Lugdunum
Retranché dans son palais, le gouverneur[1] exaspéré par l’agitation frénétique et désordonnée de ses subordonnés, cherchait à restaurer son calme et sa sérénité en se promenant dans ses jardins. C’était vain. Toutes ses pensées le ramenaient à la situation présente. La veille, Gratien campait à côté de Lyon, escorté par sa garde de cavaliers barbares. La seule évocation des Alains suscitait l’effroi partout en Gaule. Ne disait-on pas dans les prophéties que les Scythes[2] détruiraient l’empire romain ?
Il marchait en long et en large, faisait le tour de l’étang, prenait de profondes inspirations pour calmer les battements de son cœur. Les pensées les plus noires l’assaillaient : lancé à la poursuite de Gratien, le maître des milices Andragathe serait bientôt là lui aussi. Autrefois, la ville avait choisi le mauvais camp lors d’une guerre civile[3]. Tous les Lyonnais savaient que leur cité, autrefois capitale des Gaules, avait été mise à sac par les légions romaines. Depuis, les ruines sur les collines de l’Ouest attestaient de sa splendeur passée. La ville s’était resserrée, Lyon n’était plus qu’une capitale de province un peu endormie.
Le gouverneur n’avait pas ouvert les portes de la ville à l’empereur. Ce dernier avait prudemment franchi le pont près du cirque et s’était établi dans le faubourg. Il faisait garder le passage au cas où les troupes de Maxime le rattraperaient, précaution nécessaire pour aisément fuir vers l’Italie.
Comme le Prince demandait à ce qu’on lui ouvre les portes, et sollicitait des vivres et des chevaux frais, le gouverneur cherchait à gagner du temps, feignant de se plaindre de la lenteur de ses services pour accéder aux demandes.
Gratien proposait une entrevue avec lui. C’était la première fois que l’empereur lui offrait la possibilité d’être de ses intimes. Mais appartenir à ce cercle étroit faisait de vous un membre de son comitatus, un compagnon de l’empereur. Et en ces temps difficiles, l’amitié de Gratien ressemblait plus à une maladie honteuse.
À l’heure de déjeuner, le gouverneur, retrouva l’agitation de ses secrétaires, infatigables flatteurs armés de tablettes d’argile. Dans un couloir, il aperçut un homme aux cheveux noirs et bouclés, dont la ceinture pourpre autour d’un gros ventre, indiquait le rang de palatin. Cet intrus ne manquait pas d’audace, il s’était infiltré dans les cuisines et se servait dans les marmites, assaisonnant un plat selon son propre goût. Le gouverneur l’admonesta : « mais qui vous a permis ?! »
Sans lever les yeux de son assiette, et mordant à pleines dents dans du poulet au garum, le fonctionnaire impérial répondit sur un ton railleur :
— Oh excusez mon impolitesse gouverneur. Je me présente : Hosius, au service de sa majesté Magnus Maximus.
Un envoyé de Maxime, déjà ! Le gouverneur devait se méfier, il jouait sa tête.
— Que voulez-vous ?
— Oh moi, je ne veux rien. Je ne suis là que pour vous donner un conseil : invitez Gratien, dites-lui que vous l’assurez de votre soutien.
— Mais vous êtes fou ? Si j’aide Gratien, votre maître exercera sa vengeance !
— Je sais très bien ce que je fais.
Et Hosius se leva, fit quelques pas avec sa démarche de serpent, et expliqua…
Le gouverneur réagit :
— Et si je vous aide à faire tomber l’empereur dans un piège, je le livre à une mort certaine. Je ne veux pas m’associer à un crime ! Maxime est vainqueur, celui ne lui suffit-il pas ?
— Vous savez que lorsque Gratien a revêtu la pourpre, il a été élevé au rang d’Auguste. Un empereur n’est plus une personne comme vous et moi. C’est le représentant de Dieu, le souverain de l’Univers. Or Dieu a voulu que Maxime soit vainqueur. Gratien n’est plus le choix des Cieux. Il doit donc mourir.
— Vous voulez le tuer au nom de Dieu ?
— Oh nous avons des intérêts aussi à nous débarrasser de Gratien. Voyez la situation générale : il n’y a qu’un enfant pour gouverner l’Italie. L’empereur d’Orient sort juste d’une guerre épuisante. Personne n’a d’armée suffisamment forte pour résister à Maxime. Tuer Gratien favorisera le camp du plus fort. Tuer Gratien favorisera notre position à la cour.
