De vrais bouchers
À Milan, se trouvaient de vieux quartiers aux ruelles étroites. C’était là que les hommes allaient se perdre pour dépenser leur argent en plaisirs plus ou moins coupables. Il n’y avait plus ni religion, ni statut social, seul le poids de votre bourse comptait. On y allait pour boire, rire, et jouir, pour jouer, s’acoquiner, et comploter. Et ces lieux attiraient aussi une foule de voleurs, d’embobineurs, de charlatans et de courtisanes, tous mus par la promesse de l’argent facile. À peine arrivé à Milan, Batemod avait ressenti le besoin de s’y perdre, les jeunes gens étant souvent persuadés la nuit que la souillure du corps disparaîtrait à l’aube avec un bon bain aux thermes.
Dans la clameur de la nuit, des échos de musique et de rires s'échappaient des portes entrouvertes d’un cabaret. Les murs de pierre usés par le temps étaient ornés de riches fresques représentant des scènes de festivités lascives, dans une symphonie de couleurs éclatantes. Les lanternes suspendues, vacillant doucement comme des lucioles coquettes, éclairaient le chemin des visiteurs désireux d'explorer l'univers enchanté qui se cachait derrière ces murs. Poussant les battants ornés de reliefs dorés, Batemod fut accueilli par de doux parfums enivrants.
Le jeune officier avait suivi les officiers de sa nouvelle unité, tant pour faire connaissance que pour essayer d’oublier Laeté. Ils s’assirent autour d’une table rustique, devant un groupe de danseuses aux mouvements langoureux et sensuels, au rythme des cymbales et d’une flûte de pan. Les serveuses apportaient les mets savoureux accompagnés de vins aromatiques. On pouvait également laisser s’asseoir quelques courtisanes et les rejoindre derrière un rideau soyeux coulissant, pour d'autres plaisirs secrets, dans des alcôves feutrées, éclairées par des bougies crépitantes. Mais les hommes n’étaient pas encore assez saouls, cette soirée païenne ne faisait que commencer.
— Alors c’est toi Batemod ? demanda un centenarius.
— Il paraît que tu servais dans les Promoti. Pas trop dur de te retrouver dans une si piètre compagnie ? plaisanta un biarque.
— Tu es Hérule ? C’est vrai que ce sont les meilleurs ? ajouta un autre.
— Il va falloir que tu nous montres ça !
Batemod s’aperçut que personne n’attendait de vraie réponse, l’heure n’était qu’aux plaisanteries plus ou moins graveleuses. Il se contentait d’acquiescer. La valeur d’un homme se montre plus qu’elle ne se dit. Ils trinquèrent et burent le vin si vite qu’il fallut taper sur les fesses d’une serveuse pour l’inciter à remplir leurs coupes. Les langues se délièrent peu à peu. Les officiers commencèrent à évoquer la situation.
— Et toi, tu as déserté l’armée du tyran pour nous rejoindre. Je ne sais pas si j’aurais eu les couilles de le faire !
— Surtout s’il distribue des pièces d’argent !
— Oh mais vous savez, ses pièces sont médiocres. Le peuple ne tardera pas à s’en apercevoir et les soldats ne seront pas si riches que cela au bout du compte, précisa Batemod.
— Oh alors mieux vaut dépenser vite dans ce cas !
— Et que croyez-vous qu’il va se passer ces prochaines semaines ? demanda le ducenaire Latinus qui avait visiblement son idée sur la question puisqu’il enchaîna avec la réponse : les armées de Maxime seront bientôt ici et nos faibles bataillons se rallieront à leur tour.
— Tu oublies Bauto et Rumorid, ce sont des chefs valeureux, ils défendent les Alpes. répondit le centenaire Asterius.
— Mais le préfet du prétoire ne les ravitaille pas, objecta Agila.
— Oui, et pas de recrues non plus, surenchérit Latinus.
Les mines s’assombrirent.
— La cour ne croit pas que nous résisterons au tyran. argumenta Latinus. Je vous le dis à tous, nous devrions nous préparer à cela si nous ne voulons pas tous périr.
— Et tu préconises quoi Latinus ? s’énerva Asterius.
— Oh je dis ça, je ne dis rien, pesta Latinus.
D’autres officiers demandèrent encore à boire et du cochon grillé. On voulait passer une bonne soirée, pas se disputer.
Tout d’un coup, un groupe d’étrangers attira l’attention à cause de leurs tuniques de laine à bandes bleues avec des motifs géométriques rouges et blancs, leurs visages agrémentés d’yeux amandes ou monolides aux pupilles aussi noires que leur âmes. Ils juraient avec la population milanaise. Une longue épée pendait à leur ceinture dans un fourreau très stylisé. Ces hommes étranges se déchaussèrent de leurs souliers de cuir et s’assirent en tailleur sur des banquettes. L’un d’entre eux, avec ses longues moustaches effilées était enlaidi par une large cicatrice et un crâne plus allongé que la normale. Il commanda à boire, à manger et des filles.
