Justine
Ce jour-là au Palais impérial de Milan, un silence pesant régnait, à peine troublé par le bruissement du vent dans les arbres et le bourdonnement des abeilles des ruchers. L’armée de servantes et d’eunuques semblait se déplacer à pas feutrés. On ne riait plus, on n’osait pas même sourire, servir sans déranger, balayer sans être vu, cuisiner sans polluer, laver sans éclabousser, ce jour-là, personne n’osait parler.
Justine revenait de promenade. Le Grand Chambellan reconnaissable à sa tunique raffinée et à son crâne rasé de près, vint à sa rencontre avec sa démarche arachnéenne. Cet eunuque était à la tête d’une armée d’autres eunuques, vaste toile qui lui permettait de saisir les paroles les plus indiscrètes, les moindres sous-entendu, jusqu'aux expressions des visages, car cette espèce particulière de domestiques palatins semblait sonder les âmes. Cet empire de castrés s’étendait bien au-delà des murs, dans la cité de Milan et dans celles d’Italie, de Gaule, leurs oreilles indiscrètes œuvraient jusqu’à Constantinople, Antioche et Alexandrie, sans doute même à la cour du Roi des Rois en Perse. Basile était pour cela redouté autant qu’il dégoûtait ses interlocuteurs, on respectait son rang, on jalousait sa proximité avec la famille impériale, mais il était à l’image de son corps, pas vraiment un homme. Justine appréciait ce personnage, car il agissait dans l’ombre pour donner corps aux volontés de l’Augusta.
Elle se souvenait… encore petite fille, son époux ce blond au corps massif, à demi-barbare, qui brandissait son épée franque devant la foule, l’on avait allumé de grands feux pour un sacrifice d’animaux. C’était une nuit païenne, où le sang impur coulait sur le sol, la croix avait été abattue, et l’on entonnait partout des mélopées sauvages. Justine tremblait dans son corps de fillette, car cette brute la rejoignait après s'être empiffré et avait bu plus que de raison. C'était son premier mari, l’empereur Magnence, le tyran païen, qu’on disait plus franc que romain, il se glissait dans son lit. Elle n’était pas encore nubile, mais ce tyran voulait exercer son empire sur elle, lui faire un enfant, car Justine était de la famille du grand Constantin. Elle se souvenait des mains épaisses et moites, des tentatives bestiales et écœurantes pour consommer le mariage. Elle avait pleuré plus de larmes que son mari avait bu de vin. Et alors qu’elle était toute seule, dans ce Palais si vide, un eunuque prit soin d’elle mieux que ses servantes, il avait écouté la petite fille, et deviné ses plus sombres désirs, Basile agissait alors, et la gamine apprit peu à peu à se défendre contre les monstres et les hypocrites. Ils devinrent une sorte de couple inséparable, et avec une telle âme damnée, elle grandit dans les couloirs des Palais, au cœur des intrigues. Elle fut mariée une deuxième fois et si le monstre païen et barbare hantait parfois ses cauchemars, il était mort et maintenant elle était la mère de quatre enfants d’un vrai romain, et elle portait le titre d'Augusta.
Aujourd'hui un nouveau tyran, un catholique cette fois, la menaçait elle et son fils. Basile était encore à son service, plus utile que jamais.
— Augusta, je viens vous annoncer que l’impératrice Laeté va faire son entrée au Palais tout à l’heure.
Cette nouvelle la tira brutalement de ses pensées, Laeté, elle avait complètement oublié cette gamine. Voyant son trouble, Basile se voulut rassurant :
—Majesté, Laeté n’est qu’une impératrice sans époux et sans enfant, elle ne va pas vous nuire.
— Oh les femmes ne te font aucun effet, alors tu ne sais pas de quoi elles sont capables, il faut toujours se méfier des femmes, surtout quand elles portent le titre impérial et qu’elles sont jeunes et jolies.
— Je comprends majesté, mais pour autant, l’impératrice Laeté n’attend pas d’enfant, aucun risque qu’il naisse un concurrent pour votre fils. Elle ne se remariera jamais.