Le gouverneur réfléchit quelques instants. Hosius considérait Gratien comme un simple symbole, une idée obsolète, un déchet à se débarrasser. Le constat était pourtant le même : le plus fort, c’était Maxime, il fallait se soumettre et traiter Gratien comme un ennemi. Pour exécuter le plan d’Hosius, il fallait inviter l’empereur à un banquet comme on invite un ami. Quelle ironie.
*
La matinée s’effaçait comme la brume qui l’avait accompagnée. Batemod et Laeté se dirigeaient vers l’Est, vers Lugdunum. Une multitude de charettes et de piétons, âmes itinérantes des villages voisins, s’en revenaient de la ville après avoir fréquenté les marchés animés de la cité. La foule, dans son grouillement incessant offrait un camouflage providentiel aux deux fugitifs. L’espoir gonflait leur poitrine comme des voiles d’un bateau naviguant vers des terres de liberté.
Laeté était vêtue comme une paysanne, mais perdre ses atours la rendaient plus humaine, plus chaleureuse, la liberté et ses facéties l’embellissaient plus que ses bijoux et ses coiffures compliquées de princesse.
Ils atteignirent les ruines de l’antique cité, qui servaient désormais de carrière aux habitants. Les oiseaux semblaient célébrer les ravages du temps sur les constructions humaines, des arbres de leur tronc robuste disloquaient le sol de pavés verdis ou embrassaient les murs de leurs racines fourchues. Les fontaines privées d’eau depuis un bon siècle ne rafraichissaient plus que des fantômes, et des lièvres courir entre les buissons. Des ronces et des mousses en éclaireurs avaient reconquis les lieux sur l’humain. Il fallut contourner le sanctuaire Fédéral des Trois Gaules. Si l’édifice païen était en ruines, les lieux étaient encore visités par les habitants, une croix en l’honneur des martyrs chrétiens y avait été dressée. Il y régnait une atmosphère étrange de civilisation qui s’écroule.
Du haut de la colline, ils découvrirent la ville étalée à leurs pieds, lovée contre les flots argentés de la Saône. Un pont majestueux conduisait à Canabae, la péninsule devenue le cœur de la nouvelle cité lyonnaise. Encore un peu plus au nord, un autre pont menait à Condate, où se dressait l'immense amphithéâtre. Les troupes d'Andragathe étaient prévues par-là, mais les bannières de l'adversaire ne se profilaient pas encore à l'horizon. Ils devaient trouver Gratien et passer sur le pont qui enjambait le Rhône. Les portes de la ville semblaient ouvertes, et Batemod pensa qu'ils pourraient pénétrer dans l'antique cité sans danger. Ils descendirent de cheval et empruntèrent le chemin du pont de Condate, en passant près de l'ancien forum et en longeant la Saône.
Laeté marchait difficilement, car le soleil chauffait les pierres et la terre nue des sentiers. La main du jeune homme serrait trop fortement la bride, son cheval rechignait à avancer, il avait soif ou craignait quelque chose. Batemod faisait plus confiance à cet animal qu’à n’importe quel être humain, car il ne l’avait jamais trahi, même si son caractère était parfois celui d’une mule. Laeté demeurait étrangement silencieuse. Il la ressentait tendue, fébrile, refermée comme un coquillage. Elle savait que son destin se jouait ici.
Une fois dans la ville, le circitor se demandait s’il devait prendre plus de précautions, mais il avait cette lâche envie d’en finir avec ce voyage. Il souhaitait se libérer au plus vite de ce fardeau trop lourd pour un gamin de vingt ans.
Les rues étaient étrangement calmes, comme si les Lyonnais se bornaient à des activités domestiques. On se sentait épiés derrière les rideaux des échoppes, dans l’ombre des tonnelles, ou depuis les fenêtres et les balcons. Le circitor redoutait à chaque instant de croiser des soldats et ignorait si la cité s’était ralliée à l’usurpateur. Ils se pressèrent pour gagner au plus vite la porte d’Italie.
Sur le pont du Rhône, ils furent stoppés net par des cavaliers alains de la garde personnelle de Gratien. Quel soulagement ! Un sourire éclatant illumina le visage fatigué de Batemod, il avait réussi l’impensable. Les gardes reconnaissables à leurs armures écaillées leur donnaient l’apparence de dragons argentés. Pointant vers eux leurs arcs nomades, ils restèrent suspicieux quand Batemod s'annonça. Un officier le reconnut, c’était Saül, ce petit guerrier à la longue chevelure blonde et à la peau mate, avait cette expression farouche et barbare qui impressionnait même les siens. Sa réputation de cavalier hors-pair n’était plus à faire Quand Batemod lui annonça avoir ramené l’impératrice, les yeux de Saül s’écarquillèrent et c’est la bouche bée qu’il vérifia que le visage de Laeté était bien le bon. Il dit quelque chose à sa troupe qui réagit par des cris de victoire en levant les lances en l’air.
