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26 septembre 2022 – 18h30
Crépon (14)
Les champs à perte de vue défilaient des deux côtés, paysage monotone de la Normandie qui berçait le trajet de Bauroix depuis plus d’une heure sans discontinu. Dès que les hommes du 36 avaient franchi le seuil de la demeure de Saint-Maur-des-Faussée, sans même en avertir qui que ce soit et obtenir un aval, le capitaine avait levé l’ancre en embarquait dans la Peugeot, direction les terres du Nord-Ouest. Un périple de 285 kilomètres d’asphalte sur la voie de gauche, la pédale enfoncée au maximum.
Son portable avait vibré à plusieurs reprises sans qu’il n’y prête attention. Sûrement Edouard ou Olivio, pire même, le commissaire dans un état de colère qui n’aurait mené qu’à l’affrontement. Il aurait le temps de se poser pour les contacter si besoin. Son cerveau restait concentré sur la réflexion que le flic construisait petit à petit dans son esprit.
Les premiers éléments à leur disposition désignaient sans nul doute une affaire de stupéfiants. En tête de gondole, la poudre retrouvée chez la première victime et dans les effets personnels de son collègue. Des champignons et de la dope basique, un cocktail surprenant. Les différents protagonistes qu’ils avaient pu croiser au fil de leurs découvertes, tous liés d’une manière ou d’une autre autour d’une organisation verticale, les uns en contrôle ou pour écouler la marchandise, les autres pour la consommer et se rapprocher d’une extase mortifère. Enfin, les auditions et leurs lots de révélations. Même si Bauroix n’avait pas eu les faveurs du chef, il en avait tiré la substance par la relecture des procès-verbaux.
Tout pointait dans la même direction. Un fichu double meurtre sur fond de trafic de stupéfiants.
Mais Bauroix n’y croyait pas. Il sentait le subterfuge sans pouvoir l’expliquer, l’arbre qui cache une forêt bien plus sombre et meurtrière que la photo d’un dépliant imprimé pour vous convaincre de franchir le pas.
Un camion bloquait la voie, roulant à une vitesse qui ne convenait pas au capitaine. Coups de Klaxon pour évacuer l’énervement, un ou deux jurons pour saupoudrer le tout. Le gyrophare activé, la Peugeot déboita en un quart de seconde sur la file centrale pour doubler par la droite. À elle seule, la lumière bleue fit rabattre le camion sur la droite une fois la manœuvre de dépassement de Bauroix terminée. Un super pouvoir dont il ne se lasserait jamais.
Le GPS indiquait encore trente-cinq minutes de route pour arriver à destination. Au loin, la grisaille gagnait le ciel sans menacer de déverser un torrent de pluie. Une simple chape de nuages qui s’étendait à n’en plus finir et s’évertuait à masquer les derniers tentacules lumineux du soleil et leur caractère réchauffant. L’air se remplit d’iode, le sel marin chatouilla les narines du parisien. Le vent se joignit au décors par à-coup, inclinant la cime des arbres et des champs. La côte attendait de pieds fermes le flic et elle le lui faisait savoir.
Lorsque le panneau « Crépon » se présenta sur le bas-côté, Bauroix ne put réprimer un soupir de soulagement. Son dos le tirait, ses yeux réclamaient un peu de repos. Il avait avalé l’entièreté du trajet sans le moindre arrêt et son corps lui rappelait bien malgré lui qu’il n’avait plus vingt ans. Sur la place de l’église, il coupa le moteur et s’extirpa de la voiture. Séance d’étirements pour se déverrouiller avant de partir en exploration.
Une bonne reconnaissance des lieux constituait un préalable incontournable avant tout opération sur le terrain. Evaluer les solutions de repli, les zones d’exposition et celles qui pourraient lui procurer un avantage. Sans soutien direct et surtout sans avoir prévu ses coéquipiers de sa destination, cette phase devenait vitale.
Selon le point rouge clignotant sur la carte virtuelle, la baraque se situait à cinq minute, isolée du centre-ville et du peu d’animation disponible. Une seule route pour y parvenir, mais le flic se doutait bien que des chemins coupaient à travers. L’endroit apparaissait comme idéal pour s’adonner à des pratiques interdites. Qui viendrait s’imaginer un tel scénario dans un bled en retrait de la côte normande ? Pas les locaux dont la vie quotidienne était rodée depuis bien longtemps. Bauroix se recentra sur le point. Quelles bizarreries découvrirait-il en plongeant dans les entrailles de cette demeure ? Sa curiosité le poussait à accélérer le mouvement et y résister s’avérait presque être contre-nature.
