20

7 minutes de lecture

25 septembre 2022 – 21h45

Etréham (14)


Les deux yeux lumineux disparurent et l’obscurité récupéra sa place. Arrivée avec un peu d’avance, Line préféra attendre au chaud dans sa voiture. Le vieux Michel, comme tout le monde l’appelait au village, ne tarderait pas. C’était un ancien, le respect des horaires faisait partie de ses valeurs fondamentales. Et jamais, de mémoire, elle ne l’avait vu accuser la moindre seconde de retard. La jeune femme jeta un coup d’œil au cadran. Encore sept minutes d’attente.

Ses doigts exécutèrent une chorégraphie répétitive sur le tableau de bord, imitant le son d’un cheval au trot qui n’en finit plus de progresser. Elle n’avait jamais été patiente. Petite, elle épuisait ses parents à longueur de journée, une véritable pile électrique une fois sortie de son lit. Tout devait aller vite, le temps était précieux.

Regard en biais, personne en approche. Les secondes s’égrainaient bien trop lentement à son goût. Elle n’avait pas prévu de s’éterniser et les presque trois heures trente de route pour regagner son domicile ne l’enchantait pas. Autant partir le plus vite possible. Comme pour influencer le temps, Line attrapa sa clef de voiture, quitta l’habitacle et se positionna sur le trottoir, attentive à son environnement.

Dans son dos, et elle ne voulait pas lui faire face seule, une maison des plus classiques pour le commun des mortels. Un garage, un grand salon-cuisine, l’étage avec ses chambres et des combles qui n’avaient servi qu’au stockage de trouvailles acquises pour le plaisir sans jamais les utiliser par la suite. Dans la tête de Line, ce lieu rimait avec une tempête d’émotions qu’elle redoutait d’affronter. Son corps se crispait déjà, sa respiration comme seul moyen d’apaiser ce flux négatif grandissant en elle.

Au loin, une silhouette découpa le maigre faisceau projeté par un lampadaire municipal fatigué. La jeune femme s’orienta et plissa des yeux pour tenter d’identifier l’inconnu. Démarche lente, un léger boitement sur la gauche, les épaules tombantes et les bras se balançant avec une énergie insoupçonnée. La loi du temps frappait les hommes sans aucune différence.

- Qui v’la donc ? Mais c’est la p’tite Dugatet ! sourit l’homme jusqu’aux oreilles.

- Monsieur Michel, quel plaisir de vous voir en pleine forme.

- Presque pleine forme, soyons honnête.

Une accolade réchauffante qui s’éternisa. Line savoura cet instant d’humanité venant d’un homme pour qui son estime n’avait jamais eu de limite. Elle se perdit dans son enfance, ces jours heureux qu’elle coulait avec ses parents. Les prémices d’une série de souvenirs dont le caractère joyeux glisserait lentement vers la douleur et la haine d’une vie fauchée par le mal.

- Ton coup de téléphone m’a quelque peu surpris, je dois te l’avouer. Je me suis interrogé. Cela fait fort longtemps que je ne t’ai pas vu.

- Une peu plus d’un an, avoua la jeune femme prise d’un remord.

- Et pourtant, tu es toujours aussi jolie. Je dirais même un peu plus à chaque fois.

Ses joues rosirent. La chaleur qui s’en dégageait devait se voir à des kilomètres à la ronde pensait-elle, honteuse et gênée. L’homme continua son périple sur le chemin menant à la porte de la demeure sans piper un mot.

- Il faudrait que tu me donnes ta recette en échange de la clef de cette maison. Moi aussi j’aimerai retrouver un peu de jeunesse. Tu serais séduite, c’est certain.

Line laisse un rire s’échapper. Depuis combien de temps n’avait telle pas goûté à ce délice ? Sa mémoire lui aurait fiat défaut si elle s’était lancé dans un tel périple.

Le vieux Michel était un bon vivant, les mots toujours justes pour éclairer la journée de son entourage. Plus qu’une figure du quartier, il était le grand-père dont tous rêvaient, enfants et parents. Rendre des petits services au quotidien, aider les enfants à faire leurs devoirs, passer du temps à résoudre les petits conflits entre voisins. Un rouage essentiel à l’équilibre d’une société sur le point de basculer.

Le geste lent, mais plein de maîtrise, il s’empara d’une fine clef qu’il inséra dans la serrure. Ses doigts basculèrent la tête de métal sur la gauche à deux reprises le battant grogna tel celui contraint de se réveiller de force en plein sommeil. Un pas en retrait et l’ancien libéra le passage pour son hôte du soir.

- Merci pour tout. Je vais continuer seule, si tu n’y vois pas d’inconvénients.

L’homme ne prononça pas un mot et préféra répondre par un large sourire.

- Tu penseras à cacher la clef dans le petit pot, comme tu le faisais à chaque fois quand tu étais petite. Je la récupèrerai demain en allant chercher le pain et le journal.

- Promis.

- Prends soin de toi, ma petite Line. Et surtout, pas de bêtises.

Au ralenti, l’obscurité d’une nuit au ciel de plus en plus chargé engloutit le retraité jusqu’à le fondre dans un décor loin de toute noirceur. Cet homme à l’âme si pur ne méritait pas de plonger avec elle dans les tréfonds d’un sombre passé.

