Mais qui gouverne l'Empire ?

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Après avoir chevauché toute la semaine sur les routes italiennes, mon frère entra, fourbu mais déterminé, dans le Palais impérial.

Le calme des lieux tranchait avec la situation alarmante que vivait l’Occident. Arbogast, s’il en avait eu le temps et le pouvoir, aurait jeté hors de ces murs ces eunuques qui lui souriaient de façon cérémonieuse et apathique. À quoi servaient tous ces gens nourris, logés, et habillés à prix d’or ? Ils faisaient en sorte que la cour paraisse hors du temps, suspendue comme des étoiles au ciel, évidence d’éternité, hors du temps, au-dessus des mortels et en même temps d’une insupportable fourberie. Pour Arbogast, le Palais était le siège des faux-semblants : faux-hommes privés de virilité, faux serments, faux compliments, fausses dignités. Oh qu’il haïssait les courtisans !

Lui, ce qu’il aimait, c’étaient les gens simples, les bavards, les musiciens, les danseuses, les potaches, les bagarreurs, et les vendeuses au marché, les lavandières, les marins et les bûcherons. Des gens pauvres et courbés sous leurs faix, mais vivants et heureux. Il aimait la vie.

Ses bottes de cavalier semblaient inappropriées avec le marbre du sol et les dorures murales. Il était loin le temps de ses jeux d’enfant dans les forêts de Germanie. Les rues animées de Milan, les monuments à la gloire de Rome, et maintenant le palais impérial, tout cela lui donnait l’impression de ne pas être à sa place. Il consacrait sa vie à la guerre, car tel était la vie d’un noble franc : se couvrir de gloire, impressionner les dieux, enrichir sa famille et protéger son clan. Tels étaient ses devoirs. Alors se retrouver dans cette ambiance feutrée de courtisans mielleux le désarmaient et l’affaiblissaient. Lui qui était si courageux se surprit à avancer la boule au ventre et la gorge nouée de timidité. Non, ce lieu n’était pas fait pour un homme comme lui.

Dans le consistoire, Arbogast demeura bouche bée devant l’estrade de marbre sur laquelle brillait un trône impérial de couleurs d’or et de rubis, et Maximien, Constantin, et Valentinien semblaient observer l’assistance dans la pierre où ils avaient été sculptés pour l’éternité. Il se sentait minuscule.

Pourtant, personne n’était assis sur le trône.

— Impressionnant, n’est-ce pas ?

La voix mesurée et affutée à la meuleuse de la vie d’un vieux secrétaire de palais, se posa comme une main amicale. L’officialis avait en outre l’avantage d’être présent quand la cour semblait aussi vide de gens que de sens. Mon frère posa une question. Une de ces questions qui peut faire passer pour un imbécile alors que c’est la question la plus pertinente. « Mais qui gouverne l’empire ? » Le vieillard sourit, mais sans se moquer, un sourire paternel. « J’ai besoin de le savoir », insista-t-il, « voici des jours que je me présente à des bureaux vides, je suis à bout de patience, vieil homme, pourquoi le conseil ne se réunit-il pas ? ». Le secrétaire, qui s’appelait Eusigne, expliqua à Arbogast que du gouvernement précédent, il ne restait plus que le préfet Probus. Au moment de quitter le Consistoire pour se rendre au Prétoire, le vieil homme lui dit non sans malice : « revenez me voir quand le préfet vous aura congédié… ». Mon frère hocha la tête sans chercher à comprendre.

