Gratianopolis
Les sabots des chevaux martelaient le sol rocailleux tandis que la troupe galopait à travers le paysage forestier. Les cavaliers alains étaient enveloppés de poussière, battus par le vent qui soufflait avec force. La sueur perlait sur leur front et leurs chevaux étaient couverts d'écume. Les guerriers, armés de lances et d'épées, chevauchaient avec audace, prêts à affronter tous les dangers. Leur chef Saül, homme trapu au regard fiévreux, guidait le groupe avec fermeté en direction des montagnes aux sommets blancs qui se profilaient. Leurs ennemis s’étaient probablement lancés à leur poursuite. Cette chevauchée était leur seul espoir d’échapper à l’usurpateur et de sauver l’impératrice.
À la tombée de la nuit, ils arrivèrent à Bergousia[1], un petit bourg construit autour d’un pont enjambant une rivière. Leurs montures purent se nourrir d’herbe et se désaltérer d’eau fraîche. Et les guerriers prirent quelque repos à l’abri des granges, car ils redoutaient un orage. Batemod redoutait d’avoir à donner des explications à Laeté. Elle s’était déjà aperçue que Gratien n’était pas avec eux, et il voyait bien qu’elle se retournait les sangs. La gorge nouée, la voix cassée, les mots sortaient avec peine de sa bouche et Laeté comprit avant qu’il ne finisse. D’abord elle fut dans le déni, ce ne pouvait pas être la vérité, mais les Alains pleuraient aussi leurs compagnons morts là-bas, toutes les têtes exprimaient la douleur et l’abattement était général. Elle comprit que c’était la vérité, que son mari était mort. Elle vacilla, et parut manquer d’air, les larmes inondèrent ses joues, elle était vaincue, submergée de chagrin.
— Je suis désolé…
À ces mots, elle abattit ses poings rageusement sur le torse de Batemod qui se laissait faire. Il fallait que les maux sortent. Elle sanglota longuement dans ses bras, cherchant un espoir au fond de ses yeux apitoyés. Mais il demeurait froid et raide, ne sachant plus quoi faire.
Laeté sembla un instant se ressaisir, mais c’était pour mieux se lamenter sur son propre sort, avec une sourde colère contre la fortune :
— Je ne suis plus rien. Qu’est-ce que je vais devenir ? Ma vie est finie, finie !
— Non, ne dites pas ça, vous êtes en vie.
— En vie ? Quelle vie ? Je suis la veuve d’un empereur vaincu. Je ne pourrai pas me remarier, je n’aurai jamais d’enfant. Quelle sera ma vie dis-moi ? Seule, seule, et sans amour ! Oh comme je maudis ce jour où je suis devenue Augusta !
— Vous n’êtes pas seule, je suis là, avec vous.
— Ah bon ? Oh tout va bien alors, l’empereur est mort mais un circitor est avec moi !
Il lui attrapa les poignets et la força à soutenir mon regard avant de lui asséner :
— Ce n’est peut-être pas grand-chose pour vous, mais je ne vous abandonnerai pas, je serai toujours à vos côtés, quoi qu’il arrive. Je serai votre épée, votre ami, votre frère, je serai ce que vous voulez que je sois. J’en fais le serment, vous serez toujours mon impératrice.
Elle fronça les sourcils et réagit méchamment :
— Lâchez-moi, circitor ! Laissez-moi seule, je n’ai pas besoin de vous.
À cet instant, il se surprit à la détester, comme le premier jour. Elle avait raison, ils n’étaient et ne seraient jamais du même monde. Même déshéritée, elle appartenait à la classe sénatoriale, et lui n’était qu’un petit sous-officier d’origine barbare. Rien en commun, rien à faire ensemble. Il tourna les talons et l’abandonna à ses tourments. Il alla se coucher et tomba comme une masse d’épuisement.
Le lendemain, bien avant l’aube, les Alains le réveillèrent, il fallait partir vite, gagner du temps sur leurs poursuivants. Cette fois, il chevaucha loin d'elle, ne voulant plus la voir. Il avait fait son devoir, bientôt ils rejoindraient l’armée des comtes Bauto et Rumorid, sa vie reprendrait son cours normal. Il ne devait plus penser à elle, plus du tout.
