Chapitre 12 - Escapades (partie 1)
« Quaeris, quot mihi basiationes
tuae, Lesbia, sint satis superque.
Quam magnus numerus Libyssae harenae
lasarpiciferis iacet Cyrenis
oraclum Iouis inter aestuosi
et Batti ueteris sacrum sepulcrum ;
aut quam sidera multa, cum tacet nox,
furtiuos hominum uident amores :
tam te basia multa basiare
uesano satis et super Catullo est,
quae nec pernumerare curiosi
possint nec mala fascinare lingua. »
Catulle, « À Lesbie », Poèmes, Ier siècle av. J.-C. :
« Tu me demandes combien de tes baisers il faudrait, Lesbie, pour que j’en aie assez et plus qu’assez ? Autant de grains de sable en Libye couvrent le sol parfumé de Cyrène, entre l’oracle de Jupiter brûlant et le tombeau desséché de l’antique Battus ; autant d’astres, dans le silence nocturne, voient les furtives amours des mortels, qu’il faudrait à ton fou de Catulle de baisers de ta bouche pour en avoir assez et plus qu’assez. Ah ! puisse leur nombre échapper au calcul des curieux et aux charmes de la méchante langue ! »
(trad. M. Rat, 1931).
Bien qu’il sache que le sommeil l’eût fui, Eusebio, allongé de façon plus ou moins confortable sur son lit, maintenait résolument ses yeux clos, tentant d’échapper aux pensées qui tournoyaient sans relâche sous son crâne. Ses couvertures s’étaient entortillées autour de ses jambes à force de gesticulations agacées. Le jeune homme ignorait combien de temps s’était écoulé depuis la fin de la cérémonie d’Intronisation – il lui semblait que déjà le petit matin s’annonçait.
Après sa confirmation dans ses fonctions de Lusragan, il avait supporté plutôt qu’apprécié les témoignages de joie de la foule, les félicitations bourrues de Maître Arminius, les louanges de Lenneth, répondant laconiquement aux questions curieuses sur son étonnante connaissance du Serment des Lusragan – lui, l’Exlimitus. Écoutant distraitement son ami lui détailler les différentes tapisseries, oublieux des détails sur les emblèmes, attributs et caractéristiques des castes et fonctions représentées aussitôt que Lenneth les lui indiquait, Eusebio n’avait eu alors qu’une seule obsession : le silence. Lui qui, d’habitude si patient et plein de curiosité à la fois, n’espérait plus que la solitude afin de remettre ses pensées dans l’ordre. Les jacasseries de son collègue et ami l’ennuyaient, le babillage de la foule l’importunait, et même la rude sérénité d’Arminius finissait par l’agacer prodigieusement. Il avait fallu supporter encore le buffet, auquel Eusebio avait à peine touché, l’esprit irrésistiblement attiré par le poids de la thériaque dans sa poche – et par l’absence de Tora. Comme les autres hauts responsables, elle avait rejoint la foule pour le repas, discutant de-ci, de-là avec les nouveaux intronisés ou ses confrères. Le jeune homme s’était donné l’impression de l’espionner, jetant de furtifs coups d’œil, presque envieux de l’attention qu’elle accordait aux autres, espérant un regard, un mot de plus, une considération qui auraient éclipsé ses rivaux. C’était, là aussi, une attitude qui ne lui ressemblait pas – et qu’il n’aurait pas volontiers admise. Le trouble intense, quasi douloureux qui l’envahissait dès qu’il croisait Tora ou songeait à elle, et qui l’avait tant surpris, à deux reprises, à son contact, l’effrayait mais, de façon étrangement et délicieusement paradoxale, l’ensorcelait.
