Un repas pas comme les autres

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Invitation chez Mr et Mme Puis

Le 1er mars 2024, nous avons quitté notre cocon du 16e arrondissement de Paris et ce n’était certainement pas de gaité de cœur. Mon mari a été muté en province pour une mission de six mois en tant que responsable commercial phytosanitaire, afin de développer le référencement de la marque d’un nouvel engrais naturel pour l’agriculture, en remplacement des produits NPK. Une phase de test en quelque sorte. Ensuite, si les résultats sont concluants, nous partirons pour l’Inde, le marché est en plein essor et accueille de nombreuses entreprises internationales.

J’ai hâte d’y être, mais pour l’heure, nous sommes à Limoges, perdus au beau milieu de la campagne, à Feytiat plus exactement. Nous louons une petite maison en pierre, proche de la départementale. Le lieu est sinistre, les quelques commerces ferment à seize heures, les trottoirs ne sont pas entretenus, un vrai calvaire lorsque je promène Choupette, notre bichon, mes talons aiguilles s’enfoncent dans le gravier. Les personnes que je croise semblent tout droit sorties du Moyen Âge, et le seul lieu animé ouvert le soir est le « Bistrot de la Ripaille ».

Pendant que je marche sur la pointe des pieds pour éviter de m’enfoncer, je pense à mon splendide appartement haussmannien de la rue Mignard, avec ses moulures et ses balcons en fer forgé, son parquet en chevrons et ses fenêtres arrondies. J’y avais mes habitudes dans le quartier, du temps pour me rendre chez mon coiffeur scandinave Sten, être chouchoutée par Alizée aux doigts de fée à son institut de beauté orientale, me régaler au restaurant gastronomique coréen, et prendre un cocktail en soirée au Coco Bango avec mes amies des cours de fitness.

Et ici ? Rien, le calme plat, je m’ennuie, les rues sont sales, les commerces d’un autre temps, leur porcelaine est horrible, sans parler de l’odeur, j’ai l’impression d’être continuellement entourée de bouses de vache. Je plaque mon foulard en soie Gucci sur le nez. J’en ai les larmes aux yeux. Une semaine que nous sommes ici et j’ai déjà envie de partir.

Ce midi, nous sommes invités chez les « Puis », Huguette et Marcel Puis, des agriculteurs auxquels mon mari souhaite proposer les tests de son produit. Rencontre importante pour les convaincre de collaborer. Ce monsieur a insisté pour nous inviter chez lui autour d’un plat typique de la région. En naviguant sur Google, j’ai trouvé la bourriquette et la bréjaude. J’en frissonne de dégoût. Ne pouvions-nous pas commander des sushis ? Je soupire, Choupette a fini ses besoins.

Je rentre, nous nous préparons et montons en voiture pour nous rendre chez eux. Repas prévu à 13h. Le GPS n’arrive même pas à indiquer l’endroit exact de leur ferme. Il nous emmène dans un chemin de terre escarpé, notre Mercedes rebondit sur les bosses, je m’accroche d’une main à la poignée et de l’autre, j’agrippe Choupette. Je la sens trembler de peur. Les branches des arbres semblent se courber pour nous cacher la vue, les nuages nous suivent, aucun lampadaire ne nous éclaire. Je frissonne d’angoisse. J’entends des bruits étranges d’animaux sauvages. Je serre plus fortement mon petit bichon en priant pour ne pas voir un sanglier surgir.

Nous nous engouffrons de plus en plus sur le chemin du Petit Buisson. De la lumière apparait, nous voilà enfin arrivés à la grange. Hippolyte tapote le tableau de bord, les instruments électriques grésillent. Je regarde mon téléphone, nous sommes en zone blanche. Miséricorde !

En sortant de la voiture, le talon de mes escarpins s’enfonce dans une chose molle et visqueuse. Je grimace, préfère ne pas savoir ce que c’est. J’essuie ma chaussure dans les hautes herbes et attrape la main de mon mari.

Nous marchons jusqu’à leur… maison, si on peut appeler cela comme ça. Les briques rouges sont apparentes, la moitié seulement a été enduite d’une couleur ocre, et le toit en taule semble biscornu. Une personne vient nous ouvrir. Ce doit être Madame Puis. Je retrousse le nez, elle sent le purin. Avec son châle vert canard sur les épaules, sa robe en laine marron, ses sabots et ses cheveux roux hirsutes, elle ressemble à une vieille sorcière. Elle nous accueille pourtant chaleureusement. Je jette un coup d’œil à la décoration d’un autre temps. Des têtes de sangliers sont accrochées aux murs recouverts d’une tapisserie aux motifs floraux. Un frisson me parcourt le corps.

