Chapitre 4 - Exil (partie 2)

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Les quartiers d’habitation, accrochés à flanc de montagne, étaient disposés sur trois terrasses de calcaire, creusées à même la roche, et sur lesquelles reposait une véritable ville d’albâtre. Une haute muraille en délimitait les contours, et semblait comme engloutie, avalée par la montagne là où elle s’achevait, donnant le sentiment à Eusebio qu’elle avait été sculptée dans la pierre. Sur cette enceinte, large d’environ trente pieds et longue de plus de cinq-cents toises, affleuraient tours, pignons, balcons et échauguettes. Un chemin longeant la saillie de la muraille permettait d’en gagner un côté et l’autre sans avoir à descendre dans les ruelles tortueuses de la ville en contrebas, et était tantôt couvert par une galerie de bois, tantôt à nu. Ce qui intrigua Eusebio fut la multitude de portes percées dans la muraille et donnant en apparence sur le vide. D’étroites marches, à peine plus que des aspérités, serpentaient dans la roche et descendaient vers d’autres terrasses, divisées en petites parcelles, et que les habitants, dès les premières éclaircies, s’occuperaient à cultiver.

Des escaliers monumentaux joignaient les différents niveaux de la cité, chacun correspondant à un quartier bien défini : le Quartier d’Aval était habité par les moines dont les activités consistaient à travailler la terre et soigner les bêtes, le Quartier du Milieu logeait les familiers, les oblats et les novices, tandis que dans le Quartier Liminaire résidaient les Consistoires et les Dignitaires. Toraayima Arbogaste, archiatre, demeurait, comme ses frères et sœurs du même ordre, dans la partie Est de la Muraille, le Quartier d’Enceinte. L’on pouvait y accéder en grimpant les marches du Guet, une haute tour qui gardait seule la Porte d’Onyx, ou en parcourant le réseau de troglodytes, un véritable labyrinthe percé dans la montagne.

Les écuries constituaient une infime partie d’une gigantesque métairie, située aux pieds du Guet ; autour d’un pigeonnier immense se répartissaient la bergerie, le poulailler, l’étable, la porcherie, le clapier à lapins. Un ingénieux système de poulies et de treuils à bras permettait la manœuvre d’un monte-charge. Ainsi, les animaux pouvaient gagner les terrasses inférieures et les pâturages, et les hommes, monter les récoltes, que l’on entreposait dans un vaste grenier, une sorte d’entresol surplombant la ménagerie.

Les personnes qu’Eusebio rencontrait le saluaient poliment, mais aucune ne s’attarda à converser. Seule Toraayima Arbogaste, qui le pria de l’appeler « Tora », lui tint compagnie alors qu’elle le menait jusqu’aux écuries. Eusebio repéra Kukka dans une petite stalle propre. L’apothicaire, ému sans savoir pourquoi, s’approcha de la jument et enfouit son visage dans la crinière soyeuse. Kukka donna de légers coups de tête de côté, comme pour lui souhaiter la bienvenue.

– C’est à elle que vous devez la vie, dit doucement Tora dans son dos. Si elle n’avait pas henni pour attirer l’attention, jamais les frères ne vous auraient retrouvés.

L’herboriste, un sourire aux lèvres, flatta l’encolure de Kukka.

– Venez, intima Tora, descendons jusqu’à la terrasse inférieure.

Eusebio laissa Kukka aux soins d’une enfant qui s’approchait, lestée d’une brassée d’herbes sèches et d’une brosse. Tora mena l’herboriste jusqu’au plateau du monte-charge. Sur un signe, deux gamins occupés à bouchonner des poneys abandonnèrent leurs tâches et vinrent actionner les treuils. Le plancher de bois épais, abîmé par le temps et les innombrables piétinements, s’ébranla sous leurs pieds. Eusebio sentit le monte-charge glisser régulièrement vers le bas, dans le vide. L’absence de garde-corps ou d’une quelconque balustrade, offrait à l’apothicaire une vue imprenable sur le flanc de la montagne, immense, majestueuse, séculaire, et sur l’abîme vertigineux qui se perdait dans un brouillard ombreux, tout en contrebas. Enfin, un choc léger leur annonça qu’ils étaient parvenus sur la terrasse ; Eusebio s’appuya sur le bras offert de Tora, qui le guida ainsi sur un chemin pratiqué dans la neige, qui devait recouvrir les herbages.

– Regardez, dit-elle en pointant du doigt le versant opposé du massif, vous voyez l’ogive, là-haut ? La Porte de Quartz ?

L’herboriste opina d’un signe de tête. Debout, seul, bravant les vents et les saisons, l’arc d’ogive se tenait là, comme un dernier vestige marquant la place des hommes. La neige le recouvrait presque de moitié, à présent. Une brume neigeuse occultait tout le reste, dissimulant l’horizon à leur vue.

– Vous avez dormi presque quatre jours, Eusebio, annonça Tora. Pendant ce temps, la tempête n’a pas cessé. L’accès au col est impossible, vous ne pourriez regagner votre village avant la fonte.

– Les neiges sont arrivées vite, cette année... remarqua Eusebio.

– Ne vous en faites pas. Vous ne manquerez pas d’occupations... Peut-être même vous plairez-vous, ici.

Un voile de coton bleuté dissimulait à leur vue le côté nord du val, créant comme une paroi de glace imperméable autour de Pizance. La ville semblait reposer sur un écrin neigeux, isolée du monde et des bruits extérieurs.

Brisé de fatigue, Eusebio s’appuyait un peu plus chaque instant sur Tora. Il se fit l’effet d’un impotent. La jeune femme sembla lire dans ses pensées, car elle leur fit faire demi-tour, sans lâcher son bras.

– Vous êtes épuisé, constata-t-elle simplement. Rentrons.

Quand ils furent revenus dans la chambre, Eusebio, sur l’ordre de Tora, se glissa entre les draps, appréciant la chaleur du lit alors qu’une nouvelle bourrasque de neige battait les carreaux. L’herboriste eut à peine conscience de la tasse pleine de lait de chèvre odorant et chaud que Tora lui plaçait entre les lèvres. Les rebords du récipient cognèrent légèrement ses dents, et le remède coula dans sa gorge. Puis Eusebio s’endormit, écrasé par la fatigue.

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