Chapitre 7 - Opium (partie 1)

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« Quittez au plus tôt cette ville, Daenerys Targaryen,

ou pour jamais l’on vous interdira de la quitter. »

George R. R. Martin, Le Trône de fer, 1996.

Cela faisait bien longtemps qu’Eusebio n’avait pas été rendre visite à Kukka ; aussi la jument piaffa-t-elle de joie en le voyant pousser la porte de sa stalle. L’herboriste lui tendit la main, paume ouverte vers le haut, et elle vint croquer la pomme aigrelette qu’il lui avait apportée, relief de son déjeuner glané aux cuisines. Il lui flatta l’encolure, lui susurrant des mots apaisants. Kukka plia ses oreilles, inquiète soudain – le ton dans la voix de son maître sonnait de façon étrange, curieusement terni. Mais Eusebio l’apaisa, poursuivant sa litanie rassurante.

Aujourd’hui était jour de Shabbat, que l’herboriste, désœuvré, passait à flâner à sa guise dans Pizance.

Le temps semblait immobile, pesant, tel une nouvelle gangue de froid qui aurait figé la moindre parcelle d’air. Le ciel, d’un blanc pur et inquiétant, se confondait avec le sol, couvert d’une épaisse croûte de neige. À mesure qu’Eusebio s’y frayait un chemin, en sortant des écuries, une étrange sensation d’engourdissement le saisissait ; c’était comme si le craquement de la neige sous ses pas devenait le seul bruit le rattachant au tangible. Même le vent se taisait, ne laissant à Eusebio qu’une odeur d’eau froide et un silence écrasant, alors qu’il avait à peine franchit l’enceinte extérieure de la métairie.

Profitant de tracés tassant la neige par endroits, l’herboriste, sans hâte, regagna le Quartier d’Enceinte. Il ignorait pourquoi il fuyait sciemment la compagnie des autres depuis l’aube, ou pour quelle raison il avait préféré marauder aux cuisines, comme un vulgaire voleur, avant de gagner les écuries et partager son déjeuner avec Kukka. L’après-midi touchait à sa fin, et Eusebio, soudain mélancolique, se rappela son officine si chaleureuse, son village, et Abbott et Caleb et Mire. Un brusque sentiment de vertige sans nom le glaça ; Eusebio se sentit perdu, dérouté, nauséeux, ignorant depuis combien de temps il se trouvait ici, ne sachant expliquer les raisons qui l’empêchaient de partir. Restait-il pour Tora, dont le rire, l’intelligence et l’indépendance lui paraissaient désormais bien fades ? Était-ce le savoir dispensé par Maître Arminius, qui reconnaissait pourtant la veille encore qu’il pourrait bientôt se passer sans peine de ses enseignements ? L’herboriste scruta le monde immaculé du regard, cherchant avidement une réponse, fronçant les sourcils à mesure que l’écheveau de ses pensées se dévidait librement. Son estomac gargouilla de façon désagréable. Il se sentait pâteux.

– Quel jour sommes-nous ? demanda Eusebio à voix haute.

Seul un silence de coton lui répondit.

Peu à peu, gagné par le froid de plus en plus mordant, frigorifié, trempé, l’herboriste reprit son chemin. Des larmes de givre embuaient ses yeux.

Claquant des dents, il poussa une porte et s’engouffra dans une petite bâtisse semblable aux autres, le long de la Muraille, et qui servait de troquet aux résidents du Guet.

La chaleur de la pièce l’étouffa presque aussitôt. Eusebio renifla, essuya ses bottes pleines de neige et s’avança vers le comptoir. Quelques tables et chaises étaient disposées autour d’un foyer central, dont les flammèches dansaient et craquaient joyeusement sur un large lit de bûches noires, s’évadant en fumerolles paresseuses par le conduit, un simple trou dans le plafond. Un petit groupe de Véni, ces soldats-guetteurs dont l’expérience s’appréciait, disait-on, à leur voix usée par le vent, se réchauffait autour de bols de gruau et de chopes de vin fumant. Eusebio les reconnut au tatouage, représentant un bouclier encerclé de flammes, et qui couvrait une partie du crâne tondu, descendant le long de la nuque, derrière l’oreille. De l’autre côté de la pièce, une personne tournait le dos à Eusebio. Il ne put distinguer que ses cheveux noirs. Le tenancier, un homme de petite taille, affichait son statut sur une bague de verre poli dont les reflets verts sinuaient au rythme des flammes du foyer.

