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25 septembre 2022 – 23h30
Val de Rueil (27)
Le hangar de Georges ne payait plus de mine et cela lui allait parfaitement. Il en avait hérité à la mort de son père, qui lui-même l’avait reçu de son paternel sur son lit de mort. Dans la région, la réputation de cette bâtisse n’était plus à faire. De grands noms avait confié leur véhicule aux mains expertes des Radonic, sans jamais repartir déçu. La queue s’étendait parfois sur plusieurs kilomètres à l’aube. Le bon vieux temps.
L’affaire familiale qui était passée de la lumière à l’ombre depuis que le dernier de la famille avait décidé de trahir les valeurs attachées à ce lieu, laissant l’illégalité suinter du sol au plafond. L’endroit jouissait toujours d’une réputation, mais à l’opposé sur l’échiquier.
Les mains pleines de cambouis, la salopette tacheté d’huile, Georges poussa sur ses pieds pour propulser son chariot et quitter le dessous de l’Audi A3 qu’il réaménageait pour les besoins d’un client. Coup de chiffon sur sa clef de 12 qu’il rangea dans sa boite. Coup d’œil sur la montre. Encore un quart d’heure. Les autres outils attendraient la fin de la réunion.
Georges tapota le gras de son ventre débordant en rythme et quitta la pièce qu’il plongea dans le noir et verrouilla avec la clef autour de son cou.
Les quinze minutes s’évaporèrent d’un claquement de doigts. Le garagiste par intérim eut à peine le temps de passer sous la douche de fortune installée au fond de l’entrepôt et d’enfiler un costume à peu près présentable. Coup de main dans les cheveux pour les basculer vers l’arrière et il ajusta sa tenue d’un jet de parfum bon marché que sa transpiration recouvrirait dès qu’il fournirait un effort aussi faible soit-il.
Les écrans de surveillance s’éveillèrent, projetant l’image d’une voiture en attente devant le portail annexe. Le rendez-vous le plus important du mois débutait, il n’avait pas intérêt à se foirer, sinon il serait rayé de la liste par les grands patrons. Adieu le fric à foison, les vacances au soleil, les belles bagnoles et les meufs qui gravitent avec. Jamais.
Georges pressa le bouton et demande l’identité du conducteur.
- C’est Harry, du con. Ouvre et grouille ton putain de gros cul.
La réponse lui suffit. Ce bâtard de gamin ne le respecterait jamais sans une bonne raclée. Il actionna le mécanisme du portail. Le glissement des deux battants dessina un quart de cercle dans le gravier. La voiture embraya et disparut de l’écran.
Sur le seuil, un jeune de vingt ans à peine, suivi d’un homme la trentaine bien tassée. Sa peau d’ébène, sa musculature de boxeur, un regard froid et vide d’émotion, Georges sut qu’il avait en face de lui une personne sans foi ni loi, prête à tout pour atteindre son but. Il lui adressa un timide sourire qui ne trouva pas d’écho. S’écartant du chemin, il l’invita à rejoindre la table dressée au milieu du hangar.
Un coup de klaxon perturba le silence. L’hôte se précipita à l’entrée et reconnut son complice. D’un pas pressé, il rejoignit Pierre de Fénalier et lui demanda des explications.
- C’est qui ce mec ? Il a une tête du tueur, on va se faire broyer. Tu sais au moins ce qu’il veut ? Putain, mais t’as le chic pour trouver des affaires qui vont nous péter à la tronche.
- Calme-toi, lui répondit Pierre d’une voix mi posée, mi autoritaire.
- Il a des bras, c’est des machines les trucs. Il te fracasse en une claque, comme les mecs à la télé, avec leur concours de baffes.
- Et moi, j’ai Pedro, son flingue, le mien et toi qui va arrêter de te chier dessus.
- Oui, mais… couina Georges.
- Pas de « mais », gronda Pierre d’une voix tranchante, aux bords de la crise de nerfs. On y va, tu joues ton rôle et tu la fermes.
