Chapitre 3
La couleur sucrée du soleil couchant se ternit à travers les carreaux lorsque Wilthas posa les yeux sur la grande dame. Lui qui ne rêvait que de dormir, le visage inexpressif de Syllen était tout sauf reposant. Il n'avait aucune envie de lui parler et encore moins de l'entendre. Ils s'observaient l'un l'autre en chien de faïence leurs yeux s'éclairant d'une multitude d'émotions défilant à toute vitesse, comptant les longues années qui les avaient séparés. Syllen fut la première à s'élancer :
- Tu ne sembles pas très heureux de me voir, je me trompe ?
- Sans blague ? Ça doit faire quoi, quinze ou seize ans qu'on ne s'est pas vus ?
- À qui la faute ? C'est toi qui es parti le premier. annonça-t-elle d'une voix calme et posée
Wilthas souffla un rire avant de trainer son pas fatigué vers une chaise qui trônait dans un coin près d'un amas de rangement bordélique. Il se laissa choir sans retenue et fixa Syllen d'un regard noir :
- Peut-être, mais toi tu n'es pas revenu.
Elle ne broncha pas face au ton accusateur qu'il avait sifflé entre ses dents :
- C'est du passé tout ça, Wil. On avait tous les deux nos raisons.
- Et tu vas me dire que tu es ici aujourd'hui pour renouer avec le passé ? Laisse-moi rire. Y a jamais rien d'autre qui t'a intéressé que ta propre petite personne.
Les longs cils de la jeune femme se contractèrent l'espace d'un instant. Elle ne lâcha pas le chasseur des yeux et fit quelques pas dans sa direction, les bras croisés sous sa poitrine :
- Non. Je suis simplement venu te voir. Est-ce interdit pour une soeur de rendre visite à son petit frère ?
Sa voix mielleuse coula avec douceur aux oreilles hermétiques de Wilthas qui continuait de la fixer :
- Quand il s'agit d'une soeur qui n'est pas venue me voir en seize années malgré les événements...Oui je pense que ça devrait t'être interdit. Surtout que ton petit jeu ne me trompe pas. Tu n'es pas là pour prendre de mes nouvelles et venir casser la croute entre frère et soeur. Qu'est-ce que tu veux ?
- À t'entendre, on croirait que je suis une personne horrible.
- On n’en est pas loin.
- Néanmoins ! continua-t-elle sans prêter attention aux réflexions de son frère. Tu n'as pas tout à fait tort. Il est vrai qu'en temps normal je n'aurais pas pu venir te voir. Mais le Duc m'a chargé d'une mission et j'en ai profité pour venir ici.
- Si c'est un chasseur que tu cherches, y en a plein dans la taverne. Épargne-moi ton sentimentalisme fraternel, je n'y crois pas une seconde.
- Wil !
Syllen se pencha brutalement sur lui et posa ses deux mains contre les accoudoirs de la chaise. Le chasseur recula légèrement le cou. Instinctivement, il baissa les yeux sur la pair de gant que portait sa soeur. Elle ne pouvait pas le toucher. Il savait qu'elle ne s'y risquerait pas. Ce serait aussi douloureux pour elle que pour lui. Elle n'aurait lu que rancoeur et remords et lui n'aurait fait que se souvenir de la cause de tout ça.
Il leva un regard determiné sur elle. Il n'aurait plus jamais peur qu'elle le touche à présent. Il n'avait pas vu sa soeur d'aussi près que depuis le jour où ils étaient tous les deux tombés d'un arbre, étant enfants. Elle n'avait étonnamment pas beaucoup changé. La blancheur de ses cheveux faisait ressortir l'éclat de sa peau de pêche et ses yeux bleu vert, toujours aussi tranchants, continuaient de toiser son monde avec mépris :
- Écoute-moi et arrête de faire l'enfant. Je vais rendre visite à papa et je voudrais que tu viennes avec moi.
- Pourquoi ? Tu n'assumes pas de ne pas être allé le voir plus tôt ? Tu as honte de ne pas être rentré quand elle est morte ?
Syllen serra les poings sur la chaise, mais ne quitta pas son frère des yeux. Wilthas l'observait avec froideur et une lueur d'accusation dans le regard. Il savait qu'elle luttait intérieurement pour ne rien lui montrer. C'était une femme de la cour à présent. Elle ne devait pas se laisser décontenancer de la sorte et encore moins par un petit chasseur sale et odorant. Elle ne s'autorisait plus à dévoiler ses sentiments, pas même face à son propre frère. Wil tentait lui aussi de réprimer la culpabilité qui lui serrait le coeur. Il venait de mettre sur le tapis le seul sujet dont ils se sentaient tous les deux coupables. Syllen poussa alors un long soupire :
- Wil...ce qui est fait est fait. On y peut plus rien désormais. Je te demande juste de venir avec moi. Ça fera plaisir à papa de nous revoir tous ensemble. Que tu me croies ou non, je n'ai jamais cessé de penser à vous. Mon devoir à la cour du Duc ne m'a jamais permis de rentrer et j'ai dû moi-même négocier pour pouvoir partir du château pour cette mission. Je veux juste qu'on se retrouve tous à la maison. Comme avant. Même si ce n'est que pour une journée.