Ils approchèrent de Morginum[2], un castrum qui gardait l’entrée d’une profonde vallée encaissée entre de majestueuses montagnes aux sommets enneigés. Les Alpes étaient comme un rempart naturel entre Gaule et Italie. Encore un peu de route et ils seraient tirés d’affaire. En fin d’après-midi, ils étaient en vue des toits orangés de Gratianopolis[3]. Oh ce bourg s’appelait ainsi depuis peu, car Gratien l’avait élevé au rang de cité et d’évêché. C’était un passage sur l’Isère et un port de commerce fluvial. Comme il était fortifié, ils y seraient en sécurité pour la soirée. Et Batemod, pauvre de lui, n’arrêtait pas de penser à elle, gagné par la colère, se sentant humilié, il lui en voulait de l’exclure de son chagrin, de dénigrer son serment, de couper ce lien qu’il croyait avoir avec elle. Et surtout, elle lui manquait, elle lui manquait terriblement, et c’était le plus incompréhensible des sentiments. Pourquoi cette femme le tourmentait-elle comme ça ? Il ne comprenait plus rien.
La ville ne leur ferma pas les portes, l’évêque Domnin les accueillit, il devait sa place à Gratien, et les magistrats de la cité aussi. C’était sa cité, la traverser c’était rendre un dernier hommage à l’empereur assassiné.
Ils s’installèrent dans les casernes de la cité. Batemod comptait bien passer une soirée tout seul et dédaignait les invitations des Alains à boire. Il s’était à peine allongé qu’un messager vint le déranger. L’impératrice Laeté réclamait son circitor. Mais qu’est-ce qu’elle lui voulait celle-là ? La jeune femme était logée dans une maison prêtée par l’évêque, au bord de l’Isère. Une servante l’accueillit et l’amena sur une terrasse en bois qui surplombait la rivière. La nuit commençait à tomber, et dans cette région, ça allait très vite à cause des montagnes environnantes. Alors les domestiques allumèrent des lampes. Ça sentait l’huile parfumée à l’herbe de Vénus, sans doute pour éloigner les moustiques. Nerveux, le jeune homme ne se sentait pas de s’asseoir ni de prendre le temps de contempler les étoiles qui apparaissaient une à une sans se presser, dans un ciel qui virait du bleu au noir.
— Batemod.
Bien que légèrement enrouée, c’était sa voix à elle, utilisant son nom plutôt que son grade. Il se retourna. Laeté avait revêtu une stola couleur safran et un petit châle autour des épaules car dans cette région, les soirées étaient fraîches en comparaison des journées chaudes de l’été. On lui avait coupé un peu mieux les cheveux afin de corriger ce que le circitor avait infligé comme attentat à sa beauté. Elle avait repris quelques couleurs, mais on sentait qu’elle avait beaucoup pleuré. Elle s’avança vers lui d’un pas décidé mais fragile, comme si la volonté se substituait à l’énergie dans ses veines. Cette souveraine déchue se devait de dominer la fatigue et la tristesse, c’était sa manière à elle de rester Augusta en toutes circonstances.
— Je voulais te présenter mes excuses.
Cela le stupéfiât. L’insupportable et méprisante souveraine qui s’excusait. Elle poursuivit :
— Je suis désolée pour hier.
— Ne le soyez pas, vous avez perdu votre mari, il est naturel de réagir ainsi.
— Oui j’ai perdu mon époux, mais ne te méprends pas sur moi. Ne crois pas que j’en ai éprouvé du chagrin. Je pense que tu imagines que je suis une bonne personne, il n’en est rien. Je ne ressens rien pour Gratien. Je l’ai à peine connu, je n’ai pas eu le temps de l’aimer. Non, je ne pleure pas sa mort, je pleure sur moi-même en fait. Qui suis-je pour me plaindre alors que des gens sont morts pour moi ? Car c’est ma faute si l’empereur est tombé dans un piège, n’est-ce pas ? Il s’attendait à me trouver sur ce pont.
— Non, Majesté, ce n’est pas votre faute. Ils ont trompé l’empereur et ses gardes. Vous n’y êtes pour rien.
— Quoi qu’il en soit, je suis en vie, et c’est grâce à toi. Tu ne m’as pas abandonné à mon sort. Tu as fait tout ce que tu pouvais. Tu m’as donné du courage, de l’espoir, tu as subi mes humeurs et tu m’as quand même pris dans tes bras, réchauffée, consolée, et tout ça sans jamais me manquer de respect. Hier tu m’as encore juré fidélité, alors accepte mes excuses Batemod. Et par pitié, cesse de m'appeller Majesté, appelle-moi simplement... Laeté.