Le Prétoire se situait dans une aile du Palais. C’était normalement un lieu grouillant de secrétaires, de comptables et de domestiques, mais comme tout le reste, les lieux paraissaient endormis. Il y avait tant à faire en cette période tragique, mais compter sur des fonctionnaires, c’est se bercer d’illusions. Par chance, il trouva Probus, ce noble romain s’habillait toujours en toge pour montrer son rang. C’était de ces vieux sénateurs italiens si riches et si influents que presque tous les êtres humains courbaient la tête et baisaient les pans de la robe. On ne le sollicitait d’ordinaire que pour implorer une faveur ou une grâce, on n’était jamais assez bien. Tout opposait Probus et Arbogast. Un Romain de naissance, baigné dans les lettres et les jeux d’esprit, un Romain d’origine barbare, élevé dans le fracas des armes et de la guerre. Et pourtant, mon frère était doté d’un esprit ouvert et curieux, il aimait la philosophie, l’histoire, le théâtre, il était cultivé, mais n’arrivait jamais à se départir de l’idée que les nobles romains lui étaient supérieurs en tout.

  • Excusez-moi de vous déranger préfet, mais c'est urgent.

Probus referma le volumen qu'il était en train de lire, et accorda quelques minutes de son attention au jeune dux.

  • Je t'écoute.
  • C'est simple, nous manquons de tout, de vivres, d'armes, et de recrues. N'est-ce pas le devoir des cités et des provinces de nous fournir tout ce que nous réclamons ? Mais sur les routes, je ne vois pas de chariots s'ébranler vers les Alpes, et nos gouverneurs se cachent derrière des sacs d'excuses, ou de vagues promesses.
  • Et ?... Qu'espères-tu de moi ?
  • Que vous leur ordonniez de participer à l'effort de guerre, chaque jour, chaque heure compte.

Probus sourit comme un professeur amusé par la naïveté de son élève.

  • Écoute Arbogast, combien de guerres civiles as-tu connu depuis que tu es général ? J'en vis au moins une par décennie. Alors sache pour ta survie qu'il faut mieux suivre le courant, te laisser porter par le vent du moment, sans trop te faire remarquer. Tu devrais imiter nos gouverneurs.

La réponse du préfet laissa Arbogast sans voix. Il ne s'attendait pas à cela. Ses idéaux de gosse lui intimaient de réagir, mon frère voulait être romain à se tuer pour Rome, pour une ville qu´il n'avait jamais vue, pour l'empereur, pour son père qui était son héros, pour sa petite soeur qu´il fallait défendre. Mais tout cela hurlait en vain au fond de lui, une sourde et paralysante timidité l'empêchait de se rebeller face à ce vieux latin.

  • Vous... vous voulez abandonner face au tyran ?
  • Quelle importance ? Lui plutôt qu'un autre... c'est un chrétien, comme Valentinien et Théodose, pour nous, païens, cela ne change rien. Il devra s'entendre avec les Francs de l'armée, avec les sénateurs, et tout sera pareil à hier.
  • Mais beaucoup mourront comme Vallio.
  • Raison de plus pour ne pas s'attirer les foudres de Maxime, j'imagine que pour ton père il est déjà trop tard. Songe aux forces en présence : Maxime a une armée nombreuse et puissante, et nous n'avons qu'un gamin sans ministres pour nous gouverner. Pour ma part, ma décision est prise, je vais ordonner à la cour de déménager à Thessalonique pour se mettre à l'abri. Tu n'auras qu'à nous y escorter pour sauver ta vie et ne pas te compromettre. Allez, laisses moi maintenant, barbare, j´ai envie de terminer ce livre.

Arbogast se laissa congédier avec le sentiment d'avoir manqué de courage, le préfet lui avait parlé comme à un enfant ignorant.
Il repartit défait, comme si l’armée venait de subir un désastre.

Une fois hors du Prétoire, la colère monta en lui. Il avait été vaincu sans combattre. Alors qu’il fallait mobiliser les énergies pour résister au tyran, le préfet du prétoire ne faisait rien. Le jeune franc se sentait désemparé et bien seul. Et cela devenait dangereux. La cour ressemblait à un bateau sans gouvernail en pleine tempête, et les rats commençaient à quitter le navire.

Puis il se souvint des paroles ironiques d’Eusigne. Lors, il se présenta de nouveau au vieil homme. Ils avaient beaucoup à se dire.