Wilthas soupira à son tour. Son regard froid et mauvais se fit las. Il était déjà bien trop fatiguer pour continuer de se battre :
- Tu ne pouvais peut-être pas venir, mais une lettre de temps en temps ça ne fait pas de mal, tu sais. Surtout que moi je t'en ai envoyé...durant un moment.
Syllen finit enfin par baisser les yeux et s'écarta de quelques pas. Il était vrai, elle ne le niait pas, elle avait mis sa famille dans l'arrière-plan de sa vie. Mais c'était son propre choix. Il ne lui était pas interdit de tenter d'y remédier. Elle leva les yeux sur son frère qui contemplait le vide :
- Que décides-tu ?
- Rien pour le moment. Laisse-moi le temps de réfléchir. Je n'ai plus de nouvelle de papa depuis quelques années déjà. Je ne sais pas si il sera très heureux de me revoir.
- Ça ne coute rien d'essayer. Je te laisse jusqu'à demain. Je t'attendrais dans ma carriole à l'entrée de la Guilde et je partirais à l'aube. Avec ou sans toi.
Syllen fit claquer ses talons jusqu'à la porte d'entrée. Wilthas ne lui jeta aucun regard alors qu'elle s'apprêtait à partir :
- Wil...Tout ce que je peux te dire, c'est que la situation est préoccupante. Alors oui, mes actes ne sont pas réellement désintéressés, mais cela me sert aussi de prétexte pour revoir notre famille au complet.
- Tu veux dire, presque au complet.
La voix du chasseur était redevenue lourde et son regard, toujours perdu dans le vague de ses pensées, se voila de tristesse. Syllen réajusta sa posture impeccablement droite et son visage impassible ne trahissait rien :
- Il va bien falloir pour toi, comme pour moi, de faire notre deuil. lâcha-t-elle d'une voix parfaitement neutre avant de fermer la porte.
Les heures défilaient sur le plafond de sa chambre et Wilthas ne parvenait pas à fermer les yeux. Les échos des éclats de rire des soulards du bar remontaient jusqu'à sa fenêtre et se mêlaient aux rires enfantins de ses souvenirs. Il se revoyait là-bas, à Thana leur village natal, escaladant les murs de leurs maisons et glissant sur les tuiles de la toiture sous les admonestations de son père. Syllen toujours devant lui, toujours plus loin et toujours plus haut, se montrant la plus fière et téméraire des deux. Cette petite fille espiègle qui échafaudait toujours leurs bêtises les plus saugrenues n'avait plus rien à voir avec la longue ligne droite et stricte qu'il venait de revoir. Quel âge avait-il dans ces souvenirs ? 7 ans ? 8 ans ? En ce temps-là il pensait qu'il vivrait toute sa vie dans cette maison. Et aujourd'hui, et depuis déjà tellement d'années, il vivait finalement dans une boite presque vide, aux murs détrempés et impersonnels. L'air ambiant animé par sa simple solitude.
Il avait peur de retourner là-bas. Peur de revoir Thana, revoir leur maison et de se sentir submerger par les souvenirs. Il ne voulait pas se souvenir, mais ne parvenait pas non plus à oublier. Il avait peur de voir sa vérité en face.
Il plaqua une main sur son visage et se frictionna la peau. À quoi bon se tourmenter ? Quel raison avait-il d'y aller, il n'en avait d'ailleurs aucune envie. Le simple fait de savoir qu'il risquait de voyager plusieurs jours dans une carriole enfermé avec Syllen était une raison suffisante pour lui de ne pas y aller. Il saisit le bord de sa couverture et la fit voler jusqu'à ses épaules et se cala sur le flanc. Il avait besoin de repos et de rien d'autre.
Les heures défilaient à présent le long du mur face à lui. Il n'y avait plus aucun écho à l'extérieur, seuls les murs tremblaient sous les ronflements des chasseurs ivres. Wilthas n'avait toujours pas fermé les yeux. Des visages tournaient autour de lui. Certains flous, d'autres bien plus nets. Des connaissances, des amis, des voisins. Toutes ses personnes qu'il avait délaissées en quittant le village. Le visage de son père apparut. Puis celui de sa mère. De sa soeur. De...