Georges accompagna Pierre jusqu’à la table. Conscient de ne pas être un pion essentiel, et surtout guidé par la peur, il s’éclipsa pour prélever les bouteilles de bières dans son frigo. L’homme d’affaire ajusta la manche de sa veste et eut une franche poignée de mains avec le client. Il tira sa chaise, s’assit confortablement et se montra prêt à entamer les négociations.
- Vous avez fait le meilleur des choix en nous choisissant.
- Vous m’avez été recommandé par un proche en qui je place une confiance absolue. Il m’a raconté l’efficacité de vos actions par le passé pour éliminer tout problème.
- Et il n’a pas tort, surenchérit Pierre, le sourire aux lèvres.
- Il a insisté sur le mot « tout ». Il vous a décrit comme n’ayant pas de limite et c’est pour cette raison précise que j’ai accepté de recourir à vos services. J’ai la main généreuse quand le boulot est exécuté selon les modalités prévues, soyez-en certain, monsieur.
- Appelez-moi Pierre.
Georges se présenta avec cinq bouteilles de Corona extra qu’il distribua sans prononcer un mot. Harry but une gorgée par politesse. Le garde de Pierre déposa la sienne sur un bidon vide et continua d’observer la scène depuis sa zone d’ombre. Georges se noya le gosier immédiatement, pris par le stress généré dans une telle situation. Un geste simple, mais inefficace.
- Big Djo, ravi de faire affaire avec vous.
Les deux hommes trinquèrent et avalèrent une large goulée. Les bouteilles reposées, ils entamèrent les discutions avec un peu plus d’entrain. L’un expliqua sa situation détaillant les faits sans trop en dire, au cas où son partenaire le trahirait. La confiance n’était jamais absolue dans ce genre d’arrangement.
L’autre écouta, questionna et fut force de proposition au moment opportun, pour mettre un peu plus en confiance son interlocuteur. Sa mémoire imprimait tous les détails essentiels pour faire de cette opération un succès écrasant.
Une véritable négociation entre deux experts du milieu, sous les yeux impressionnés d’un petit dirigeant d’entreprise qui frissonnait de côtoyer illégalité au plus proche.
Les bouteilles se vidèrent de fil en aiguille. Georges finit par s’installer autour de la table. Il osa même prendre la parole. Sa voix chevrotait, mais il avait l’attention du client. La description des moyens qu’il pouvait mobiliser en un temps record impressionna Big Djo. Il fréquentait ce milieu depuis de nombreuses années et savait reconnaître le mensonge. Des fabulateurs, il en avait croisés, de ceux qui vous promettent une poignée d’euro à ceux qui décrocherait la lune. Sa vie n’avait été qu’un chemin semé d’embuches qu’il avait surmonté sans jamais s’arrêter. Une seule fois sa crédulité l’avait mis à terre, on ne l’y reprendrait plus.
Sans plus attendre, il décida d’accélérer les choses.
- Combien pour deux têtes à faire tomber ?
- Disons, quatre mille par tête, donc huit pour l’ensemble et j’ajoute deux supplémentaires pour la prise de risque et les éventuelles pertes.
- C’est tout ? Vous me pensez pauvre ? Ou bien vous ne me prenez pas au sérieux et vous voulez assurer un minimum d’entrée ?
La réflexion de Big Djo déstabilisa Pierre. Certes, il n’avait jamais négocié le prix de la mort d’une personne, opérant plutôt dans la destruction de biens et de preuves. Cette inexpérience n’échappa pas au client qui fronça un sourcil. Combien pouvait valoir la vie d’un homme ? Et d’ailleurs, existait-il vraiment un tel marché avec des options ? L’homme d’affaire se ressaisit et proposa une nouvelle offre tout en cherchant à se justifier.
Les doigts d’une agilité hors du commun, le dealer sortit un cigare de sa poche et libéra la flamme du briquet. L’embout rougit, un léger filet serpenta. L’odeur du tabac se propagea
- Je testais simplement votre réaction, savoir si nous étions face à un vrai deal.
