Fjall Crerr
La route obliqua vers une chaussée plus large, et bientôt nous rencontrâmes la queue d'un troupeau de moutons, pressés par deux chiens concentrés sur leur tâche, à l'écoute des ordres du pâtre. Les bêtes se défilèrent vers un pré clôturé de haies, et la route fut praticable à nouveau. Plus tard, nous longeâmes une rivière bordée de grands arbres. Au détour d'un virage, le Fjall Crerr se dégagea des imposantes ramures, tout hérissé de toits rouges et de murs blancs, couronné de pierres par les contreforts de l'ancienne forteresse où demeuraient les seigneurs de Crerr. Je soupirai de soulagement. J'allais enfin pouvoir retrouver une existence plus normale.
Un pont enjambait la rivière, que traversait un autre cheptel de moutons. Au-delà, un cavalier surveillait le travail des bergers et des chiens. Il m'apparut de noble naissance, vêtu de cuir, coiffé d'un chapeau bleu garni de belles plumes de faisan, un couteau de chasse à la ceinture. Il montait un imposant cheval de trait placide et indifférent à l'agitation pastorale. Hildrine le héla : "Ohlà ! Sieur Larik, bien le bonjour !" Le jeune homme tourna vers nous son regard perçant dans un visage résolument fermé. Il leva une main amicale, pourtant, et indiqua les bêtes d'un hochement de tête : "Vous serez attendues demain, pour le travail.
- Comme convenu, bien sûr Monsieur ! répondit la vieille."
Larik nous intima de passer notre route, vers la petite cité perchée, et continua sa surveillance. L'âne avait sensiblement forcé l'allure vers le sommet, et je peinais durement dans les rues pavées. Les châtelains de Crerr vivaient les portes ouvertes, et nous nous frayâmes un chemin jusque dans la cour intérieure, où un planton s'enquit des motifs de notre présence. "Nous venons honorer un contrat auprès de sa seigneurie." Hildrine brandit une lettre pliée et cachetée, que l'homme emporta aussitôt. L'âne se mit à piétiner. J'observai les allées et venues des gens de la maison, entre les lavandières, les commis et les palefreniers. Le travail ne devait pas manquer, par ici. Le planton revint accompagné d'une femme affichant un air bonhomme. "Euss' seigneuri' est occupée, mais l'a dit d'vous installer. V'nez ! Semblerait qu'vous connaissez la maison ?
- Z'avons cet' chance, répliqua Hildrine.
- Sire Berton l'a dit d'vous donner une piaule, cet' fois, mais n'a pas mieux qu'une mansarde au-d'ssus des écuries.
- To'jours mieux qu'un' stale avec l'aut' baudet."
La femme se mit à rire avant d'appeler un garçon d'écurie, qui s'occupa de l'âne tandis qu'elle nous montrait l'endroit où nous allions loger. C'était un petit coin aménagé dans le grenier à foin : une palissade délimitait un espace où étaient disposées quatre paillasses, deux tablettes et une lampe. "J'vous laiss' vo'z-installer. Euss' seigneurie vous r'cevra à la prochain' sonnaille.
- Grand merci !"
Hildrine me montra comment détecter et chasser les bêtes indésirables et minuscules qui se logent généralement dans les couchages de paille et celles encore qui habitent les greniers. Ainsi, nous ne serions pas dérangées pendant notre sommeil. En vérité, j'y prêtais à peine attention, toute investie que j'étais par la pensée de me soustraire à ces pratiques impies. J'attendais de rencontrer les seigneurs du lieu, et proposer mes services.
Enfin, une cloche retentit dans la cour, sonnant cinq coups clairs et distincts. Je suivis Hildrine jusqu'à une porte dissimulée dans l'angle d'une tour. En haut d'un escalier en colimaçon, un planton gardait l'entrée de l'office des maîtres. Machinalement, il frappa, puis nous laissa entrer. Deux tables croulaient sous des liasses de papier et des échantillons de laine, et de draperie. Un parfum de lavande et de thym cachait à peine l'odeur du feu de bois, qui s'éteignait dans la cheminée. Dans le fond de la pièce, une jeune femme penchée sur un pupitre rédigeait une lettre. Un homme de petite taille, le crâne chauve et la moustache bien taillée, nous accueillit : "Ah ! Hildrine ! Le hasard de vos pérégrinations vous a ramenée chez nous fort à point.