— Ne les dévisage pas Batemod, conseilla Agila.
— Pourquoi ?
— Parce qu’ils ont déjà tiré l’épée pour moins que ça.
— Qui sont-ils ?
— Des barbares scythes, ils traînent à Milan depuis quelques temps et louent leurs services aux gens riches.
— Des gardes du corps ?
— Oh non, ils ne gardent rien du tout, eux, tout ce qu’ils savent faire, c’est tuer. précisa Agila.
— De vrais bouchers, dit Astérius. J’ai entendu dire qu’ils scalpent la tête des vaincus.
Batemod se souvenait des furieux combats contre les Huns, maîtres des embûches et des coups fourrés, qui terrorisaient pour asservir. Quand ils entraient en guerre, tout n’était plus que fer et flammes. Une tribu de ces barbares avait été admise à vivre en Pannonie. De vrais bouchers, oui à voir leur tête, ça ne l'étonnerait pas pensa le jeune Hérule. Pourvu qu’il ne se croisent jamais en ennemis.
La soirée se poursuivit, tout le monde était de plus en plus saoul, mais pour Batemod, le vin ne semblait pas faire effet, comme si ses sentiments épongeaient le breuvage.
À l’heure où les courtisanes se mélangeaient aux officiers, une d’elle engagea la conversation avec lui.
— Salut beau gosse, tu m’invites à boire ?
— Comment t’appelles-tu ?
— Fata aux doigts de fée…
Elle comprit d’instinct que le jeune hérule n’était pas disposé à une relation charnelle, mais qu’il avait besoin de s’épancher avec une femme. C’était chose plus courante qu’il n’y paraissait, et cela faisait aussi partie du métier de courtisane. Elle s'assit sur ses genoux, et tendit l'oreille. Batemod, le cœur lourd et l’esprit imbibé de vin, déballa tout comme un paquetage pesant après une longue marche. Il murmura le nom de l'objet de ses tourments : Laeté, la jeune veuve de l’empereur, tout était encore si frais, il n’y avait pas une minute sans penser à elle.
Fata lui promit de l’aider à obtenir des informations sur l'impératrice.
— Mais comment ?
— Oh, je suis très douée pour faire parler les hommes. dit-elle avec malice.
— Et ça rapporte ?
— Oh que oui, et bien souvent plus qu’une partie de jambes en l’air. Les secrets valent de l’or.
— Alors tu risques de vendre mes paroles à d’autres ?
— Ne t’inquiètes pas, il n’y a rien de honteux à aimer une femme bien née, du moment que tu ne l’as pas touchée… Tu n’as rien fait avec elle j’espère ?
— Non, rien de scandaleux, petite curieuse.
— Ça vaut mieux pour toi, car si tu avais couché avec elle, oh la la, cette information me vaudrait mon pesant d’or !
— Tu es plus vicieuse que je ne le pensais.
— Tu n’imagines pas de quoi je suis capable. Alors, que dis-tu de me payer pour rester en contact avec ta Laeté ?
— Et comment je puis être certain de la qualité de tes informations ?
— Oh je peux déjà te livrer un secret sur certains de tes amis… il te suffira de vérifier si c’est vrai ou pas. Mais je te préviens, paye-moi d’abord. C’est toujours comme ça qu’on procède.
— Tu veux que je te paye pour un secret sans savoir si celui-ci a de la valeur ?
— Mon pauvre petit barbare, quand un homme paye une louve pour aller sous l’alcôve, il ne sait pas non plus si celle-ci va lui laisser un souvenir mémorable. Et pour ce qui est de mon secret, je te garantis qu’il vaut cher. Mais d’ici quelques jours, il ne vaudra plus grand-chose.
— Tu as piqué ma curiosité. Comment fait-on ?
— Viens sous l’alcôve avec moi. Nous serons plus tranquilles.
Batemod se laissa entraîner derrière le rideau. Ils s’assirent sur la petite banquette. Après avoir donné ses pièces. Elle lui demanda de poser sa tête sur ses genoux. Et là, tout en le câlinant affectueusement, elle lui révéla un secret au creux de l’oreille. Lorsqu’il sortit du cabaret, le jeune officier se dit qu’au bout du compte, si cette information se révélait être vraie, elle n’était pas chère payée, et si elle était fausse, cette escroc habile lui aurait au moins donné quelques frissons.
*
Annotations
Versions