*

Accompagné par ses gardes, le jeune dux suivit le cardo puis emprunta le decumanus en direction de la porta romana, mais tourna à gauche dans une rue adjacente, peu avant la basilique évangélique. Les soldats frappèrent à la porte de bronze de la villa de son père, et les domestiques leur ouvrirent. Au moment d’avancer à l’intérieur, Arbogast tourna la tête vers la rue, il avait cette impression d’être observé. La menace permanente de l’usurpateur lui faisait continuellement avoir ce genre de sentiments et le jeune dux s’en voulait beaucoup de ces craintes irraisonnées qui le harcelaient comme les mouches de l’été. Cela ne lui ressemblait pas. Il n’aimait pas non plus héberger des soldats chez lui. Cela indisposait d’ailleurs sa belle-mère, et le premier soldat qui oserait toucher à une de ses servantes aurait affaire à lui. Il était de forte méchante humeur lorsqu’il apprit qu’on avait puni durement Elja. Inquiet pour l’arc qui était précieux, Arbogast se précipita dans sa chambre et trouva l’arme posée sur une table. Il l’examina sous toutes ses coutures et découvrit que sa domestique avait renforcé les extrémités avec des bandelettes de cuir. Pourquoi avait-elle fait cela ? La corde semblait plus tendue qu’auparavant. Il chassa l’esclave qui ne cessait de parler pour se lamenter de ce qu’avait fait Elja, et dans le silence retrouvé, Arbogast réfléchit. On disait qu’Elja était hunne, comme cette arme. Il se pourrait qu’elle connaisse quelques secrets d’artisans. Le jeune homme voulut vérifier. Il descendit dans l’hortus à l’arrière de sa villa, là où il s’entraînait, installa les cibles sur les arbres et se plaça dos au mur pour viser les cibles le plus loin possible. Après avoir essayé encore de toucher les cibles les plus difficiles à atteindre, Arbogast ordonna à une servante d’aller chercher Elja tout de suite. On se disait que cela allait chauffer pour elle. Elle s’avança vers son maître au milieu des arbres et des fleurs du jardin, la tête basse, les traits durs et inexpressifs sur son visage. Son jeune maître avait l’air contrarié, il lui dit :

— L’arc paraît plus puissant et plus équilibré maintenant. Mais je n’arrive toujours pas à toucher mes cibles. Regarde !

Arbogast mit l’index sur la corde, tira et décocha la flèche qui vint se ficher dans l’arbre juste au-dessous de la cible.

On pouvait lire l’étonnement sur le visage d’Elja. Elle ouvrit grand ses yeux noirs et reprit son air dur avant de saisir la main de son maître. Arbogast fut surpris, une esclave ne devait pas agir ainsi normalement, mais elle ne lâcha pas sa main, le fixa toujours très durement et lui fit plier son majeur et son index. Puis elle lui tint son pouce et le posa sur la corde.

— Comme ça.

Incrédule, il répondit sèchement :

— Non, on ne tire pas comme ça.

Alors la petite esclave lui prit l’arc des mains. Arbogast fut stupéfait par son audace, mais étrangement, cela lui plut alors il la laissa faire. Elja plaça une flèche et tira la corde avec son pouce. Elle visa la cible la plus éloignée et décocha. Le trait se planta sur la cible. Mon frère, bouche-bée, crut que c’était l’Antiope des légendes réincarnée. Il reprit son arc et ses flèches sans prononcer un mot. Le dîner fut glacial, Arbogast écouta sa belle-mère dire que cette esclave était insolente et inconséquente, et qu’il fallait soit la dresser soit la revendre. Et moi, j’avais les larmes aux yeux, je disais que c’était injuste, qu’Elja était une bonne servante. Mère me disait de me taire sur un ton que je ne lui connaissais pas. Mon frère, sur un ton très calme annonça qu’il emmènerait Elja avec lui le lendemain. Personne ne connaissait ses intentions, du coup, je me réfugiais dans ma chambre pour pleurer. J’avais vraiment de la peine pour Elja.

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