- Point de hasard cette fois, Messire Berton. Soyez remercié, en outre, de nous héberger avec tant de largesse.
- Les saisonniers ont libéré de la place, c'est tout naturel.
- Enfin, père, intervint la jeune femme, après tous les services rendus, Hildrine pouvait bien être logée convenablement. D'autant plus qu'elle est accompagnée, cette fois.
- Certes, certes. Nous vous avons autorisé l'accès aux cuisines des serviteurs. Vous aurez l'ordinaire. "
La fille du seigneur de Crerr s'était levée pour se poster derrière son père et s'adressa directement à moi : "Il me semble que nous nous rencontrons pour la première fois.
- En effet, Madame, voici mon apprentie, répondit la vieille.
- Eh bien, Hildrine, je parlais à votre apprentie."
Pour toute réponse, la hänvet s'inclina et me laissa converser avec la jeune femme. "Alors, vous suivez Hildrine dans ses allées et venues ?
- Pas exactement, Madame, si vous permettez, et si sa seigneurie le permet également, je cherche un travail et un endroit où m'établir.
- Surprenant, commenta le sieur Berton. Quelles sont vos qualifications ?
- J'ai demeuré sept années au monastère du Fjall Ek, où j'ai appris et maîtrisé l'art de la copie, de la calligraphie et de l'enluminure."
J'espérais tant que personne ne pointe la question de mon renvoi. Après un court instant, la jeune Dame de Crerr reprit : "Père, ne serait-ce pas la personne adéquate pour me seconder dans...
- Oh ! Azilys, encore cette idée de bibliothèque ! Par tous les saints, ne pouvez-vous abandonner ce projet ?
- Mère est des plus enthousiaste à ce propos ! et nous avons déjà rassemblé une vaste collection d'ouvrages, sur tous les sujets possibles. Pensez donc à tout ce que cela pourrait signifier pour Fjall Crerr !"
Elle se tourna vers moi : "N'est-ce pas, que les monastères se gardent bien de laisser quiconque entrer dans leurs précieuses réserves ?
- Seuls les religieux ont en effet la possibilité de consulter les livres les plus anciens...
- Le Vesturlèn dépend directement du pouvoir royal, ma fille. Personne à la Haute Cour ne verra votre initiative d'un bon œil.
- Peu importe ce qui se dira à Har Mooin. Qui sait, peut-être Fjall Crerr pourrait prétendre à devenir un chef-lieu, grâce à la réputation de sa bibliothèque.
- Ah ! Une jeunesse pleine d'idéal, dit Berton à l'adresse d'Hildrine.
- Je la paierai sur mes propres deniers, trancha Azilys."
Il fit un geste d'approbation et la jeune femme retourna à son courrier : "Je vous ferai quérir demain soir, après le souper.
- Oui, oui, intervint sire Berton, elles ont d'autres chats à fouetter, avant de bâtir avec vous la grandeur des terres de Crerr."
Mais Azilys souriait, et moi aussi. Cela se passait mieux que je ne l'avais imaginé. "Les derniers troupeaux sont rentrés, ils vous attendent pour les soins. Pourriez-vous également visiter les pâtres et leur famille ?
- Bien sûr, dit Hildrine, nous commencerons demain à la première heure."
Ce soir-là, le repos fut total. Je me délectai du premier repas chaud depuis notre départ du Fjall Ek, et même une domestique nous apporta une bassine d'eau tiède. J'étais propre, rassasiée, et allongée sous un toit plein de bienveillance. Demain, j'aurai un travail. Dans l'intimité du sommeil, je remerciai l'Unique pour tous ces bienfaits.
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