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26 septembre 2022 – 00h20

Paris - Brigade criminelle

« Je veux un avocat ».

Le ton de la garde à vue était donné. Pas un seul son ne sortit de la bouche de Chiquito, toujours assis sur une chaise et enfermé dans la salle d’interrogatoire. Une situation prévisible que le lieutenant Levalet avait anticipée. Les collègues des stups avaient parfaitement rencardé l’équipe de la criminelle sur ce point. Pour autant, il ne savait pas comment aborder ce genre d’individu. Jouer l’équilibriste entre souplesse et rigidité était un exercice périlleux qu’il aurait bien apprécié déléguer.

Entouré de Lotta et de la brigadière Zakieb, Edouard fit un point sur les éléments à leur disposition. L’odeur du café agissait comme un stimulant après une journée bien trop chargée. Combien de gobelet avait-il avalé depuis son arrivée ? Trop, assurément.

Le tableau s’était peu à peu rempli, mais des questions persistées. Où Jordan Belcourt avait-il été agressé avant d’être abandonnée dans une demeure en banlieue ? Pourquoi Dylan Lombard ne répondait-il pas ? Quel lien entre ces deux personnes, Gaëtan Mangesa et le nouveau suspect ? Avait-il à faire à un acte isolé ou bien une véritable organisation ? La moindre hésitation serait une faille dans laquelle le suspect s’engouffrerait pour échapper aux mailles du filet de la justice. Impensable après les efforts consentis pour en arriver là.

Dossier sous le bras, Edouard longea le couloir pour appeler l’ascenseur. Le tintement alerta les passagers qui grimpèrent dans la cabine avant qu’elle ne referme ses portent. Sur la porte, l’inscription en lettre capitale « SALLE N°4 ». Il avait toujours détesté ce chiffre sans jamais trouver la raison de ce sentiment. Inconsciemment, son cerveau lui envoya un message d’appréhension quant à l’audition à venir.

Le suspect resta de marbre à l’entrée des deux lieutenants. Il en avait tellement vu que ceux-là lui apparaissaient bien trop gentil pour lieu causer un quelconque soucis. Il ferma les yeux et se mit à siffler, ignorant la présence d’Edouard et Lotta. La tape sur la tête partit toute seule.

- Où te crois-tu ? Chez ta mère ?

- Les poulets engagent des femmes, maintenant ? Et en plus, des étrangères ? Le changement, c’est maintenant qu’il avait dit l’autre, là. Révolution bleu-blanc-rouge ! ironisa Chiquito.

Attaque déloyale et sans prévention, Edouard cernait le personnage. Quand sa collègue voulut rétorquer, il lui intima d’un geste de la main de rester professionnel et de ne pas rentrer dans ce jeu qui ne tournerait pas à son avantage.

- C’est bien, elle obéit la petite, enchérit-il.

- Javier Castellos, né le 2 février 1999 à Ciudad del Este. Fils de Antonio et Olivia Castellos. Arrivé en France en 2005, scolarisé à Rouen avant de quitter le système dès la classe de cinquième. Votre casier judiciaire est bien fourni, pas mal de petites infractions pendant l’adolescence. La justice s’est montrée plutôt clémente. Et puis ça montre d’un cran, mais vous êtes un malin, vous échappez aux poursuites. Pas mal du tout.

A chaque mot, Chiquito s’était un peu plus décomposé. Personne n’avait jusque-là percé le secret de son identité. Son pseudonyme restait sa plus grande force, sa couverture contre tous. Police, justice, concurrent, et même ses proches ne savait rien de lui.

L’homme en face de lui était un obstacle inédit. La prudence ne serait pas suffisante, il lui faudrait bien plus pour ne pas chuter. La femme pressa le bouton de la caméra qui émit un bip avant de d’enregistrer le moindre mouvement du gardé à vue.

- Maintenant que j’ai votre attention, commençons cette audition. Vous ne souhaitez toujours pas voir un médecin, contacter un proche ou faire appel à un avocat ?

- Non.

- Bien. Parlez-moi de Jordan Belcourt.

- Qui ça ?

- L’homme que vous avez assassiné dans la nuit de vendredi à samedi.

- J’ai tué personne. J’ai un alibi, quel que soit vos reproches.

- Je vois… Votre mémoire vous jouerait-elle déjà des tours ? Parce que j’ai moi aussi de quoi prouver que vous étiez bien sur les lieux du crime.

Un coup de bluff que venait d’improviser Edouard pour répondre à ce qu’il savait être le plus facile des mensonges : l’alibi d’un proche monté de toute pièce. La partie de poker-menteur débutait.

