Chapitre 14 - Lusragan (partie 3)
Il conservait un souvenir ému de leur première rencontre : il achevait alors sa cinquième et dernière année d’apprentissage auprès d’un apothicaire émérite de la grande cité de Dixy. Libéré des contraintes familiales, sa plus jeune sœur venant tout juste de se marier, il envisageait l’avenir avec circonspection, rêvant de voler de ses propres ailes mais n’osant s’établir lui-même comme rival de son maître d’apprentissage. Car, bien qu’Eusebio tienne de ce dernier la majeure partie de sa science d’herboriste, le caractère étriqué du vieil apothicaire, sa condescendance marquée à l’égard de ses patients, son obscurantisme pédant et son goût de plus en plus prononcé pour la boisson avaient fini par les diviser. Le jeune homme reconnaissait bien volontiers que les nombreux talents et la réputation de son maître n’étaient plus à faire ; mais c’était là tout ce qu’il parvenait à lui concéder. D’un commun accord, le maître et son apprenti avaient choisi de suivre des chemins séparés.
Il était rare qu’un voyageur se déplace seul, face au péril que constituaient les hors-la-loi et les bêtes sauvages – on disait, d’une notoriété sinistre presque proverbiale, qu’ils infestaient de concert les environs de Dixy. Eusebio ne manquait pas de patience et il attendit donc une occasion, l’opportunité de trouver sa place ailleurs que dans la cité. Un jour de Last-Fogharan enfin, vint frapper aux portes de la ville un groupe de marchands itinérants. Zygmund Hasko était de ceux-là. Le meneur de la troupe, un rémouleur aux gros favoris bouclés, fut dépêché en urgence à l’apothicairerie un soir où Eusebio tenait seul la boutique, comme souvent lorsque son maître cuvait son mauvais vin dans une auberge du quartier. L’herboriste suivit le rémouleur jusqu’au camp installé en dehors de la ville, le long des vieilles murailles qui en délimitaient les contours. Sous une tente, faite d’une toile chamarrée tendue sur le plateau d’une charrette, Zygmund Hasko se tordait en gémissant, perclus de délires et d’angoisse, pris de convulsions fébriles. Une fièvre maligne le faisait trembler de tous ses membres. Eusebio, devant la gravité des symptômes, le fit ramener à l’apothicairerie, où il l’examina plus à son aise, et le soigna, malgré les injonctions contraires de son maître revenu de l’auberge. Le malade se remit tout à fait en peu de jours, et en guise de remerciement, proposa au jeune homme de les accompagner sur les routes – il avait, durant sa convalescence, fait preuve d’une culture extraordinaire, notamment dans le domaine de l’herboristerie, et s’était rapidement gagné la sympathie d’Eusebio.
L’histoire de Zygmund Hasko n’était inconnue de personne – il la ressassait lui-même à l’envi, voire à l’ennui, comme s’il ne voulait s’en défaire. La pensée de l’oubli provoquait chez lui une peur profonde, abyssale ; Eusebio se souvenait de certaines leçons où un simple mot qui se refusait à l’esprit du vieil homme causait de violentes crises d’angoisse. Son empressement à lui transmettre tout ce qu’il savait tenait d’une nécessité frénétique, ne lui laissant que peu de répit. Et que peu de temps, à vrai dire, avant que ce marchand itinérant, affaibli, malade et névrosé ne disparaisse brutalement, quelques semaines avant leur arrivée à Vertemer. Malgré tout, un indéfectible sentiment de tendresse l’avait lié à Maître Zygmund, et il avait appris de lui tout un tas de choses, un assemblage de connaissances hétéroclites : herbologie et calcul avancés, fragments d’alphabétisation, repères astronomiques, géographiques et cartographiques, serment d’intronisation, initiation au commerce et au négoce, principes d’anatomie, entretien de son logis, de ses comptes...
Et il lui avait parlé d’Arminius, bien entendu. De ce fils qui faisait sa fierté et sa joie. Combien de fois Zygmund Hasko n’avait-il pas évoqué, larmoyant, pleurnichant, geignant, la cruauté avec laquelle on l’avait arraché de ses bras !
Un mensonge éhonté, de toute évidence.
Jusqu’à son arrivée à Pizance, Eusebio pensait en effet ne rien ignorer de son vieil ami. Or, Maître Arminius l’avait détrompé : Zygmund Hasko, longtemps avant lui, s’était égaré dans les montagnes. Seulement, il était parvenu à quitter Pizance, d’une façon ou d’une autre, laissant derrière lui sa femme et ses quatre enfants dans la honte et le dénuement. Mais même s’il les avait perdus, quel monstre était-il pour laisser derrière lui la famille et les amis qui lui restaient, ou pour abandonner lâchement ses fils, sans même chercher à les récupérer ? C’était là une question à laquelle Eusebio pensait ne jamais trouver de réponse satisfaisante ; une part d’ombre qu’il découvrait en son vieil ami, en ce substitut de père fragile.
Pour l’heure, la voix venue d’outre-tombe lui parlait, à travers ce parchemin perdu, oublié depuis des décennies, à travers cette simple signature en grosses lettres maladroites, laborieusement tracées. Eusebio imaginait sans mal Maître Zygmund, installé ici des heures durant, à même le sol de pierre nue, les jambes ankylosées, à tracer méticuleusement ce plan, sans pouvoir s’appuyer sur les indications des innombrables ouvrages à sa portée – lui qui savait tout juste lire et écrire. Le principal talent du vieil homme s’exprimait toutefois dans la cartographie : Eusebio reconnut, sous le trait de crayon simple, concis et efficace, de chaque côté du feuillet, le Quartier d’Enceinte dans la Muraille, les escaliers du Guet, les minuscules entrelacs des ruelles de Pizance, l’Aqueduc des Dix-Mille-Pas. Des croix marquaient l’emplacement de portes ou de passages condamnés, des pointillés délimitaient les rondes des Wachter, et un cercle rageur entourait la petite case représentant les thermes, au pied de la Muraille, dans le Quartier Liminaire.
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