25
Ce cauchemar s’arrêtera-t-il un jour ?
Le stylo glissait encore et toujours sur les feuilles de papier, imprimant une version qu’elle pensait presque fidèle au contenu du carnet mis à sa disposition. Une rature ici, une nouveauté supportée par deux traits irréguliers. Certains caractères étaient à moitié effacés par le temps, comme une mémoire qui archiverait ses pénibles souvenirs pour ne plus s’y confronter. D’autres avaient subi une modification de la main humaine, entravant la vérité pour qu’elle ne puisse t’être déterrée.
Tout ce que Tamara avait pu traduire lui inspirait des sentiments antagonistes. La peur de ce qu’elle découvrirait en s’enfonçant un peu plus dans les abysses de ce calepin et le soulagement de constater que son père n’avait pas réellement trempé dans ces sombres affaires de bandits.
Lorsqu’elle posait le Bic, elle s’abandonnait un court instant à imaginer les contours des séances regroupant l’ensemble des protagonistes qu’elle avait identifiés, leurs rôles, les rapports de force et même les engueulades pour savoir qui aurait le dernier mot. Et son paternel dans cette assemblée, à prendre des notes sur ce carnet qu’il avait dû habillement cacher jusqu’à peu.
En secret, elle conservait une copie de sa prose. Elle voulait comprendre sans attendre. Pour le moment, peu de connexions logiques entre les différents éléments décryptés, mais elle ne perdait pas espoir de faire un pas en avant pour démêler la situation.
La lumière ne faiblissait plus d’un coup, lui permettant de progresser à sa guise. La personne derrière la caméra attendait qu’elle s’assoupisse pour couper le courant et plonger la pièce dans le noir alors qu’elle-même plongeait dans ses propres ténèbres nocturnes. Du moins… elle le supposait. Etait-ce l’individu qui la menaçait pour obtenir sa contribution à la traduction ? Rien n’était moins sûr. Tamara avait là aussi échafaudé ses théories.
Sa panse se manifesta. Son corps avait un besoin urgent de se restaurer, sa jauge d’énergie au plus bas, elle ne pourrait pas continuer sa corvée.
- Il y a quelqu’un ? J’ai faim, je veux manger.
Sa requête s’échoua sur la roche des murs. Elle soupira, pesta en silence pour ne pas provoquer son tortionnaire et croisa les bras, prête à faire la grève si nécessaire. Mauvaise stratégie, finit-elle par se convaincre. De retour derrière son bureau, le grincement caractéristique de la porte la coupa dans son élan. Un bras y déposa une assiette pleine de victuailles.
- Sandwich poulet, tomates et gruyère.
- Merci, mais je suis végé… merci.
- Toi manger, toi besoin force pour écriture.
Grincement. Fermeture. Retour à la solitude.
Tamara se contrôla, le point rouge à l’arrière de la caméra clignotait, elle était observée. Elle n’avait pourtant qu’une idée en tête : se jeter sur le contenu et l’engloutir. Une pulsion qui montait, irrésistible. Sa bouche salivait, sa langue balayait subtilement le rebord de ses lèvres.
Tant pis. Elle cadenassa ses convictions alimentaires et sa ligne de conduite irréprochable, son ventre l’avait convaincu dans un ultime grognement. Elle attrapa l’assiette, la posa sur la table et croqua à pleines dents le sandwich. Son premier vrai repas depuis… le début de sa captivité. Ses goûts sur ses papilles et son palais, une reconnexion à la vie. Dose d’endorphine immédiat dans les veines. Elle s’autorisa une nouvelle bouchée avant de replonger dans le carnet.
Après le nom de « Valentin », son travail lui avait permis d’identifier plusieurs pseudonymes tel que « la Rose », « l’Approvisionneur », sans pour autant parvenir à mettre un véritable patronyme dessus. Un jeu de piste qui en temps habituel ne l’aurait pas stimulé. Dans cette geôle, isolée de tout, elle n’avait que cela pour ne pas dériver inéluctablement vers la folie.
Une nouvelle suite de caractères et de symboles. Elle ne l’avait pas encore rencontré. Peut-être une information décisive pour recoller les morceaux. Son excitation eut un pique avant de brutalement cesser. La table s’ouvrait. L’intensité de la lumière décroissait.
- Je constate que tu as pris le pli de traduire pour survivre.
Cette froideur dans une voix qui se voulait douce filait une chair de poule monstrueuse à Tamara. Elle se précipita dans le recoin de la pièce, recroquevillée sur elle-même, les fesses à même le sol.
- N’aies crainte. Si j’avais souhaité te tuer, ce serait déjà fait. D’autres n’ont pas eu la même chance que toi. Tes informations s’avèrent correctes et précieuses. Elles m’éclairent dans ma vision globale, j’ai maintenant une idée plus précise de la situation. Pour autant, si les rôles des différents protagonistes se clarifient, le plus important reste les actes qu’ils ont perpétrés. Et sur ce point, tu n’es pas performante. Pas du tout.