Son mari vient nous serrer la main. Je regarde Hippolyte, tout sourire, tendre sa main délicate et immaculée à celle de l’homme, charnue, couverte de boue et de pustules. Je me plaque machinalement une main tendue devant mon visage. Il nous propose de faire un tour de son exploitation avant de passer à table. J’attache Choupette à l’entrée de la maison avec la laisse en cuir rose et collier couvert de strass, sinon elle risque de souiller son pelage blanc et soyeux.

Je marche sur la pointe des pieds, mes escarpins Balenciaga dorés se couvrent de gadoue. Je titube, n’arrive pas à suivre Hippolyte et Marcel. Ma jupe fourreau est trop moulante. J’entends des ricanements dans mon dos. La vieille sorcière se délecte de me voir patauger dans son champ. Je me tords la cheville, me rattrape à la veste de mon mari in extremis. Je froisse son vêtement d’un bleu éclatant.

— Églantine, ça va ma biche ?

Il me prend dans ses bras.

— J’ai seulement perdu un peu l’équilibre.

Je me redresse, tente de retirer mon talon. Il est accroché à quelque chose de dur. Je tire d’un coup sec, un bruit de craquement d’os se fait entendre. Je regarde au sol, on dirait bien un os. Ils jettent leurs détritus dans la nature ? Ils n’ont pas de bacs de tris dans ce patelin ? Cela me répugne. Je recoiffe ma chevelure blonde en faisant attention à ne pas abîmer mes ongles manucurés.

Marcel nous montre ses cultures. À droite, une partie en jachère; devant nous, de belles tomates rondes et rouges, bien alignées à côté de laitues vertes et frisées ; à gauche, des rangées de légumes moisis. Je plisse les yeux, je ne saurais dire quelle espèce de nourriture il essaye de développer.

— Que s’est-il passé pour vos légumes sur cette rangée ? demandé-je.

— M’que d’grè.

— Pardon ?

— Ben m’que d’grè, là t’vois.

Je cligne des yeux, bouche entrouverte. Le discours de cet homme est sibyllin à mes oreilles. Je me penche vers Hippolyte pour chuchoter :

— Qu’a-t-il dit ?

Hippolyte se contente de soupirer. Il m’agace à faire ça.

— Désolée de ne pas comprendre le langage des gueux.

— Ma bichette, voyons. Il a besoin de nos produits, ça saute aux yeux.

Soudain, je sens une main me tapoter l’épaule, je sursaute et lâche un cri bref malgré moi. Je me retourne, c’est Huguette.

— L’repa est s’vi.

Je m’agrippe au bras de mon mari et pigne comme une gamine. Je sens mes joues chauffer, je ne comprends rien à ce qu’ils disent. Je regarde mon épaule, frissonne de dégoût, elle vient de salir mon pull en cachemire avec une substance brunâtre. C’est immonde ! La sueur perle sur mes tempes. Je sors mon mouchoir brodé de mon sac à main en cuir de buffle, tapote mon épaule en tremblotant et retroussant le nez.

— C’est dégueulasse !

— Titine, un peu de tenue ma chère.

Nous les suivons, Hippolyte m’aide à marcher dans cette terre collante et nauséabonde. Nous entrons dans la bicoque par la porte arrière de la cuisine. Une souris déboule entre mes pieds. Je pousse un cri strident en pinçant fortement la chair du bras d’Hippolyte. Il se mord le poing pour réprimer sa douleur. Je jette un œil aux casseroles couvertes de graisse, aux plaques aspergées d’huile de friture, aux ustensiles parsemés de mousse verdâtre. J’en ai un haut le cœur. Dès que nous rentrerons chez nous, j’appellerai immédiatement le Docteur Cohen pour qu’il nous prescrive une ordonnance d’antibiotiques. Ils risquent de nous refiler la peste ou le choléra ces pécores !

Huguette nous invite à prendre place autour de la table en bois massif rongée aux coins. Elle nous apporte des assiettes au nettoyage douteux et au contenu tout aussi suspect. Elle dépose des verres ternes et des couverts rouillés. Je sors mon mouchoir et m’éponge délicatement le front. Jesus, Marie, Joseph, où sommes-nous tombés ? Je regarde le plat, dubitative. Huguette prend les devants.

— Couilles d’mouton et Girot ave’ d’pâté d’pommes d’terre.

Je grimace, tire sur le col de mon pull, je commence à suffoquer.

— Qu’est-ce que c’est le Girot, Madame Puis ?