Le jeune franc semblait gêné, il bravait mieux les reproches que les compliments. Il inclina sa tête en guise de respect. Elle poursuivit :
— Sais-tu ce qui va advenir de moi ?
— Je l’ignore.
— Je présume que je vais devoir vivre seule, ça sonne comme une condamnation, tu ne trouves pas ? Ma vie de femme à peine entamée se termine déjà. Je serai comme ces sœurs qui se consacrent à Dieu, sauf que je ne l’ai pas décidé moi-même.
Ce qui ressemblait à de l’apitoiement était plutôt de l’ironie pour elle-même, c’était justement sa manière à elle de rendre sa situation moins désespérante. En dépeignant son avenir incertain et sombre, elle se préparait à l’affronter avec courage.
— Laeté, mon serment tient toujours. Je serai à vos côtés.
— Tu es militaire, Batemod, tu as encore une bonne vingtaine d’années de service à faire, si tu ne meurs pas d’ici là. Quand tu seras loin aux confins de l’empire, je serai seule, quand tu mourras, je serai seule. Et puis… toi tu peux te marier, avoir des enfants, tu peux avoir tout ça. Tu es plus chanceux que moi !
— Je suis tellement désolé Laeté…
De colère, l'impératrice le repoussa contre la rambarde, le secouant de ses mains et de ses mots en même temps, comme pour le réveiller :
— Mais arrête d’être désolé pour moi ! Tu es un homme ! Prends ce que tu as à prendre, vis !
Accolé à la balustrade, il ne pouvait plus reculer, Laeté s’était avancée tout contre lui, poitrine contre poitrine, sa tête penchée en arrière pour plonger son regard dans le sien. Mais un regard qui n’avait rien de tendre, il exprimait la douleur, l’audace, la peine aussi, et la rébellion, la mélancolie, la fougue, le paradis et l’enfer. Tout ça mélangé en elle. Batemod se sentait faible alors qu’elle réclamait sa force, elle était sa reine, mais attendait un conquérant. Ce pauvre circitor pensait n’être qu’un jeune sot timide, et en face de son rêve, il était comme un enfant apeuré dans une bataille.
Laeté frémit de toutes ses fibres, et les sanglots enlaidirent son visage, elle vacillait et se montrait fragile pour la première fois. Batemod la serra dans ses bras, ça il savait faire, lui donner de la chaleur, de la tendresse, ça lui venait naturellement. Elle se laissa aller docilement, y prit goût même, s’abrita longuement contre son torse protecteur. Elle lui chuchota à l’oreille :
— Reste près de moi cette nuit, j’ai tellement peur toute seule. Je t’en prie, garde ma chambre, veille sur mon sommeil.
Il ne pouvait pas désobéir.
Quand elle fût apprêtée par la femme de chambre et s’était glissée sous ses draps, on permit au jeune hérule de rester près de sa porte. La domesticité couchée, il entendit Laeté l’appeler. Il entra.
— Viens près de moi, ça me rassure.
Il s’approcha du lit dans la pénombre de la pièce et s’assit sur le bord du lit. Elle fit mine de dormir un moment, et lui piquait du nez.
— Batemod, j’ai froid, prends-moi dans tes bras.
Il ne faisait pas si froid que ça, et pour la prendre dans ses bras, il devait se glisser sous les draps. Il hésita, mais elle semblait vraiment grelotter, alors il obéit et se faufila à ses côtés. Elle lui tournait le dos, il se colla à elle, et l’enveloppa de son bras. Laeté s’y agrippa.
— Je suis bien dans tes bras.
Ils sont restés longtemps comme ça, elle sentait bon, son visage dans ses cheveux, ses lèvres effleurant son cou délicat. Elle cala la main de Batemod contre sa poitrine, et ils découvraient tous deux la magie du désir. Mais l'Hérule savait que cela lui était interdit, qu’il était déjà allé plus loin que ce que son rang permettait. Et puis il ne la déshonorerait pas, il avait des valeurs.
Il s’abandonna au sommeil, mais il en fut arraché au beau milieu de la nuit quand Laeté bougea pour se mettre face à lui. La lumière de la lune éclairait ses yeux grands ouverts qui semblaient briller de mille étoiles. Le cœur du garçon tambourinait dans sa poitrine alors qu’elle l’enlaça cherchant à se fondre en lui. Leurs lèvres se rejoignirent dans un baiser d’une douceur incomparable. Comme s’il rêvait éveillé, le temps suspendu lui fit savourer pleinement ce baiser au goût de miel. Il caressa les cheveux soyeux de la belle. Le souvenir de ce qu’il avait connu de mieux dans sa vie s’effaçait avec cet instant merveilleux. Rien ne serait plus jamais comme avant.