- Hum…
- Ça sera quinze mille par tête, avec versement d’un acompte de vingt pour cent. On conserve le supplément pour les pertes, les familles de nos gars dépendent de leur homme. On abandonne personne chez nous. On se charge de la logistique, du matériel et de faire disparaître les corps, si besoin.
- Non, les corps restent sur place. Je veux que cela serve d’avertissement pour tous les autres qui oseront vouloir me défier ou marcher sur mon territoire. Il n’y a de place que pour le Big Djo.
- Comme vous le voulez. Quarante-huit heures pour le repérage et la préparation, Soixante-douze maximum. L’exécution ne sera pas immédiate, une coupure d’une journée est nécessaire pour éviter d’être grillé par un voisin. Vous serez débarrassé de vos problèmes avant la fin de la semaine.
- Propre. Par contre, si vous ne remplissez pas votre part du contrat, je vous tuerai de mes propres mains. Et ça sera lent, douloureux, vous me supplierez d’abréger votre supplice.
Un silence pour clôturer l’échange. Aucun tension dans l’atmosphère malgré les menaces de mort ouvertes. comme si cette conversation était normale, dans les bouches de monsieur et madame « tout le monde ». Ne manquait plus que le sourire sur leurs visages et la scène aurait pu ressembler à des retrouvailles entre anciens camarades.
Pierre se leva, réajusta sa veste et tendit sa main vers son invité. Son interlocuteur coinça son cigare entre ses dents. Il hocha la tête et s’appuya sur la table pour déployer son mètre quatre-vingt-cinq. Sans plus attendre, il serra de son immense paluche la main de Pierre.
- On a un accord. Je me charge du paiement, en billet de vingt.
- Les dépôts se feront à des endroits différents, pour éviter de se faire tracer par les flics.
- Entendu. Tenez, un gage de ma bonne foi.
Big Djo claqua des doigts et indiqua de l’index la table. Harry sortit de l’ombre et déposa une première enveloppe. Il déboutonna sa veste et s’empara d’une épaisse liasse qu’il étala, comme pour montrer la puissance financière de son boss. Les billets firent presque baver Georges qui se rapprocha et posa les doigts dessus.
Il ne rêvait pas. Le coup du siècle ! Et il en faisait partie ! Il avait envie de hurler sa joie et de donner l’accolade à chacun des hommes dans la pièce. Au moins cinq mille euros s’il ne se trompait pas.
L’invité se dirigea vers la porte de sortie, suivi par son homme de main qui conservait un oeil sur les mouvements des trois autres plus concentrés sur le pognon qu’autre chose. Avant de passer le chambranle, Big Djo se retourna et apporta une précision :
- Les noms sont dans cette enveloppe. À vous de jouer, si vous voulez vous torcher avec encore plus de blé et ne pas finir dans un trou.
L’homme s’éclipsa dans un éclat de rire. Le moteur de la voiture ronronna avec agressivité puis le son disparut avec le véhicule.
Pierre attrapa le pli, le décacheta. La feuille de papier comportait bien deux identités. La première victime s’appelait Chiquito. Ce nom ne lui était pas inconnu, mais il n’arrivait pas à remettre un visage dessus. Il n’aurait qu’à demander à l’un de ses sbires, leur réseau tentaculaire identifierait la cible et bien plus encore.
Georges continuait de s’extasier dedans tant d’argent. Ses dettes pourraient être couvertes, un nouveau départ. Deux hommes à tuer pour une nouvelle vie, le coût lui semblait
Le regard de Pierre se porta sur le second nom. Son sang se glaça. Ses jambes flageolèrent, il eut à peine le temps de se rattraper au dos de sa chaise. La feuille lui échappa et s’échoua sur le sol. Jamais il ne pourrait presser la détente.
Jamais il n’ôterait la vie à son meilleur ami, Hector.
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