— Une r’cette à base d’sang d’agneau embossé dans une baudruche d’bœuf, puis cuit au bouillon d’vinaigre.

Je lâche mes couverts, qui s’entrechoquent en tombant au bord de l’assiette.

— Églantine, enfin.

— C’est une plaisanterie ? Elle nous fait marcher n’est-ce pas ?

— Goûte au moins.

Je me penche vers lui, et chuchote pour éviter que les deux autres nous entendent.

— Je n’ai pas fait tout ce chemin pour déjeuner chez Jacquouille la fripouille et Dame Ginette !

Hippolyte laisse échapper un petit rire de dauphin à ma blague. Je souris, mais ce rictus s’efface aussi vite qu’il est apparu lorsque je contemple cette chose flasque devant moi. Je me plaque la serviette devant ma bouche pour cacher un haut le cœur. Une odeur de porc séché me fouette les narines. Je grimace, regarde cette espèce de torchon taché de traces brunes. Là c’en est trop, je pose ce tissu en libérant un hoquet. Hippolyte me lance un regard sévère. Huguette nous propose de la soupe en entrée. Elle se met à tousser des râles glaireux au-dessus de la marmite en porcelaine. J’ai envie de vomir. Je refuse poliment.

— Vous n’auriez pas des tomates ?

— Qu’è k di ?

— Des to-ma-tes ! articulé-je entre chaque syllabe.

— Végane ? demande Marcel, assis en bout de table.

J’écarquille les yeux de stupéfaction et ravie. Je pose mes mains à plat et me penche vers lui.

— Ouiii ! Oui, végane !

— M’que d’grè.

— Pardon ? Je suis navrée, mais je ne comprends pas. Pouvez-vous articuler monsieur Puis, je vous prie ?

Soudain, je sens une lame me transpercer dans le dos. Je me retourne et vois le long couteau de boucher ensanglanté dans la main d’Huguette.

— Et là, tu comprends mieux, connasse ?

Elle me plante le couteau dans le thorax cette fois. Je sens un liquide chaud couler sur ma poitrine, une cascade rouge se déverse sur mon pull blanc. Je me mets à hurler de douleur, mes mains frétillent autour de la plaie. Je cherche du regard mon mari, il est blanc comme un linge, le visage déformé par la peur. Il se lève d’un bond et tente de sortir en courant.

Mais Marcel le rattrape, hache à la main. Il lui donne des coups violents sur la tête. Son crâne s’ouvre en deux. Du sang jaillit en volcan. Je hurle de plus belle, tellement fort que les verres de vin éclatent. Choupette aboie sauvagement.

— On te dit qu’il manque des engrais depuis tout à l’heure ! T’es bouchée ma pauvre parigote ?

— Je… je comprends pas…

Le sang remonte dans ma gorge, accompagné de bile. Du liquide chaud coule à la commissure de mes lèvres, ma vision se brouille, mes membres tremblent.

— On a besoin d’engrais pour faire pousser nos artichauts et nos pommes de terre. Vos produits chimiques soi-disant bio, c’est de la merdasse ! Y a que la bonne chair humaine qui est efficace pour cultiver.

— Vous êtes folle…

— Non, lucide. Faut nous comprendre. Avec l’inflation, la concurrence déloyale et la hausse des taxes, on n’a plus les moyens d’acheter des engrais.

J’ai le souffle court, la migraine, des spasmes et ma poitrine me fait mal.

— Ah… mais… vous parlez… bien… en fait ?

— Bien entendu, abrutie !

J’écarquille les yeux, elle lève le couteau au-dessus de ma tête, la lame brille à la lueur des rayons du soleil, mon corps refuse de bouger, je ne sens plus mes bras, je régurgite de l’hémoglobine. Elle abat sa main d’un geste rapide et puissant, la lame s’enfonce dans ma gorge comme dans du beurre. Mes larmes coulent, ma vue est floue, je me laisse tomber au sol.

***

Choupette continue d’aboyer. Marcel détache le bichon et lui donne un coup de pied au cul. Le chien déguerpit à travers champs.

Ensuite, Huguette et Marcel contemplent les cadavres de ces deux personnages de la haute société parisienne avec dédain.

— Bon, on les met où ?

— On a besoin de faire pousser de l’aloe vera. C’est à la mode en ce moment.

— Le peuple français a surtout besoin de bouffer.

— Bon alors, on les utilise pour faire pousser les choux ?

— Pas assez épais pour ça, ils n’ont que la peau sur les os.

— Pas le choix, faut faire avec ce qu’on a.

— C’est la crise, ma pauvre Huguette.

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