Autour de lui, un bar-tabac, une épicerie et une petite bâtisse dressant fièrement le drapeau tricolore. Du premier émanait des rires, s’affichant ainsi comme le seul lieu d’intérêt pour les habitants. Quelques têtes dépassaient ici et là, avec une moyenne d’âge à soixante ans au faciès. Il y ferait un tour plus tard. La carte indiquait en plus la présence de quatre hôtels, une église et son cimetière et des commerçants offrant les services essentiels.
- Jamais de la vie je poserai mes bagages dans un tel endroit. C’est la mort avant la retraite.
Bauroix vérifia le matériel qu’il embarquait dans son sac à dos pour son expédition. Lampe et batterie portable, dictaphone en lieu et place de son carnet pour ne pas avoir les deux mains encombrées, appareil photo si un indice se présentait. Pour parfaire son kit, il ajoute un bouteille d’eau et le reliquat d’un paquet de gâteaux dont il ne pouvait plus dater l’ouverture. Dernier objet, mais son favori : un pied de biche, modèle réduit pour plus de discrétion.
Bouclage du sac et il se mit en route, le GPS dans la main droite pour le guider vers sa destination finale. Le temps s’allongea pour rallier le seuil de la demeure. Il avait oublié à quel point les chemins en campagne étirait la perception des distances, accroissait le ressenti des efforts. Un même environnement qui n’évoluait que rarement, comme un air musical qui bercer visuellement les passants.
Après un premier virage, le toit d’une habitation se découpa en arrière-plan, par-dessus la robe d’épis de céréales en fin de floraison. Bientôt les graines seraient visibles et la moisson battrait de son plein. Bauroix se saurait bien créé un raccourci à travers champ, mais continua son périple sur le bas-côté, un pied sur le goudron, le second foulant la terre.
La demeure n’était protégée que par un simple grillage serpentant entre de fin piquets de bois, rempart de fortune fièrement dressé jadis, à présent à moitié effondré sur le sol. Bauroix jeta un coup d’œil autour de lui, puis s’invita sur la propriété. Second violation de domicile en moins d’une journée, record à battre. Heureusement personne n’en saurait jamais rien, au moins pour celle-ci.
Des planches s’accrochaient inlassablement en travers de la porte et des différentes fenêtres, interdisant à quiconque de pénétrer dans un antre qui affichait la partie émergée de son histoire dramatique comme un avertissement pour les plus têtus. Le visiteur saisit l’un des morceaux de bois et tenta de le décrocher à la force des ses bras. Echec cuisant, les clous rouillés jouaient leur rôle sans défaillirent. Espérait-il vraiment pouvoir rentrer comme dans un moulin ? Faire son tour et repartir comme si de rien n’était ? Bauroix grommela.
Pied de biche à la main, il cala le métal dans une interstice et actionna l’outil. Des craquements s’échappèrent, le bois ne résisterait pas longtemps. cinq minutes d’effort supplémentaire et la maison accorda un accès bien malgré elle à ce visiteur acharné.
Bauroix rangea la barre de fer et s’équipa de sa lampe. Pression du bouton. Le faisceau se projeta aussi loin qu’il le put dans l’obscurité. Le papier peint de l’entrée gondolait voire se décomposait par endroit. L’oeil lumineux poursuivit son exploration sous le pas de Bauroix et finit par faire apparaître le salon à gauche, débouchant sur la cuisine semi-ouverte. L’odeur du renfermé s’agrippa au capitaine qui tenta d’en faire abstraction. Dure tâche.
Sur la table, du courrier. Des piles de prospectus, de lettres toujours cachetées. Des dates remontant à plus d’un mois en général. Que s’était-il passé depuis ? Quelqu’un récupérait-il régulièrement le contenu de la boite aux lettres ? Si oui, dans quel but ? Simuler l’existence d’une personne dans la demeure ? Bauroix enregistra ses interrogations dans le dictaphone.
Une poubelle avec un sac plastique. Peu de contenu, aucune indication sur la dernière visite d’un homme entre ces quatre murs. La salle de bain était vide. Un tombeau dont il ne tirerait pas un seul secret pour le rez-de-chaussée.
