Chapitre 2 - Doris

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J'étais si belle et j'aimais tellement la vie...

Quand je l'ai rencontré, la première chose qui m'a frappée fut son regard. Ses yeux verts émeraude qui sautillaient sans cesse contrastaient avec ses sourcils presque inexistants. Puis, comme un arrêt sur image, ses pupilles devenaient fixes et cette immobilité insoutenable m'obligeait à me détourner.

Hormis ces rares moments où je me sentais déstabilisée, il était le mec le plus adorable qui soit. J'avoue avoir eu presque instantanément une forte attirance pour lui, il dégageait un tel magnétisme. Comment le décrire ? Il n'était pas réellement beau, en tout cas pas d'une évidente beauté, de celles qui vous laissent pantois d'admiration, mais il était irrésistible. Dès qu'il apparaissait, tous les regards se braquaient sur lui. C'était comme ça, un truc irrationnel, inexplicable.

Le hasard le plaça sur mon chemin un soir d'hiver face à la fontaine de la place Castellane. C'est là qu'il m'aborda avec un grand sourire. Dès ses premières paroles, je fus envoûtée, charmée par sa voix douce et grave à la fois, si bien qu'il me fallût quelques secondes pour réaliser ce qu'il disait.

- Mademoiselle, excusez mon côté direct, mais je suis arrivé hier à Marseille et je ne connais personne. Aimez-vous le cinéma ?

Tandis que je le regardais perplexe, une phrase m’échappa sans que je ne puisse m'y opposer.

- Oui, j'aime les vieux films d'auteur. Et vous ?

Mais pourquoi avais-je dit cela ?

Mes mots eurent pour conséquence immédiate de me placer presque totalement sous son emprise.

- Alors tournez-vous et regardez. Nous sommes face au cinéma "Le César". Si nous nous hâtons, nous ne manquerons rien du chef-d’œuvre à l'affiche : "Sueurs froides" est un film qui ne se refuse pas, surtout en version originale. Qu'en dites-vous ?

Je n'eus pas le temps de réfléchir, déjà je lui emboîtais le pas et nous nous dirigions vers le guichet pour retirer les précieux sésames.


****

En quelques semaines, nous étions devenus inséparables, nos longues soirées, à discuter de cinéma, de littérature et de musique étaient un vrai bonheur. J'étais béate d'admiration devant l'étendue de sa culture. C'est bien simple, il savait tout ! Il était capable de raconter un film, scène par scène, sans rien omettre. Il connaissait tous les dialogues à la virgule près, décrivant avec une précision étonnante les visages des acteurs, leurs mimiques, les décors et les paysages. Dans ces moments, son regard s'illuminait et il rejoignait un impénétrable ailleurs, un peu comme s'il se repassait l'histoire dans sa tête. Il déroulait la trame de n'importe quelle œuvre tel un magnétoscope déroulant une cassette. S'il était arrêté dans ses propos pour une quelconque raison, dès l'interruption achevée, il reprenait au même endroit sans ciller, faisant preuve d'une plasticité mentale stupéfiante. Dès que la fonction "Stop" était désactivée, il se remettait en "Play " de manière quasi mécanique. On eût dit qu'il voyait dans les moindres détails ce qu'il décrivait, sa mémoire avait quelque chose de surnaturel.

Mais il y avait un aspect de sa personnalité qui m'intriguait et qui parfois me mettait mal à l'aise. Il y avait en lui un côté psychorigide qui apparaissait dès que nous projetions de pratiquer une activité. Il exigeait alors que nous mettions en place un scénario que nous devions respecter à la lettre. Ce côté obsessionnel était l'unique raison de nos rares désaccords. Un jour, lors d'une promenade au parc Borély, je fis une proposition anodine et très naturelle. Ayant soudainement soif, j'émis le souhait de me désaltérer à la buvette du coin. Il changea alors d'attitude instantanément, car nous sortions du cadre établi.

