Chapitre 4 - Exil (partie 1)

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« Le malheur fait dans certaines âmes un vaste désert

où retentit la voix divine... »

Honoré de Balzac, La Comédie Humaine, 1830-1856.

Sa conscience sombrait, ployait, puis flottait, confuse, étouffée dans la noirceur qui l’enveloppait tout entier. Le néant, autour. Plongé dans un abîme constitué de ténèbres, un gouffre intangible, sans fin, où le moindre bruit résonnerait, lugubre, à l’infini. Ses pensées erraient sans but, dans un monde silencieux et obscur.

– Où suis-je ?

Seul l’écho lui répondit, répercutant chaque mot, chaque son entre deux parois invisibles.

Eusebio ouvrit péniblement les yeux.

Durant un long moment, il resta immobile, attentif aux martèlements de son cœur dans sa poitrine, à son souffle régulier, laissant sa vision s’accoutumer au flot de lumière qui inondait la pièce.

Il se trouvait couché dans un lit étroit, mais confortable, la tête et la nuque soutenues par de moelleux oreillers en plume. La sensation des draps tièdes et propres sur son corps nu était divine. Eusebio se redressa sur les coudes et regarda autour de lui. La chambre, exiguë, contenait en plus du lit une petite table de bois couverte de fioles et d’herbes médicinales, à en juger par l’odeur discrète qui s’en dégageait. Un tabouret et une bassine de métal blanc martelé complétaient le mobilier sommaire. Pas d’enduit aux murs, dont seule la pierre grise paraissait ; pas de tentures autour du lit. Pourtant, la lumière qui traversait les immenses croisées déposait partout des éclats dorés, chatoyants et mouvants, capturant au passage quelques grains de poussière, en suspension dans un rayon de soleil, ou se jouant des ombres des poutres apparentes du plafond.

La porte de la chambre s’ouvrit ; un petit bout de femme entra, les bras chargés d’un plateau recouvert d’ustensiles variés. Un instinct pudique, ainsi que le léger courant d’air froid qui accompagna l’entrée de la jeune femme, poussèrent Eusebio à ramener les draps sur ses épaules nues.

– Ah, vous voilà réveillé ! s’exclama-t-elle avec joie en voyant le regard d’Eusebio braqué sur elle.

Elle poussa de côté les fioles sur la table et y déposa son plateau, arrangeant les différents objets – un mortier et un pilon en bois, un broc, des boîtes à épices, deux tasses, un pot de miel...

– Comment vous sentez-vous ? demanda la femme en versant un liquide crémeux et fumant dans une tasse.

– Bien mieux, merci... répondit Eusebio d’une voix encore rauque. Où sommes-nous ?

– À Pizance. On vous a ramassé à la Porte de Quartz. Vous vous souvenez de quelque chose ?

Eusebio réfléchit un instant et dénia d’un signe de tête.

– Je me rappelle juste la tempête de neige...

L’autre lui tendit la tasse, dont les bords brûlants réchauffèrent ses doigts gourds. Le breuvage exhalait une odeur riche et puissante, sucrée.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda l’apothicaire.

– Du lait de chèvre, du miel et des épices. C’est excellent pour soigner vos voies respiratoires.

Eusebio trempa ses lèvres dans le remède. Le breuvage glissa dans sa gorge et en apaisa les brûlures. L’apothicaire eut tout le loisir d’observer sa bienfaitrice alors que celle-ci écrasait quelques herbes dans le mortier et les faisait infuser. C’était une femme toute en rondeurs gracieuses, et dont la taille moyenne était compensée par une vigueur exceptionnelle. Son visage, encadré de cheveux châtain coupés très courts, donnait lui aussi une impression d’énergie, avec l’éclat vif de ses yeux noisette, son nez étroit et sa bouche étirée en un joyeux sourire.

Elle se présenta sous le nom de Toraayima Arbogaste, et alors qu’Eusebio finissait son lait de chèvre, elle lui apprit qu’il se trouvait au sein d’une congrégation, vivant en autarcie au cœur des montagnes. Un soldat-guetteur avait aperçu Eusebio gisant dans la neige, aux pieds de la Porte de Quartz ; on l’avait transporté jusqu’aux quartiers d’habitation, et soigné.

– Et Kukka ? demanda Eusebio tandis que Toraayima Arbogaste lui donnait la tasse de tisane.

– Votre jument ? Au sec, dans les écuries.

L’apothicaire laissa retomber sa main. Une immense fatigue le gagnait. Sa bienfaitrice lui enleva la tasse vide et rassembla ses ustensiles sur le plateau.

– Vous avez encore besoin de vous reposer.

– Je ne veux pas abuser... balbutia Eusebio d’une voix somnolente, je dois regagner la vallée, mon village...

– Impossible. Et même si la neige ne vous bloquait pas ici...

Les derniers mots de Toraayima se perdirent dans un brouillard ; les breuvages et l’épuisement eurent raison de lui, et il s’assoupit.

Sa convalescence dura quelques jours encore ; après quoi, Eusebio fut autorisé à quitter le lit. Chancelant d’abord, il ne put que gagner le tabouret et s’attabler devant des repas frugaux, que lui apportaient, avec un zèle certain, des garde-malades peu loquaces. L’un d’eux lui apprêta des vêtements propres : un caftan à manches longues, en lin blanc brodé de noir et fermé par une ceinture de cuir, un pantalon de coton et des bottes de laine. Peu à peu, Eusebio regagna ses forces, parcourant l’espace de la chambre, puis, sous la stricte surveillance de l’un des soignants, le couloir, puis les promenades extérieures. Il ne tarda pas à demander après Kukka, et, accompagné de Toraayima, ce fut pour lui l’occasion de découvrir l’endroit où on l’avait recueilli.

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