Laeté avait l’air de ne pas réaliser. Une bonne centaine de guerriers barbares à son service, c’était un peu trop beau pour être vrai.
— Où est l’empereur ? s’enquit Batemod.
— Il a été invité par le gouverneur à un banquet.
Le circitor n’aimait pas ça. Certes l’empereur s’y était rendu avec une bonne escorte, mais l’arrivée des troupes de Maxime était imminente et les traîtres étaient partout.
— Je vais aller le prévenir. Restez ici, Majesté, restez, ces hommes ne vous trahiront pas.
— Non, ne partez pas, je ne connais que vous. Que le chef de la garde envoie plutôt un messager quérir mon mari. Mais ne partez pas, j’ai besoin de vous.
Batemod ne pouvait pas désobéir. Il avertit Saül des derniers événements et de l’arrivée probable des cavaliers d’Andragathe dans les prochaines heures. Ces nouvelles l’inquiétèrent assez pour qu’il dépêchât un groupe de gardes au Palais. Son propre frère Sambida accompagnait l’empereur.
On les vit partir au galop. Batemod et Laeté arriveraient-ils à se reposer avec toute cette tension ?
D’insoutenables minutes s’écoulèrent avant qu’un de messager fût de retour. Saül s’énerva et une discussion animée s’établit avec le cavalier. Batemod comprit que quelque chose n’allait pas. Le chef alain lui dit sur un ton grave :
— L’empereur a quitté le Palais en direction du pont de Condate.
— Mais pourquoi donc ?
— Ils ont dit au Palais que l’impératrice arrivait par le nord.
Saül réalisa soudain :
— C’est un piège !
Le chef ordonna à la troupe de se préparer. Mais dans l’affolement, on perdait beaucoup de temps, Batemod devait resseller son cheval qu’il avait laissé se reposer à l’ombre. Laeté le surprit ainsi :
— Que se passe-t-il circitor ?
— Votre époux est en danger, je dois aller là-bas.
— Je viens avec vous.
— C’est hors de question, Laeté, préparez-vous un cheval, nous lèverons le camp dans l’heure pour l’Italie.
La main de Laeté, convulsée d’angoisse, se cramponnait au bras de Batemod :
— Non, ne me laissez pas !
Les yeux mouillés de l’impératrice exprimaient autre chose que de l’inquiétude. C’étaient ceux d’une femme qui veut retenir son amant. Il se voulut rassurant :
— Je vous promets de revenir vite.
*
Alors qu’il banquetait avec le gouverneur, l’empereur Gratien reçut une missive annonçant l’arrivée de sa femme non loin de là. Avec empressement fiévreux, l’empereur sort en trombe sans prêter attention au sourire mal dissimulé du gouverneur. En compagnie de Sangiban et de quinze gardes, l'empereur se hâta d'aller à la rencontre de son épouse, et l'empereur sortit rapidement de la ville par la porte nord, indifférent au danger potentiel.
Sur le pont de Condate, Gratien aperçut la voiture impériale, attelée de quatre chevaux, suivie d'une dizaine de cavaliers Promoti. Il se dirigea en confiance vers le véhicule avec l'intention d’accueillir sa femme. Le rideau s’écarta et le souverain n'y trouva qu’Andragathe et sa lame aiguisée. Le glaive du traitre se planta dans le corps du souverain stupéfait. Les Promoti dégainèrent leurs épées, et des archers embusqués décochèrent leurs flèches dans le dos des gardes impériaux. Après un court combat désespéré Sangiban s'effondra sous les coups de ses assaillants.
Le sang des entrailles de Gratien se répandait sur la chaussée, il dit ces derniers mots à son assassin : « tu peux tuer mon corps, mais tu ne tueras pas mon âme ».
Andragathe l’acheva d’un autre coup. Il ne tuait pas un homme, il abattait un symbole. Le règne de Gratien était terminé, il fallait lui ôter la vie.
