Chapitre 4 - Exil (partie 3)
Lorsqu’il ouvrit les yeux, quelques heures plus tard, il était seul. Au dehors, le ciel s’était éclairci, offrant une vue vertigineuse sur l’abîme et les montagnes, au sud de la Muraille. Eusebio profita un instant de la douce chaleur du lit, s’étirant et baillant. Il écarta les draps, s’assit un instant au bord du matelas, chassant les dernières brumes de sommeil. On lui avait apporté des vêtements propres, qu’on avait soigneusement posés sur le tabouret, près de la table. Eusebio s’en vêtit, et décida de retourner aux écuries rendre visite à Kukka. Il posa la main sur le poussoir de la porte.
Celle-ci refusa de s’ouvrir.
L’herboriste, d’abord incrédule, insista vainement, puis fronça les sourcils. Il s’agenouilla, regardant à travers l’interstice, entre le battant et l’huisserie. Il aperçut le pêne, noir morceau de prison métallisé. La porte était fermée à clef.
Eusebio se rassit au bord du lit, perplexe. Il ne voyait aucune serrure de ce côté-ci de la chambre. La porte n’était qu’un simple panneau de bois lisse, orné d’un poussoir de cuivre. La serrure devait se trouver à l’extérieur. Cela signifiait-il qu’il était prisonnier ? De sa propre initiative, il n’avait jamais eu l’occasion de sortir de sa chambre ; toujours un soignant le lui proposait à demi-mots, comme une faveur, ou bien Eusebio en demandait l’autorisation. Et il ne se rappelait pas avoir déjà entendu le verrou – y avait-il seulement prêté attention ?
L’herboriste n’eut pas le loisir de s’interroger plus longtemps ; il entendit une clef, qu’on insérait puis tournait bruyamment, et la porte s’ouvrit. Un homme, grand et sec, vêtu d’une tunique longue en lin, semblable à celle que portaient habituellement les garde-malades, entra. Il tenait un plateau d’argent dans ses longues mains osseuses. L’homme jeta un coup d’œil sévère à Eusebio, s’avança et déposa rapidement son fardeau sur la table, avant de ressortir dans le couloir. Tout cela ne dura qu’un bref instant. Eusebio bondit au sol.
– Attendez ! s’écria-t-il alors que la porte se refermait. Où est Tora ?
– La Kraft Archiatre Toraayima Arbogaste, articula lentement l’homme sur un ton désapprobateur, est archiatre, comme son titre l’indique. Elle travaille.
– Pourquoi ne puis-je pas sortir...
Mais l’homme avait déjà tiré le panneau de bois derrière lui, et le claquement du pêne dans la serrure sembla étouffer les derniers mots d’Eusebio. L’herboriste contempla la porte à nouveau fermée, serrant les poings, à la fois indécis et en colère. Puis il secoua la tête, résigné, avant de se tourner vers la table où reposait le plateau d’argent. Il y avait là deux bols, l’un vide et l’autre rempli d’eau claire, un petit miroir convexe, un rasoir, un peigne, un bâton au bout pointu recouvert de papier abrasif, une paire de ciseaux, un morceau de tissu moelleux plié en quatre, une brosse faite de poils d’animal et un pain de savon – qu’Eusebio comprit être un savon à barbe.
L’herboriste passa sa main sur ses joues. Il grimaça au contact des poils rêches et longs, aperçut ses ongles crasseux en attrapant le miroir. Son reflet le contempla avec surprise, détaillant ses cheveux noirs en bataille, tombant devant ses yeux sombres et son nez aquilin, sa barbe de plusieurs jours qui mangeait ses joues creuses, ses traits fatigués.
– D’accord, dit Eusebio en poussant un soupir, je crois que j’ai compris le message.
Il s’occupa d’abord de couper ses ongles, les nettoya à l’aide du bâton pointu, puis les lima. Après quoi, ayant retiré son caftan, il mouilla légèrement le savon, le fit mousser dans le bol, s’aspergea les cheveux d’eau et les ramena en arrière, avant d’humecter ses joues. Il cala le miroir entre les deux récipients, attrapa le blaireau et le plongea dans la crème laiteuse, avant d’en badigeonner généreusement sa barbe. Puis, tirant d’une main sur sa peau, il entreprit de se raser avec soin de l’autre, rinçant la lame après chaque passage dans le bol d’eau.
Cela l’occupa un long moment, pendant lequel il ne sentit plus que le frottement de la lame contre sa peau humide, dans un geste régulier, ponctué par le cliquetis du bol et le clapotis de l’eau, enveloppé par l’odeur musquée du savon à barbe. Quand, enfin satisfait, il reposa le rasoir et se frictionna les joues à l’aide du linge, la porte s’ouvrit de nouveau, laissant entrer Tora.
– Ah, frais et dispos ! constata-t-elle avec joie. C’est bien.
Eusebio ne put s’empêcher de rougir et enfila vivement son caftan. Tora dissimula son sourire derrière sa main.
– Je suis Archiatre, Eusebio, j’ai déjà vu un homme nu.
L’herboriste n’osa pas demander si elle l’avait vu dans son plus simple appareil – après tout, elle s’était chargée de lui à son arrivée à Pizance... À cette pensée, il se sentit sa peau le brûler un peu plus. Eusebio toussota pour cacher son malaise.
– Tora, pourquoi m’enfermez-vous ? éluda-t-il.
– Vous êtes dans une infirmerie, répondit-elle. C’est la règle. Les malades et les blessés sont isolés dans leur chambre.
La jeune femme rassembla les ustensiles sur le plateau, recouvrant le tout du tissu, puis elle se redressa, les mains sur les hanches, et l’observa d’un œil sévère.
– Mais maintenant que vous êtes remis, vous allez pouvoir quitter ce quartier. Venez avec moi.
L’apothicaire la suivit dans le corridor. Tora laissa la porte ouverte derrière eux et fit un signe au même homme qui, quelques instants plus tôt, avait apporté à Eusebio le nécessaire de toilette. L’herboriste comprit que sa chambre allait être nettoyée avant d’accueillir un nouveau malade.
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