Les coups tombaient tels des grêlons en plein giboulées de mars, une pointe d’ironie pour corser l’addition. Le lieutenant ne comptait pas s’éternisait avec lui, Chiquito l’avait bien compris. Dans tous les cas, il allait faire un nouveau séjour à l’ombre. L’ogive dans le premier flic et la menace sur le second. Son compte était bon. Il avait la gueule de l’emploi et son silence habituel ne résoudrait rien.

Pourtant, il laissa son interlocuteur déballer ses hypothèses.

- On va laisser de côté les évènements de ce soir, pour le moment. Si je vous dis Ville-d’Avray. On y retrouve un corps, celui de Jordan Belcourt, une de vos connaissances. On y retrouve de la drogue et, c’est un miracle, vous êtes connu pour ce genre de petits arrangements.

- Pure coïncidence.

- Foutaise ! Vous l’avez liquidé parce qu’il représentait un danger pour votre business. Ce sont vos pratiques dans le milieu. Les guerres de territoires, les nouveaux vous n’aimez pas trop ça. Une petite balle et hop, un souci en moins. Ma seule interrogation porte sur l’exécution : vous l’avez fait vous-même ou bien vous avez eu recours aux services d’une petite main.

- Affabulations.

- Bon, on ne va pas y passer la nuit. Jordan Belcourt, que peux-tu me dire sur lui ?

- Rien.

L’auditionné avait la tête bien dure. La révélation de son identité l’avait fait trembler, un court instant seulement. Il avait repris du poil de la bête en un quart de tour. Le procureur accepterait de prolonger la mesure de rétention pour vingt-quatre heures supplémentaires, mais au-delà, Chiquito serait déféré en comparution immédiate et envoyer à l’ombre. Une épine dans le pied qu’Edouard voulait s’éviter.

Le lieutenant but une gorgée d’eau et se réajusta sur la chaise.

- Dylan Lombard, lui non plus vous ne le connaissez pas ?

- Jamais entendu parlé. Vous me prenez pour Tinder ? Les pages blanches ?

- C’est le propriétaire de la maison dans laquelle on a découvert la victime. Comment un père de famille se retrouve mêlé à vos histoires ? Dettes d’argents, photos d’un adultère. Il y a bien une raison. Faites un effort, Javier !

- Et j’y gagne quoi à vous rencarder ? A part me faire buter à la sortie, si ça n’est pas au détour d’un couloir à Fleury ou Fresnes. Mon silence vaut plus que de l’or.

- Vous êtes ans la merde jusqu’au cou. Vous avez tiré sur un flic, tenté d’en buter un autre. Seule une bonne coopération pourra vous sortir de ce bordel.

- Garde ta remise de peine, j’en ai une d’office avec votre code de procédure pénale.

Lotta se décolla du mur et regagna la table. Elle s’installa dans une gestuelle qui se voulait volontairement ralentie pour mettre sous pression le suspect. Coude sur la table, mains jointes, elle planta son regard sauvage droit dans celui de Chiquito.

Les mots ne virent pas tout de suite. Elle se contenta d’un langage corporel hostile, avertissant son interlocuteur qu’elle n’était pas aussi patiente que le lieutenant. Plus froide, plus chirurgicale, prête à compresser les points sensibles, ceux qui font réellement mal, et ce jusqu’à la douleur soit d’une intensité inhumaine.

Un esprit rongé par les émotions et autres pensées, pouvait souffrir bien plus qu’un corps torturé.

Elle pressa le bouton de la caméra et la mit en pause.

- La tolérance est un fondement dans mon pays d’origine. La justice croit fort dans la rédemption, un travail qui à la longue portera ses fruits. Ce concept est un pilier que l’on nous enseigne à l’école de police, mais l’âme humaine s’efforce chaque jour à l’ébranler, tester sa résistance. Et vous faites partie de ce cancer qui cherche à détruire l’espoir.

- Beau discours. On en a fini ou bien vous avez encore un paragraphe à ajouter, princesse ?

- J’ai cru entendre le mot « princesse », pas toi, Edouard ?

Le flic haussa les sourcils, désabusé par ce qu’il entendait. Une bonne paire de claques n’aurait pas été de trop pour lui remettre en place les idées. Des nerfs solides et une grande dose de self-control, le seul remède face à la provocation du gardé à vue.

- Les femmes, ça n’a rien à faire dans les affaires des adultes. Rends ton flingue et retourne chez toi faire les corvées.