Pourtant, sans être coutumier du fait, Eusebio avait déjà eu l’occasion de plusieurs aventures – des liaisons de passage auxquelles il s’était abandonné sans réellement y réfléchir, des amours frivoles, sans lendemain. Il se souvenait de ces femmes comme d’admirables personnes, avec qui il avait partagé de bons moments, charnels, sensuels, aussi bien que platoniques parfois. Combien de discussions sur la nature des étoiles et des daimons n’avait-il pas connues, avec Eutropia l’astrologue, alanguie contre lui après l’amour ? Combien de postures excitantes, audacieuses, de gestuelles langoureuses lui avait apprises Piye la saltimbanque, durant toute une nuit de Lah-Ashnan, les Premières Récoltes ? Et la douce Jara, ou Euredice aux formes généreuses ? Moravia, quant à elle, aurait pu compter parmi ces femmes – à cette pensée, Eusebio rougit. Le simple fait qu’il eût ainsi trahi Lenneth ne l’avait pas effleuré – et d’ailleurs, son esprit n’avait pas même évoqué son ami. Était-il devenu si égoïste ? Avait-il réellement été sur le point de contraindre Moravia à se donner à lui, pour acheter son silence ? Eusebio ne se leurrait pas ; la jeune femme avait eu beau le griser, le tenter en pressant son corps lascif contre le sien, il avait voulu profiter de son emprise sur elle pour assouvir le désir violent qui s’était emparé de lui.
Le timbre lugubre des cloches retentit, annonçant Tveirna. Il s’était écoulé à peine une heure depuis qu’Eusebio avait regagné ses quartiers. Comprenant qu’il ne parviendrait pas à trouver le sommeil, l’herboriste repoussa ses couvertures, enfila sa tunique, son manteau et ses bottes, et sortit sans bruit dans la salle commune plongée dans la pénombre. Il attrapa une lampe à huile laissée allumée sur une table avant de se glisser dans le couloir. Les ténèbres luttaient sans peine contre un rayon de lune fantomatique qui traversait les vitraux. Un peu d’air frais lui ferait du bien, songeait Eusebio ; aussi se décida-t-il à quitter furtivement le Quartier d’Enceinte et, peut-être, gagner les écuries pour y retrouver Kukka.
Il croisa quelques rares noctambules dans les corridors, salua un Wachter en charge du premier quart de nuit. L’œil immense, tatoué sur la nuque du garde, créait une impression étrange, comme s’il se fixait dans votre dos, fouillant à travers votre esprit. Cela fit courir un frisson désagréable le long de l’échine d’Eusebio alors qu’il se dirigeait vers les escaliers du Guet.
L’herboriste marchait depuis quelques minutes sans plus croiser âme qui vive, lorsqu’il entendit de petits gémissements provenant d’une alcôve, que dissimulaient de lourdes tentures. La lampe que tenait Eusebio était la seule à projeter sa vive lueur sur le tissu écarlate ; cette partie du couloir était autrement plongée dans le noir. Les rideaux ondoyaient par moments, comme mus par un souffle d’air chaud. Le jeune homme, poussé par une vive inquiétude, voulut appeler à l’aide, mais soudain une main surgit de l’alcôve, s’agrippant au dais vermeil, découvrant un visage de femme – Moravia. La tête renversée en arrière, les yeux fermés, un sourire extatique sur les lèvres, elle poussait de brefs râles de plaisir, le cou dévoré des baisers d’un homme dont Eusebio ne distinguait par les traits. Puis l’homme releva légèrement le menton, poussant son corps vers l’avant – et l’herboriste le reconnut.
C’était Lenneth.
Eusebio referma instinctivement le clapet de sa lampe, laissant l’obscurité l’engloutir – elle ne l’entoura pas assez vite, toutefois, et il eut le temps d’apercevoir Moravia se mordre ardemment les lèvres pour retenir un râle féroce qui lui montait à la gorge. Les ténèbres submergèrent complètement l’alcôve alors que Lenneth capturait les lèvres de son amante d’un baiser passionné, étouffant son cri en soupirs saccadés.
La gorge sèche, le souffle court, le cœur battant violemment entre ses côtes, l’herboriste s’éloigna furtivement, se guidant aux rayons de lune erratiques qui voulaient bien traverser les vitraux. Il sentait l’air moite de l’alcôve et ses gémissements clandestins lui coller au corps comme une fièvre délicieuse. À la vue des marches du Guet, Eusebio courait presque, avide de l’air frais et bienfaisant qui lui parvenait de dehors, par l’arcade. Il jaillit dans la ruelle, essoufflé, haletant, inspira quelques bouffées. Lorsque les battements de son cœur se furent calmés, il rouvrit le clapet de sa lampe à huile.
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