommeil. Il reprendrait plus tard ce combat perdu d’avance. Sans un mot, il tourna les talons et s’éloigna dans le couloir.
Le capitaine se retrouva seul dans le bureau, le calme de retour. Il se pencha au-dessus du dossier, croisa les doigts pour y poser son menton. Il le sentait, mais n’aurait pas su l’expliquer tout de suite.
L’équipe faisait fausse route.
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