L’herboriste gagna le comptoir, une longue planche de métal cuivré poli par le temps, et demanda un bol de porridge au miel. Les effluves qui lui parvenaient par vagues sucrées lui mirent l’eau à la bouche, et Eusebio se rendit compte alors qu’il mourait presque de faim – peut-être même était-ce pour cette raison que son ventre, parcouru de spasmes acides, se rappelait à lui. Marcher dans la neige avait, semble-t-il, aiguisé ses sens : les senteurs épicées du vin que buvaient les Véni à longues goulées bruyantes, le claquement des cuillères en bois, le léger souffle d’air glacé qui s’infiltrait par le conduit, perturbant la lente élévation de la fumée... tout cela revêtait, aux yeux d’Eusebio, un intérêt nouveau, comme s’il redécouvrait le monde après une longue période... d’absence ? de sevrage ? Il se sentait vide, mais aussi fébrile, soudain. Son cœur palpitait, la chaleur de la pièce lui paraissait être émise par sa propre peau. Eusebio sentit à peine ses doigts se réchauffer autour de son bol de porridge, tant les picotements désagréables parcourant ses mains l’ankylosaient.

L’herboriste se laissa presque tomber sur une chaise, dans un coin près de l’âtre – ses jambes lui faisaient l’effet d’être en toile de coton. À mesure qu’il enfournait des cuillérées de son porridge au miel, il décida que ce ne pouvait être qu’à cause de la faim et du froid qu’il avait tout ressenti avec plus d’acuité – et d’ailleurs, il découvrit qu’il se sentait un peu mieux. Eusebio se moqua intérieurement de lui-même ; comment avait-il pu penser un seul instant qu’on l’avait drogué ? Pour quelle raison ferait-on une chose pareille ? Gagné par la chaleur réconfortante qui se dégageait des flammes, Eusebio reposa son bol et sa cuillère et ne pensa plus à rien.

Il sentit qu’on tirait de façon insistante sur son bras, l’obligeant à se relever. On l’exhorta à se réveiller, on l’entraîna à travers la pièce, jusqu’à la porte, jusqu’à la bise mordante qui se coula par l’interstice, l’enveloppant de ses doigts de glace. Eusebio grogna, refusant de quitter l’état de torpeur dans lequel il se sentait si bien. L’emprise sur son bras se fit plus forte, la voix plus pressante, plus sèche. La neige fraîchement tombée s’insinua de nouveau entre les plis de ses vêtements à peine secs. Eusebio trébucha, manquant d’entraîner son tortionnaire avec lui. Il avala une goulée d’air gelé, suffoqua, toussa, se réveillant tout à fait, les genoux dans une congère, de nouveau frigorifié mais à peu près maître de lui-même. Eusebio leva le regard et reconnut les cheveux noirs, la barbe mêlée de fils d’argent.

– M... Maître Arminius ?

Le vieil homme le considéra un bref instant sans répondre, puis, de sa poigne osseuse et étonnamment puissante, le saisit de nouveau par le bras et le releva sans douceur.

– Suis-moi, ordonna-t-il d’une voix qui ne souffrait pas de réplique.

Arminius l’entraîna à travers un dédale de ruelles étroites et enneigées, jusqu’à atteindre une petite habitation toute en hauteur, encastrée dans un ensemble de bâtisses toutes semblables les unes des autres. Sans laisser à Eusebio le loisir d’admirer l’architecture lisse et simple, le vieux maître le poussa à l’intérieur, par une petite porte basse qu’il referma derrière eux. L’éclat aveuglant de la neige et du ciel, au dehors, laissa place à l’obscurité presque douloureuse mais bienvenue d’une pièce sans fenêtres. Eusebio se laissa choir au sol, fouillant la pénombre du regard, écoutant le bruissement du manteau de laine d’Arminius alors que le vieil homme cherchait quelque chose dans un coin. L’herboriste l’entendit murmurer un mot, « palaminen », puis une lueur, comme jaillie des doigts noueux du vieil homme, apparut au bout d’une chandelle.

– Comment avez-vous fait ça ? demanda Eusebio, le cœur au bord des lèvres.

Arminius esquissa un sourire tout en éclairant de la même façon d’autres chandelles, disséminées un peu partout dans la petite pièce de vie.

– Je constate que l’opium n’a pas émoussé ta curiosité.

– L’opium ? La drogue ?

Eusebio referma les yeux et secoua la tête, s’efforçant de chasser les brumes qui engourdissaient ses sens. Arminius lui glissa quelque chose entre les doigts – un petit morceau de parchemin roulé en cornet, et qui contenait une infime quantité d’une pâte odorante de couleur noirâtre.

– Thériaque, expliqua sèchement Arminius, à faire fondre sous la langue.

L’herboriste obtempéra et glissa la substance entre ses lèvres. Alors que le goût âcre se diffusait dans sa bouche et le long de sa gorge, il regarda autour de lui. La pièce principale de la maison d’Arminius était sobrement décorée, mais chaleureuse ; des tentures aux couleurs vives dissimulaient l’aspect terne des pierres, quelques coussins moelleux entouraient une table basse, des alvéoles remplies d’objets divers – instruments cassés, bouteilles d’encre, plumes, morceaux de parchemins... – couvraient tout un pan de mur. Au fond, une petite arche à laquelle était accroché un rideau plié laissait entrevoir la cuisine. Un escalier vieilli par l’âge menait à l’étage supérieur. De nombreuses bougies dispensaient une lumière un peu trop vive aux yeux d’Eusebio. Le souvenir de sa première question, restée sans réponse, lui revint.