— Et tu crois que cela va l’arrêter ? Elle peut séduire des courtisans, des généraux, mon propre fils pourquoi pas ? Ne la sous-estime pas, je te prie.
— Nous nous occuperons d'elle en temps voulu.
— Oui, en attendant accueillons-là avec les honneurs. dit-elle ironiquement.
*
Laeté descendit de son carrosse aux portes d’or du Palais, passant à travers des rangées de soldats, le tribun des Gratianenses la salua, sous son casque à crète rouge et sa cuirasse dorée. Parmi les rangs, un biarque devant son contubernium, fixait l’impératrice. Comme Batemod aurait aimé rompre les rangs et la rejoindre, lui parler, la toucher à nouveau. Mais la cérémonie marquait sa différence entre elle et le reste de l’humanité. Elle était comme irréelle dans son grand manteau pourpre, sa parure de diamants et sa couronne qui brillait de pierres précieuses. Elle entra dans le Palais d’un pas majestueux, et n’eut pas un regard vers les soldats. C’était son monde à elle, un lieu interdit à la plupart des hommes. Les portes se refermèrent et Batemod fit rompre les rangs à ses hommes et bientôt la place fut déserte. Il demeura longtemps, à l’ombre de la statue de l’empereur Maximien, dont le visage avait été abimé par l’ajout au burin d’une croix chrétienne. On se sent bien seul avec ses secrets.
Dans la cour du Palais, face à Laeté, toute la foule des servantes se prosternèrent, puis ce fut le tour des eunuques en vagues successives. Et en face d’elle, se tenait la famille impériale. Justine et son fils Valentinien étaient assis sur de grandes chaises surélevées pour leur donner plus de hauteur, mais le fils paraissait beaucoup plus petit et insignifiant que sa mère, malgré la magnificence de son manteau et le fait qu’il portait un globe et une croix. Aux pieds de leur mère, Galla, Justa et Grata, encore petites filles, dont les manteaux dorés à capuche affirmait leur statut de princesses. Le préfet du prétoire Probus dans sa toge immaculée, se tenait droit et fier, comme un vieux romain qui représentait la vieille Rome à lui tout seul. Avec le grand Chambellan, il s’agenouilla devant Laeté. Aucun comte civil ni militaire n'était présent.
Elle approcha de l’empereur et se pencha pour baiser un pli de sa robe. Quand elle releva la tête, elle sentit que le gamin, sous son lourd costume impérial semblait plus intimidé qu’elle ; il n'y avait décidément personne au gouvernail de l'Empire. Il allait dire quelque chose mais fut coupé par sa mère dont la voix tranchante et sans émotion contrastait avec ses mots supposément accueillants :
— Bienvenue au Palais, ma fille.
Elle devait l’appeler ainsi bien qu’elle n’était ni sa mère, ni même sa belle-mère, la dignité de l’impératrice-mère surpassait la sienne.
— Merci, mère Augusta.
— Bienvenue, impératrice Laeté, reprirent les courtisans et les eunuques en chœur.
La cérémonie ne s’éternisa guère. Un cubiculaire emmena Laeté jusqu’aux appartements de son défunt époux. Elle monta par le grand escalier jusqu’à un couloir en péristyle au-dessus de la muraille. Ce côté donnait sur la rue, bien qu’il fut très haut. Les spathaires qui gardaient l’entrée ouvrirent la porte et l’on ferma derrière elle, aussitôt de l’autre côté. Ses servantes, aux ordres d’une optima, s’affairaient à ce que tout soit impeccable et préparaient déjà son bain et sa tenue pour le dîner. Les pièces étaient si nombreuses, si grandes et si spacieuses, le mobilier luxueux, que c’était à s’y perdre et cela donnait quelque peu le tournis. En même temps, ils paraissaient bien vides et silencieux. Comment allait-elle occuper ses journées ? D’autant qu’elle s’aperçut qu’on n’avait pas prévu de banquet pour son arrivée, son repas serait pris en solitaire dans son propre triclinium. Elle soupira, elle s’était échappée du tyran, et pouvait jouir d’un peu de tranquillité. Elle espérait rapidement se lier d’amitié avec la famille impériale et ferait de son mieux pour cela.
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