De retour sur le palier, il observa l’escalier avant d’y poser un premier appuis. Le grincement, tel un cri de douleur qui reste gravé à jamais au fond de l'esprit, écho d’un puit sans fin dans les méandres des souvenirs, lui ordonna de retirer son pied.
- Que cherchez-vous, mon brave ?
Surpris, Bauroix dégaina son arme et la pointa sur celui qu’il crut être son assaillant. Face à lui, un homme aux cheveux gris clair, appuyé sur une canne en bois, les yeux pétillants et le sourire aux lèvres.
- Qui êtes-vous ?
- René Marchand, j’habite dans la petite maison avant de quitter le centre. Je connais toutes les têtes dans ce village, plus de cinquante année passé ici. La vôtre ne me disait rien. Je vous ai suivi. Et vous ?
La capitaine fixa l’homme, le jaugea et tenta de débusquer une éventuelle embrouille. Pas de danger apparent. Il prit de grandes bouffés d’air pour faire redescendre la pression avant de glisser son Sig-Sauer dans son Holster.
- Capitaine de police Gabriel Bauroix. Vous m’avez foutu une de ces trouilles ! J’aurais pu vous éclater la cervelle avec une balle.
- Je suis toujours là. J’ai eu foi en votre sang-froid. Vous ne trouverez rien ici, monsieur, vous perdez votre temps.
- J’ai fait ce constat en bas. Et à l’étage ?
- Rien, monsieur. Ils ont déjà fouiller la maison de fond en comble et sont repartis bredouille.
Bauroix tiqua sur les mots du villageois.
- De qui parlez-vous ?
- Un groupe d’hommes, il y a quelques semaines… ou mois. Je n’ai plus la notion du temps, j’en sui bien navré. L’un était bien habillé par rapport aux autres, ce devait être le chef.
Bauroix assimila les informations livrées par le sexagénaire. Un groupe était passé avant lui pour fouiller l’endroit. Et si personne n’avait décrochée gros lot, c’est qu’il existait une troisième personne qui les avait tous devancés.
- Vous pourriez peut-être m’aider. Qui était le propriétaire de cette maison ?
- C’était les murs du vieux Fernand. Il est mort il y a bien quinze ans maintenant. Il avait donné son habitation à un groupe de jeunes, sans aucune contrepartie. Mais on a jamais revu ces gamins et la maison et tombé en ruine avec les intempéries, entre autres.
- Étrange…
Bauroix quitta l’entrée et se planta devant la porte. Trop de questions tournaient dans sa tête, il avait besoin de réponses. Le dictaphone en marche, il énuméra les faits, le plus précisément possible. Il lista les interrogations et les réflexions qui lui venait en tête. Le tri serait pour plus tard.
Recoller les morceaux n’était pas évident. Les aller-retour sur les mauvaises herbes qui jonchaient la terre sèche ne provoquèrent pas le déclic qu’il attendait. Cette piste ressemblait à un nouveau cul de sac. Le flic jura, se retourna et prit une planche sur le sol.
- Sortez, on va refermer l’accès.
- Vous pouvez me laisser, je vais refixer les planches. Je vais aller prendre mon marteau et quelques clous. Un peu d’exercice me fera le plus grand bien.
Bauroix acquiesça d’un signe de tête et franchit le grillage. Repartir sans le moindre élément à proposer à Edouard et l’équipe revenait à mettre sa tête à prix. Ce qu’il avait pu décrypter sur le mur de Saint-Maur-des-Fossés, ce qu’il en avait compris lui étaient pourtant apparu comme une évidence.
Crépon n’avait pas été choisi par hasard. Cette baraque n’avait pas été ciblé par hasard. Le hasard n’existait pas dans ce milieu. Il devait percer ce mystère et seulement il pourrait revenir au 36 sans se faire incendier par le commissaire.
Dans ce genre de petit village, où tout le monde se connaissait, les plus anciens étant capables de raconter l’histoire complète des plus jeunes, génération par génération. La source d’informations la plus fiable qu’il puisse trouver se situer au bar, entre deux verre d’alcool. Sa dernière option pour ne pas repartir avec plus de questions que de réponses.
Bauroix ajusta son manteau, releva le col pour se protéger du vent omniprésent et s’engagea sur le chemin de campagne pour regagner le cœur de Crépon.
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