Un petit coup de machisme affirmé pour parachever le tableau d’un délinquant en dehors de tout cadre. Lotta ne se fit pas prier pour saisir l’opportunité de le faire trembler et lui asséner une leçon qu’il n’oublierait pas de si tôt.

- Que les choses soient claires entre vous et moi. Si je dois vous écraser pour avancer, je le ferai. Votre pseudonyme est la chose la plus précieuse que vous possédiez, n’est-ce pas ?

La question rhétorique provoqua une sueur froide chez Chiquito.

- Sans ce bouclier nominal qui gonfle artificiellement votre courage, vous n’êtes plus rien. Les choses sont simples : soit vous coopérez, soit il se pourrait bien qu’une malencontreuse fuite survienne. Votre véritable identité étalée dans la presse, communiquée sur un post-it ou déposée dans une boite aux lettres, les moyens sont nombreux.

- C’est du chantage ! Vous n’avez pas le droit.

- Vraiment ?

- Ils vont s’en prendre à ma famille si vous faites ça ! S’il touche à un cheveu des miens, je vous tuerai un par un ! s’emporta Chiquito toujours lié à sa chaise par les menottes.

- « Ils » ? De qui nous parlez-vous ? Sans noms, nous ne pouvons rien pour vous.

Sans attendre, Lotta décolla de sa chaise et quitta la pièce en un éclair. La mise sous pression avait parfaitement fonctionné. Chiquito accusait le coup, il s’était fait retourner sans sommation par celle qu’il pensait être le maillon faible sur le binôme. Le feu avec lequel il adorait tant jouer venait de le brûler.

Ses yeux écarquillés balayaient la pièce pour trouver un point auquel se raccrocher. Son front suintait légèrement, sa respiration variait. Elle n’avait pas le droit d’agir ainsi, il en était convaincu. Du moins il tentait d’apaiser son esprit en ce sens. Pourtant, l’étincelle des mots prononcés avait allumé le feu du doute que chaque nouvelle seconde alimentait. Si eux avaient recours à de telles pratiques, pourquoi les hommes et femmes de Loi ne franchiraient pas la ligne ?

Edouard se pencha et réactiva la caméra. Il poursuivit comme si de rien était.

- Javier, parlons de votre emploi du temps, la nuit du 23 au 24 septembre. Que faisiez-vous ?

- Je… euh… Je ne sais plus. Je devais être en soirée.

- Vous n’en êtes pas certain ? Quelqu’un pourrait-il confirmer votre version ?

- Oui. Demandez à… Gaston ou… Riton.

- Vous semblez perdu.

Edouard exploitait le trouble causé par la démarche de sa coéquipière. Son coup était à la fois d’une ingéniosité hors repaire pour faire craquer le suspect, mais amené un peu trop brutalement à son goût. Le caïd tremblait pour les siens, son unique préoccupation. Le piège s’était refermé sur lui, il n’était plus en position de négocier. Sa seule issue consistait à livrer aux forces de l’ordre un élément qui pourrait lui permettre de réorienter les projecteurs sur une autre personne.

Pour autant, la panique paralysait Chiquito, l’empêchait d’ordonner ses pensées pour coopérer. Il avait plongé à cent pour cent, Edouard devait lui sortir la tête de l’eau pour obtenir un élément exploitable.

- Javier, donnez-moi quelque chose, je pourrai ralentir la démarche de ma collègue.

- Si je parle, je suis un homme mort. Si je ne parle pas, ma famille va y passer.

- Alors orientez-moi vers une personne qui le pourra.

- Je…

Chiquito marqua un temps d’arrêt. Ce dilemme était insolvable. Son visage disparut partiellement entre ses mains. Jamais il ne s’était senti aussi faible. Son futur se peignait en gris, tacheté de pourpre dont il serait l’auteur.

Les prénoms de tous ses contacts défilèrent dans sa tête. Il devait livrer celui qui représentait une bonne source d’information, qui pourrait faire avancer l’enquête sans l’exposer. Il les barra mentalement pour réduire la liste des prétendants. Cinq minutes s’écoulèrent, un temps interminable pour l’un et bien trop long pour le second.

Il y était presque. Ne restait qu’une petite poignée dont chacun pourrait lui nuire selon les révélations qui seraient portées à la connaissance du lieutenant.

Edouard ferma les yeux et soupira. Il regroupa ses affaires et se dirigea vers la porte de la salle 4, prêt à demander aux gardes de redescendre Chiquito dans sa cellule. Il entendit un son, fébrile, qui stoppa ses pas. Le lieutenant Levalet se retourna. Javier le regardait, craintif.

- Jocelyn Martin, souffla-t-il.

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