Attention à la marche
Pascal et moi vivons en Auvergne. Tous les week-ends, il sort son accordéon. Ces notes entrainantes représentent toute la tradition du Massif Central. C’est ce qu’il me répète à chaque fois que je boude ou que je pousse un soupir de mécontentement lorsqu’il se met à jouer. Je préfère le Cymbalum, l’instrument de musique de mon pays.
Hier soir, j’ai préparé l’aligot de Monsieur. J’ai mélangé la purée et les lamelles de tome fraîche dans une grande casserole, en remuant le tout énergiquement.
Tout semblait parfait, sauf que, dans cette histoire, une ombre au tableau me rongeait. Il m’a trompée avec une autre femme. Je l’ai surpris un après-midi au jardin Lecoq embrasser une jeune pimbêche. J’ai fouillé dans son téléphone pendant qu’il prenait sa douche, et j’ai vu qu’il cherchait des rencontres sur Meetic et cela depuis quatre mois. Cinq ans de vie commune parties en fumée en un clin d’œil. C’est lui qui m’a fait venir dans ce trou paumé. Je ne voulais même pas y vivre à Clermont-Ferrand. J’ai accepté de m’y installer pour lui, car toute sa vie est ici.
Moi j’ai quitté mon pays, ma famille et mes amis pour ses beaux yeux. Quelle erreur ! J’ai inspecté les tiroirs de son bureau et j’ai découvert un document notarial. Étant hongroise et ne lisant pas le français, je n’ai pas réussi à le déchiffrer.
Ce n’est pas une raison pour me prendre pour une idiote. Pour me consoler, je suis allée sur Tinder. J’ai discuté avec plusieurs hommes. L’un d’eux m’a séduite. Nous avons échangé pendant plusieurs jours, qui sont devenus des semaines. Il m’a aidée à comprendre les feuillets. La relation de mon mari avec sa maîtresse n’a plus d’importance. J'ai décidé de divorcer, de récupérer la moitié de la somme, puis de rejoindre mon nouvel homme. J’allais tout lui dire le soir au dîner. J’ai préparé mes valises, rempli le coffre de la voiture, puis j’ai nettoyé la maison de fond en comble, rangé les bocaux de verre par ordre de taille, puis préparé le dîner.
J’ai entendu une portière claquer. J’ai essuyé mes mains sur le tablier rouge, puis me suis précipitée vers la fenêtre du salon. J’ai écarté légèrement le rideau en voile de coton blanc. Je l’ai vu sortir de sa voiture, guilleret, puis dès qu’il a tourné la tête vers la maison, il a changé d’expression. Son visage s’est durci. Il ne semblait pas heureux de rentrer chez nous. J’ai grimacé de déception et de dégoût. Au repas, il m’a devancée, m’annonçant qu’il souhaitait divorcer, car il m’a vue fréquenter d’autres hommes. C’est le monde à l’envers ! Nous nous sommes disputés, il s’est levé, a jeté ses couverts et le plat au sol. Le fromage a collé sur le carrelage beige.
Furieux, il est parti à l'étage en montant les marches en chêne quatre à quatre, puis il a glissé sur la dernière. Il a dévalé l’escalier, effectué au moins trois magnifiques roulades, puis dans un craquement sec, sa nuque s’est brisée.
J’ai ciré le haut de l’escalier, plus qu’il ne fallait. J’ai mis la dose.
Je me suis approchée pour contempler ce corps désarticulé. Il respirait encore. Il me fixait avec des yeux enragés, injectés de sang. Du liquide rouge et poisseux a fini par sortir du coin de sa bouche. Dans un dernier hoquet, son âme est sortie de son corps. Quel stupide accident domestique ! J’ai pris mes gants en latex et mes surchaussures jetables en polyéthylène dans ma poche de pantalon, puis les ai enfilés. J’ai récupéré des objets, puis j’ai pris le testament dans le tiroir. J’ai attrapé un stylo dans le porte-crayon et changé le nom de sa maîtresse par le mien.
Je ne partirai pas sans rien. Avec ce document, il me lègue tout.
Et ça, c’était hier.
Aujourd’hui est un autre jour. Je roule sur l’A75 direction Montpellier pour rejoindre Ahmed. Une nouvelle vie m’attend.
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