Sur le seuil de la maison, Line doutait. Venir ici et se confronter à une page de sa vie qu’elle n’avait pas su tourner, le challenge était peut-être plus important qu’elle ne l’avait espéré. Et ce qu’elle cherchait n’était peut-être pas du tout à l’endroit imaginé. Que ferait-elle si elle échouait dans sa quête ? La question lui procurait un désagréable frisson à chaque évocation. Elle connaissait son paternel sur le bout des doigts, impossible qu’il n’était pas laissé ne serait-ce qu’un simple indice pour mettre sa fille sur une piste.

Les yeux fermés, Line pénétra dans l’antre de son malheur.

Au rez-de-chaussée, rien n’avait changé. Dans la cuisine ouverte, les bocaux trônaient près de la gazinière et les poêles pendaient au-dessus. Côté salon, la table, les chaises, le canapé et le meuble avec la télévision, tout était à sa place. Seuls le temps et l’humidité avait agrippé de leurs impitoyables griffes un mobilier fragilisé et vétuste. Line se revit les dimanches matins avec son bol de céréales, un plaide sur les genoux et son père en tailleur sur la moquettes.

Une pointe au cœur. La nostalgie commençait à opérer. Bientôt la tristesse, avant d’être rongeait une nouvelle fois par la colère. Elle devait enchaîner pour ne pas s’engluer dans cette spirale incontrôlable et destructrice.

La jeune femme gravit les marche deux à deux pour atteindre l’étage. Sans s’attarder, elle passa devant les chambre et prolongea son pas jusqu’à la porte au bout du couloir. Le bureau de son père. La chambre des secrets, comme elle aimait l’appeler, en référence à sa série favorite de livres.

Le contact de la poignée la cristallisa.

Line crut entendre une voix lui intimant de renoncer à cette quête empreinte de folie. Elle retint un hurlement de rage et poussa la porte sans plus attendre. Un ancien monde s’ouvrit à elle, ses artefacts la plongèrent dans les abysses de ses émotions.

Au-dessus du bureau, une photo jaunie par le temps. Un homme tenait par la taille un petit morceau de vie sur ses jambes fragiles, le sourire édenté plus grand que jamais. Dans cette salopette accompagnée d’un petit bob blanc, Line, à peine dix mois. Un instant de bonheur, loin de la cruauté du monde.

De petites larmes perlèrent au creux de ses yeux avant de parcourir ses joues. Un revers de la main balaya cet aveu d’humanité et la haine consuma de nouveau ses pensées.

Line s’orienta vers l’étagère sur la droite, à côté de la fenêtre. Méticuleusement, ses doigts passèrent de feuille en feuille, ne laissant que l’en-tête visible. Elle savait ce qu’elle cherchait, elle connaissait les mots clef sur le bout des doigts.

Le premier carton ne lui donna pas satisfaction.

Le reste non plus.

Loin de perdre espoir, Line s’attaqua au deux grandes malles à l’opposé de la pièce. Un tas de bibelots que son père avait entreposait lui barrèrent le chemin. Quelques mouvements d’humeur et elle put saisir les imposants dossiers stockés tout au fond. Elle sentait qu’enfin elle touchait au bout et se précipita pour desceller le premier d’entre eux.

Mauvaise pioche, des factures de gaz et d’électricité. Les premières en euro, les plus anciennes en franc. Les papelards volèrent. Encore neuf opportunités.

- Papa, où as-tu mis ce fichu dossier ?! Cette manie de ne jamais rien ordonner !

Avant dernier contenant. La pièce était jonchée de papier en tout genre et pas la moindre trace de ce dossier que Line désespérait de trouver à présent. Sans le contenu de cette chemise, il lui serait impossible de progresser et ceux qui nourrissaient sa haine la plus intime s’en sortiraient une fois de plus sans être inquiétés.

Le carton traversa la pièce et s’écrasa contre la fenêtre. Line était convaincue que les informations se cachaient dans une pochette, dans ce bureau. Son père n’aurait jamais pris le risque d’entreposer les éléments ailleurs. Son portable émit un tintement. Elle regarda le cadran. Déjà vingt-deux heures trente, elle ne pouvait pas rester plus longtemps.

Avec le peu d’énergie qui lui restait, elle fourra les papiers au hasard dans les différents cartons et les rangea à la va-vite dans un coin. Elle ferait une dernière tentative d’ici peu. La cave en ligne de mire comme une dernière carte à abattre face à une défaite inévitable.

Les escaliers dévalés, le seuil de la maison franchit, elle verrouilla le coffre de sa souffrance. Comme promis, elle plaça la clef dans le petit pot en terre en contrebas des marches et regagna son véhicule sans se retourner. Sa colère se déversa dans un cri de rage, imperceptible pour quiconque tendrait l’oreille en passant dans la rue.

Le moteur crachota, ronronna, puis rugit aussi fort que possible avant que la voiture ne s’engage sur l’asphalte à vive allure. Sans freiner, elle disparut à la première intersection sans marquer l’arrêt.

Line se jura de revenir.

D’en finir une bonne fois pour toute.

Annotations

Vous aimez lire QuentinSt ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0