Des cris d’alarme les sortirent de leur idylle. Depuis la terrasse, ils virent que les portes de la ville avaient été ouvertes et que se répandaient des cavaliers ennemis dans les rues, flambeaux à la main. Batemod ignorait ce qu’il advenait de leurs compagnons restés à la caserne, mais les bruits de combats désespérés résonnaient dans la cité. Laeté avait hâtivement enfilé une stola et s’inquiétait. Leurs portes étaient fermées côté rue, mais cela ne résisterait pas longtemps à des soldats. Le circitor songea à son cheval qui était trop loin alors qu’il leur était impossible de fuir à pied.
La situation plongeait Laeté dans le désarroi le plus total, alors il la serrait fort contre lui, elle semblait vouloir échapper au danger en mettant sa face dans le creux de son épaule. Il ne fallait pas se laisser dominer par la fatalité. Ne pas subir. Agir. C’est ce que lui avaient appris les guerriers Hérules. Batemod ne faisait confiance ni aux habitants ni aux esclaves de l’évêque. Ses craintes se révélèrent fondées puisque on tambourinait déjà à leur porte. Laeté regarda Batemod comme si tout espoir s’était envolé. Malgré son jeune âge, il agissait et pensait en cavalier d’élite de l’armée impériale, échafaudant dans l’urgence différents plans de secours. Plus question de s’éclipser par la porte que les soldats allaient bientôt défoncer. Ils n’avaient plus guère de choix. Il entraîna la jeune femme sur la terrasse et la prit encore une fois dans ses bras. Elle soupira, sembla vouloir profiter une dernière fois de leur étreinte.
— Caches-toi, je vais me rendre, c’est moi qu’ils cherchent, ils ne savent pas que tu es là.
— C’est hors de question. Je ne vous abandonnerai jamais.
— C’est sans espoir, nous n’avons pas d’autre choix.
— Pardon de vous contredire…
Il joignit le geste à la parole, et la projeta dans les flots avant de la suivre dans une plongée vive. Laeté, en proie à la panique, se débattait dans l’eau, mais il la tint fermement. Elle s’accrocha à lui comme un chat à qui l’on fait prendre un bain. Il lui chuchota des mots rassurants qui apaisèrent son angoisse tandis qu’elle assassinait Batemod du regard ; comment faisait-elle pour demeurer une souveraine en toutes circonstances ?
Il la tira jusqu’à la berge en les éloignant un petit peu de la maison. L’eau était froide, mais ils n’avaient pas le temps de se réchauffer. L’ombre des bâtiments de la berge permettait une totale obscurité. Le circitor espérait que les soldats ne les aient pas entendus plonger. La veille au soir, il avait repéré une barque de pêcheur. Il aida Laeté à monter dessus et trancha la corde d’un coup de spatha avant d’entreprendre de la pousser, nageant hardiment jusqu’à l’autre rive. La saison avait adouci les flots, ce qui ne signifiait pas pour autant que la tâche était aisée. Cet effort était si violent que Batemod eut l’impression que sa poitrine allait éclater.
Quand ils furent de l’autre côté, il se traîna lamentablement sur les galets et n’arrivait plus à reprendre son souffle. Sur le dos, il prit une bouffée d’étoiles et se perdit dans un flot de pensées : « Nous sommes sains et saufs mais combien d’hommes valeureux et loyaux vont périr dans cette guerre civile ? Maudits soient les êtres bouffis d’ambition. Pourquoi la plupart des soldats et des gens se rangent-ils toujours du côté des menteurs ? Pourquoi croient-ils aux promesses d’une potion miracle ? Pourquoi croient-ils aux tours des illusionnistes ? Et moi, pourquoi suis-je né différent, insensible à tout cela ? Pourquoi est-ce que je vois les gens tels qu’ils sont sous leurs masques de théâtre ? »
Le visage inquiet de Laeté se dressait au-dessus du sien, sa robe mouillée lui collait à la peau et elle grelottait de froid. Il crut un instant qu’elle allait l’embrasser à nouveau, mais elle le gifla :
— J’ai froid, je suis trempée, oh je te hais !
— Je suis désolé.
— Je suis dé-so-lé… ironisa l'impératrice.