– Comment avez-vous allumé les chandelles ? répéta-t-il. Je n’ai pas vu de briquet...

Arminius grimaça en s’asseyant sur un coussin et attrapa une bassine de bois poussiéreuse, qu’il tendit à Eusebio avec un regard entendu. L’herboriste la prit sans trop y penser, occupé à scruter chaque geste du vieil homme. Ce dernier moucha une bougie entre deux doigts, montra la cire et la mèche, puis sa paume ouverte.

– Combustible, comburant, énuméra-t-il soigneusement, et énergie d’activation. Palaminen, chuchota-t-il.

Entre ses doigts, la mèche de la bougie se ralluma aussitôt. Une grimace de dégoût étira soudain le visage d’Eusebio quand un effluve puissant remonta jusqu’à ses narines. Il eut un violent haut-le-corps. La nausée lui arracha un gémissement. L’herboriste n’eut que le temps de serrer la bassine contre son torse et, dans un hoquet brûlant, il rendit tout le contenu de son estomac. Le porridge au miel reflua dans sa gorge dans un remugle infect. Arminius attendit patiemment que les derniers spasmes eussent secoué le corps d’Eusebio, puis lui tendit un pichet. L’herboriste but quelques gorgées avec reconnaissance. L’eau fraîche atténua un peu l’immonde goût âcre dans sa bouche et sa gorge.

– Efficace contre les effets de l’opium, commenta le vieil homme en récupérant la bassine souillée.

Arminius s’éclipsa dans la cuisine et en revint quelques instants plus tard, une miche de pain dans une main et un couteau dans l’autre. Il se rassit sur son coussin et entreprit de découper une épaisse tranche, qu’il donna sans un mot à Eusebio.

– Pas de drogue dedans, ironisa le vieil homme devant l’air suspicieux de l’herboriste.

Celui-ci se mit alors à mâchonner pensivement la mie, morceau par morceau. Un foisonnement de questions lui venaient à l’esprit et se bousculaient au bord de ses lèvres, sans qu’une seule ne les franchisse. Il se sentait las, vidé, sali. Les yeux acérés d’Arminius étaient posés sur lui. Les reflets jaunes des bougies dansaient dans ses iris pâles et sur ses joues émaciées, accentuant ses allures de corbeau. Au bout d’un long moment de silence, pendant lequel Eusebio s’appliqua à faire durer sa tranche de pain, l’herboriste se décida enfin.

– Maître Arminius... hésita-t-il.

– Mumph, répondit le vieil homme, la bouche pleine.

– Était-ce un acte de magie ?

Arminius faillit avaler de travers tant la question le surprit.

– Est-ce là ce qui te semble le plus important ? demanda-t-il après avoir repris contenance. De savoir comment j’ai allumé une simple chandelle, et si je l’ai fait par magie ?

Eusebio opina. Le vieil homme, partagé entre l’étonnement et l’indécision, se frotta la barbe, pensif.

– Ce n’est pas de la magie, mais de l’alchimie. J’ai canalisé une minuscule parcelle d’énergie entre mes doigts pour allumer la bougie. La nature a fait le reste en transformant l’oxygène et en brûlant la mèche.

– Et ce mot ? « Palaminen » ?

– Un simple tour d’illusionniste, éluda Arminius en haussant les épaules. Cela nous permet de concentrer nos intentions. Le mot en lui-même signifie « combustion ».

Sous les yeux attentifs d’Eusebio, le vieil homme s’amusa alors à éteindre puis rallumer une chandelle.

– Apprenez-moi, demanda l’herboriste avec avidité.

La réponse fusa, sèche, abrupte, péremptoire :

– Non.

D’un geste brusque, il cassa la mèche de la bougie.

– Pourquoi ? protesta Eusebio tandis que le vieil homme essuyait la cire fondue sur son manteau.

– Ce n’est pas mon rôle, répondit-il en désignant les perles de bois et de métal, autour de son cou. Demande à un Elkhêmi, à la rigueur.

– Je peux sûrement vous imiter... tenta Eusebio.

– Bon courage, rétorqua Arminius avec un rire cassant. L’alchimie requiert beaucoup plus de connaissances qu’un simple Kraft Lusragan, illettré de surcroît, ne pourra jamais envisager.

– Êtes-vous vous-même un alchimiste ?

– Je suis un vieux Magister, grinça-t-il, de la caste des Vikar. Allumer des bougies, c’est juste un tour de passe-passe qui s’avère utile, surtout quand on n’a pas de briquet. Pose-moi plutôt des questions auxquelles je peux répondre. Ne veux-tu pas savoir pourquoi on te drogue ?

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