- Doris, ce n'est pas ce qui était convenu.

- Mais je souhaite simplement boire, il fait si chaud.

- Eh bien, bois si tu le veux, quant à moi, je rentre chez moi.

Et il me planta là sans même me dire au revoir.

Le soir même, il me rappela, se confondant en excuses, m'expliquant qu'il avait des problèmes dont il me parlerait plus tard. Ces paroles eurent sur moi un effet stimulant et j'oubliais cet incident.

Sur un autre plan, nos gestes tendres me laissaient espérer un changement dans la nature de notre relation, car je sentais bien que je ne le laissais pas indifférent et moi, j'étais définitivement séduite. Pourtant, chacune de mes tentatives de rapprochement physique se heurtait invariablement à de la froideur, il trouvait toujours un prétexte pour me repousser gentiment. N'y tenant plus, je décidais de l'inviter dans mon petit appartement, il accepta.

****

Il est là, assis sur le sofa de mon salon, triturant nerveusement le pied du verre de Chardonnay que je viens de lui servir. Il n'est pas comme d'habitude, je ne me formalise pas, peut-être, est-il très timide. Je prends l'initiative et me love contre lui, il me regarde presque étonné, presque gêné. Pour détendre l'atmosphère, je me lève et insère un CD dans la chaîne Hi-fi. Les premières notes de A Whiter Shade Of Pale, du groupe Procol Harum, envahissent la pièce. Comment résister à ce slow démoniaque ? Je l'invite à danser.

Nous voici l'un contre l'autre, la glace semble brisée. Ses lèvres ont rejoint les miennes, nos corps vibrent à l'unisson. Je le regarde malicieusement et je m'éclipse dans la salle de bain.

Je sais que le cliché peut paraître éculé, voire vieillot, mais j'ai décidé de lui en mettre plein la vue.

Cinq minutes plus tard, je fais mon apparition vêtue de bas noir soutenus par des porte-jarretelles et d'un string de la même couleur, mon buste mis en valeur par un soutien-gorge pigeonnant laisse jaillir mes seins. Il a changé d'attitude, ses yeux me fusillent, mais que lui arrive-t-il ? Je surmonte l'angoisse qui m'a envahie, peut-être avait-il envisagé un scénario différent, je tente de le mettre en confiance :

- Veux-tu prendre les choses en main, je veux bien me laisser guider, tu sais ?

Il se redresse brusquement, me prend dans ses bras et il m'attire vers le canapé. Nos baisers m'excitent, il a l'air d'apprécier lui aussi, je l'invite à caresser mes parties intimes, ses doigts effleurent ma toison. La couleur de ses yeux a changé, une expression que je ne lui connaissais pas s'en dégage. Je m'enhardis et palpe la toile fine de son pantalon, ma bouche s’arrondit marquant ma surprise. Son pénis n'est pas comme je le supposais en érection.

Ses gestes deviennent brusques, saccadés, mais que tient-il dans sa main gauche ? Je suis soudain glacée d'effroi, il a brisé son verre et en applique le pied acéré contre ma gorge. J'ai horriblement mal.

- Tu es comme toutes les autres Doris, tu ne vaux pas mieux que ces sales putains qui ne pensent qu'à jouir.

Je voudrais le raisonner, lui répondre, mais la peur et la douleur me paralysent. Non, ce n'est pas possible, il ne va pas me tuer, c'est encore un de ses scénarios, il veut me faire peur, c'est ça !
Mais je perçois l'éclat de verre qu'il enfonce très lentement dans mon cou, martyriser mes chairs. Son regard est empreint de cruauté et de souffrance, je suis terrorisée.
Puis, cédant à une irrépressible pulsion, "Il" plante violemment en moi l'arme improvisée. Un flot de sang jaillit de ma carotide. Mon corps s'engourdit peu à peu, je ne ressens plus rien.
Je sais que je suis en train de mourir, puis tout s'éteint.

Je ne suis plus.

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