Ses manières exagérées provoquèrent chez lui un début de rire nerveux, ce qui eut le don de l’énerver encore. Elle le bombarda de petits coups de poings rageurs sur le torse, alors qu’il riait de plus belle. Un rire volé à la bienséance, certes, mais un rire bénéfique et salutaire. Cela dit, ils ne devaient pas traîner ici.
Ils longèrent l’Isère en direction de Conflans. Batemod savait qu’il fallait aller vers l’Est pour se rendre en Italie, et qu’en longeant la rivière ils resteraient dans la vallée.
Cette fois, il fallait marcher, et marcher longtemps. Mais l’impératrice n’était pas accoutumée à cet exercice et elle commença à se plaindre après quelques miles. Il se demanda s’ils arriveraient en Italie un jour ou s’il allait la tuer avant.
— Vous étiez plus douce cette nuit, Majesté.
— Oh ! Alors parlons-en, tu m’as embrassée ! Je pourrais te faire empaler pour cela !
C’était peine perdue pour contester, elle avait toujours raison, il n’aurait jamais le dernier mot avec elle. Quelque part, il ne lui en voulait pas pour ça, il était difficile pour elle d’admettre quelque chose de contraire à son éducation. Il existerait toujours un fossé énorme entre qui elle était et qui elle prétendait être. C’était à jamais son impératrice.
Une heure avait passée lorsqu’ils entendirent des chevaux. Cachés derrière des arbres, il reconnut les cuirasses à écailles des Alains. Il les appela et vit que Saül se trouvait avec eux. Ceux-là avaient pu s’échapper et franchir le pont sur l’Isère. Ils n’étaient plus qu’une dizaine, mais c’était suffisant pour les emmener. Le lendemain ils étaient à Conflans[4] et empruntèrent la route Alpis Graia qui serpentait au cœur de hautes montagnes.
Ils furent contraints d’effectuer une ultime halte au début de la nuit, car avancer devenait trop dangereux sur ce sentier rocailleux avec ces falaises abruptes. Ils n’avaient rien à manger, mais personne ne se plaignait de la faim. Batemod annonça à Laeté qu’ils seraient en Italie dès le lendemain.
— Alors, c’est la fin de notre voyage…
Elle avait dit cela presque à regret. Ils étaient épuisés, avaient échappé de peu à l’usurpateur, et tout son monde s’était écroulé. Elle devrait être heureuse de se réfugier auprès de la famille impériale et de récupérer son honneur et sa dignité. Couchés l’un près de l’autre sous la voûte étoilée, la nuit était fraîche alors ils se rapprochèrent une dernière fois. Il fallut bien du courage à Batemod pour se décider à aborder le sujet qui le taraudait depuis Gratianopolis. Alors qu’il l’enveloppait entre ses bras, il commença à parler :
— Laeté… je…
Elle comprit aussitôt et lui posa le doigt sur la bouche.
— Non, ne parle pas de demain s’il te plait.
Et il reçut un baiser en guise de réponse.
*
Au milieu des rochers et de l’herbe rase, se dressaient les murs d’une clausure qui verrouillait l’accès à l’Italie. Des légionnaires de la Prima Julia Alpina les avaient aperçus et le petit groupe fut vite entouré et menacé par les lances. Après avoir parlé au centenarius, le préfet de légion en personne se présenta à eux afin de vérifier si ce qu’ils annonçaient était vrai, qu’il s’agissait bien de l’impératrice. Ils furent ensuite autorisés à aller plus loin jusqu’au sommet du col, là où se trouvait un vieux temple et la statue du dieu sur une colonne [5]. Ils purent entrer dans la mansio où ils purent enfin prendre soin de leur personne en toute sécurité. Ce grand bâtiment était muni d’écuries, de chambres, de bains et d’une taverne.
Laeté fut emmenée par les officiers car le comte Bauto ne se trouvait pas loin d’ici. Batemod ne pouvait pas la suivre, il n’en avait pas le droit, et c’est en serrant les poings qu’il la regarda disparaître avec eux sur un cheval. Elle avait juste esquissé un signe de la main, mais elle semblait déjà ailleurs. Entourée d’alliés, elle était retournée dans son monde et lui le sien.
[1] Bourgoin-Jallieu
[2] Moirans
[3] Grenoble. Cette métropole française tire son nom de l’empereur Gratien !
[4] Maintenant Albertville.
[5] Col du petit Saint-Bernard, appelé avant col de la colonne de Jupiter.
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