- Ce n’est pas le même type de codage que mon père a utilisé, se justifia la fille, osant à peine lever les yeux tellement son mensonge lui paraissait grossier. Je ne comprends pas tout ce qu’il a écrit, pas encore.
- J’ai besoin que tu ailles plus vite. Tout a été planifié, la marge d’erreur incluse est très fine et je ne veux pas jouer avec pour de simples broutilles. Je te l’ai dit, je saurais te récompenser si tu collabores efficacement dans cette entreprise.
- Et devenir votre complice ? Avoir sur ma conscience vos actes ? Finir en prison ?
- Personne ne finira en prison.
L’ombre se déplaça dans la pièce pour s’installer sur la chaise. Comment faisait-elle pour conserver son visage à l’abri, préserver son anonymat avec tant d’agilité ? L’idée de lui sauter dessus pour enfin percer ce mystère traversa l’esprit de Tamara. Un quart de second, elle trouva ce plan génial, celui d’après elle y renonçait déjà.
Elle devait prendre une initiative, déstabiliser son ravisseur. Instaurer un rapport de force plus équilibré et se faire craindre un minimum, même si elle ne se faisait guère d’illusion sur le sort de son action. Elle osa une question.
- Qui est l’homme qui m’a apporté mon repas ?
- Tu n’as pas besoin de le savoir, trancha la voix.
- Mais…
- Tu sens affreusement mauvais.
La claque verbale était tombée comme une guillotine à pleine vitesse. Sa rébellion avait été décapitée sur place et sa voix plongée dans un mutisme sans précédent. Le changement soudain de sujet, le ton employé et avant tout le jugement porté avaient fracassé le moral de l’adulescente.
- Deux jours sans se laver et même les animaux semble plus propre que vous, les jeunes. Donne-moi de quoi progresser plus vite et je m’arrangerai pour faire le nécessaire afin que cette odeur te quitte. Comment peux-tu te supporter dans un tel état ?
Un coup de surenchère pour achever Tamara.
Tout son corps aurait aimé exploser, déverser la colère qui s’accumulait jusque dans le moindre de ses cellules. Un véritable volcan dont le cratère aurait été sciemment bouché pour démultiplier les effets au moment fatidique. Ne manquait que l’autorisation de son cerveau pour lancer l’assaut. Un cerveau tétanisait, qui redoutait plus que tout cette personne planquée dans le noir et ce qu’elle pouvait lui faire.
Ôter la vie, un point de non-retour dans une existence. Se convaincre de franchir le pas devait être une torture émotionnelle, un choix qui ne laissait pas indifférent. La porte ouverte aux ténèbres, à la corruption indélébile de l’âme. Si son ravisseur nageait dedans, Tamara n’irait jamais jusque-là, promis, juré, cra…
Tamara resta à l’écart, observatrice.
Le carnet dans une main, l’index opposé pour parcourir le contenu et faire tourner les pages. Plusieurs aller-retour et l’individu évalua en un battement de cils le temps requis pour clore avec qualité cette partie du plan et finaliser l’élaboration de ses prochaines actions. La petite avait suffisamment progresser pour saisir l’opportunité de semer la graine qui ferait tout vaciller le moment venu. L’objet repris sa place au millimètre près sur le bureau.
L’ombre se déploya, aspirant la luminosité pour n’en laisser qu’un faible éclat. D’un pas mesuré, elle se dirigea vers la porte. Le grincement s’extirpa pour la quatrième fois de la journée des gonds en carence d’huile.
Sur le seuil, elle se figea, attendit que les pulsations de son cœur redescendent un peu et asséna son dernier coup de massue.
- Ne t’es-tu pas encore posée la question la plus importante te concernant : pourquoi ton père côtoyait-il ces personnes qu’il savait du mauvais côté de la ligne ? Quels étaient ses intérêts à s’exposer ainsi à l’illégalité et ses conséquences ?
Déjà muette, Tamara sentit sa respiration se bloquer un instant.
Une éternité.
Elle était partie du postulat que son père, cet homme qu’elle connaissait par cœur et qui n’avait aucun secret pour elle, n’avait pas pu accepter délibérément une telle entreprise. Mais pouvait-il en être autrement ? Avait-il décidé de devenir celui qu’il avait toujours décrit à sa fille comme le type d’homme à fuir dès qu’il se présenterait à la porte de sa vie ? Un sanglot lui saisit la gorge, mais elle le freina et réussit à l’étouffer dans un léger hoquet.
Ses muscles se relâchèrent, ses nerfs à bout. Son corps entier s’affaissa. Les larmes glissèrent sans contrôle le long de son visage stigmatisé par la violence de la tempête explosant à l’intérieur de sa tête. Cette confrontation directe avec ses propres doutes n’annonçait rien de bon.
Avant de refermer la porte la voix lui chuchota quelques mots, désignant du doigt le carnet :
- La réponse est quelque part, là-dedans.
Annotations