*
Batemod partit au galop sur le pont, son cheval était capable de bien des prouesses, il était entraîné pour ça. Il remonta la rue principale et le fer des hipposandales claquait bruyamment contre les pavés. Le Palais se trouvant au nord de Canabae, et le pont de Condate tout proche, il fallait faire très vite. Des messagers l’avaient précédé, il essaya de se rassurer de la sorte, l’empereur aurait été prévenu à temps et aurait fait demi-tour. Il allait certainement le croiser avec son escorte. À la porte du nord, on apercevait le grand amphithéâtre qui dominait les pentes escarpées de Condate, et à gauche, le pont qui enjambait la Saône. Il ralentit la course de son cheval pour évaluer la situation.
Sur le pont, il comprit en voyant la voiture de l’impératrice. La colère enveloppait son cœur dépité. C’est alors qu’il a vu les corps dans une mare de sang, l’escorte massacrée par l’embuscade, et autour d’eux les partisans de l’usurpateur qui achevaient les blessés. Batemod le vit, étendu à terre dans sa robe pourpre. Le Franc demeura sans voix, c’était l’empereur Gratien, mourant, entouré des mines réjouies de ses assassins.
Sur l’autre rive, un grand nuage de poussière annonçait des essaims de cavaliers, des centaines, des milliers, remplissant l'air d'une poussière épaisse et suffocante. Gratien assassiné, la Gaule entière tombait désormais aux mains de Maxime. Batemod se dit qu’ils couraient un grand danger maintenant. En voyant la tête de son frère transformée en un terrible trophée, on eut du mal à contenir Saül. Ses guerriers l'encerclèrent, l'empêchant de succomber à sa rage assassine. Alors que des cavaliers ennemis traversaient le pont, le circitor s’efforça de raisonner le chef :
— Je te promets, nous vengerons ton frère, mais je t’en conjure, maintenant il faut fuir !
Batemod devait jouer son rôle, comme un acteur de théâtre, portant le masque de circitor d’une turme de cavalerie. Le rôle du soldat fort et intrépide, alors qu’au fond de lui c’était encore un enfant. Solide comme le chêne, il se sentait fragile comme un brin d’herbe, brave à l’image de son père, il tremblait à l’intérieur de lui et ne montrait ses muscles que pour ressembler à ces héros légendaires. À vingt ans, on veut ressembler à Thor ou à Hercule, pas à un soudard. On croit qu’un dieu ou une cité vous récompenseront pour vos exploits. Alors il faisait de son mieux pour échapper au danger, mais celui-ci était là, bien présent. On entendait sa clameur, son ire, sa fureur. L’ennemi se répandait dans les rues de la ville comme les eaux boueuses d’une crue. Les derniers sympathisants de Gratien étaient devenus des proies et des traîtres. Batemod n’avait jamais traversé une ville à cette allure, et heureusement son fidèle destrier le connaissait mieux que personne et donnait toute sa puissance. Il fallait suivre les Alains qui l’accompagnaient, ces cavaliers étaient parmi les meilleurs.
Lorsque ils atteignirent le pont du Rhône, ce qui restait des Alains s’était préparé à lever le camp. Ils passèrent l’édifice de pierre et entraînèrent le groupe à leur suite dans un puissant galop général sur la route d’Italie. Laeté suivait avec eux sans comprendre. Comme ce n’était pas une très bonne cavalière, il fallait l’aider, l’encourager, l’inciter à faire confiance à sa monture. L’urgence de la situation permettait au circitor d’esquiver les questions. Mais il avait le cœur lourd, il rassembla ce qui lui restait de courage et de force pour les éloigner de cette ville maudite.
[1] Gouverneur de la province de Lyonnaise Première, son titre est consulaire. Le palais du gouverneur se situait à Lyon.
[2] Les Scythes étaient un peuple plus ancien de cavaliers nomades du pourtour de la mer Noire, ancêtres lointains des peuples turco-mongols. Des légendes prophétiques disaient qu’ils précipiteraient la chute de Rome. Au 4e siècle, les peuples de cavaliers nomades et semi-nomades d’au-delà du Danube sont tous surnommés « Scythes », et même leurs antiques tribus servent à nommer les peuples : Gètes pour les Goths, Massagètes pour les Alains, Scythes Royaux pour les Huns… Les Romains ne tenaient pas compte de critères ethniques ou linguistiques pour classer les peuples, mélangeant pêlemêle Germains, Iraniens et Turco-Mongols.
[3] En 197, Lyon est saccagée et incendiée par les légions de Septime Sévère juste après la bataille contre Albinus qui est tué. En 353, l’usurpateur Magnence se suicide aussi à Lyon.
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