Il fit voler de nouveau la couverture et la jeta au sol. Il bondit hors du lit à en faire hurler le parquet et se saisit du premier sac qui lui tomba sous la main. En quelques minutes, il finit d'empaqueter ses affaires, d'enfiler manteau et bottes et de se planter face à sa porte d'entrée. Il n'était pas sûr de ce qu'il était en train de faire. Souhaitait-il réellement retourner là-bas ? Souhaitait-il vraiment faire face à tous ses visages ? Il posa une main sur la poignée. Avait-il fait les bons choix ? Il ouvrit la porte, sortit et la referma d'un seul mouvement. Hésiter c'était refuser d'accepter. Il ne ferait pas marche arrière.
Les baraquements de la Guilde étaient calmes. La noirceur de la nuit avait pénétré chaque fenêtre et un vent frais soufflait contre les échelles de corde qui reliaient les grappes de maison les unes aux autres. Wil avait la sensation de ne plus avoir ressenti un tel calme depuis des années. Ses dernières nuits de chasse n'avaient été rythmées que du tambour incessant de l'adrénaline qui le maintenait en alerte. Ses épaules descendirent des centimètres qu'elles n'avaient plus franchis depuis bien longtemps. La fraicheur et le calme semblaient lui ouvrir les bras.
Il s'engagea lentement sur le sentier qui passait près du bâtiment principal de la Guilde. Une petite ombre dodelinait sur son derrière vissé sur l'assise d'une charrette. La lueur ondoyante d'une pipe éclaira le visage osseux du veux Marcus qui contemplait la lune :
- T'es pas au pieux fiston ?
- Je te retourne le compliment. soupira le chasseur en s'approchant de lui.
Marcus était accoudé sur un épais sac en toile. Il souffla un long filet de fumée qui se mit à danser avec le vent :
- Ça m'a pris du temps de dépiauter ta bestiole. Les écailles, ça se revend cher, du moment qu'elles sont en bon état.
Il tapota le sac :
- D'ailleurs si tu veux ta paye j'allais justement la déposer sous ta porte.
Il sortit de sa poche une large bourse tintante et la lança à Wil. Le vieillard tira une lampée de plus sur sa pipe qui se mit à rougir. La lueur du feu dévoila un air grave sur ses traits ridés. Marcus recracha son souffle et mâchouilla dans le vide :
- Prends ça aussi.
Il lui tendit une enveloppe bien trop propre pour venir de lui :
- Elle est arrivée tout à leur. C'est une missive du Roi lui-même. J'aime pas trop quand ça vient de là. Mais il parait que c'est grave alors. Je transmettrais l'ordre à toute la Guilde demain matin. Mais je vois que t'as l'air sur le départ. Je suppose que ça à un rapport avec la carriole flanquée des armoiries du Duc qui se trouve là-bas...
Marcus mâchouilla de nouveau avant de prendre une autre bouffée de tabac. Wilthas fourra l'enveloppe dans sa poche :
- Ouais. Je vais prendre des vacances en famille, à ce qu'il parait.
- Bien. C'est pas plus mal. Mais fais-moi le plaisir de lire cette lettre quand tu auras un moment.
- Je te promets rien.
- Comme toujours.
Marcus recracha un nouveau souffle de fumée odorante avant de taper la tête de sa pipe contre le bois de la charrette. Il leva son derrière osseux et fit craquer ses genoux :
- Bon ! P'tit gars, je dois encore distribuer quelques payes avant d'aller roupiller. Tu me pardonnes si je te fais pas toutes ses conneries d'embrassade, hein ? Aller casse toi et ramène ton cul ici que quand tu seras aussi frais que le cul d'une serveuse !
Wilthas s'arracha d'un rire. Marcus sauta de la charrette et saisit son sac d'écaille sur les épaules avant de s'éloigner vers les baraquements. Wil fixa sa silhouette titubante se fondre dans l'obscurité de la nuit. Il sortit la lettre se sa poche et inspecta le sceau royal, pressé dans la cire et fendu en deux après l'ouverture de l'enveloppe. Wil ne s'était jamais réellement intéressé aux déclaration royale et autre politique de la cour. Il laissait ça à sa soeur. Mais d'ordinaire, Marcus non plus ne s'en intéressait pas.
Il fourra une nouvelle fois la lettre dans sa poche. Il n'était pas d'humeur à recevoir une autre mauvaise nouvelle dans sa journée. Face à lui, à l'entrée de la route qui donnait sur la Guilde, il pouvait voir la silhouette imposante d'une carriole. Il ne risquait pas de se tromper. Il s'avança d'un pas lent. Une lampe avait été suspendue près de la porte et éclairait l'intérieur de la cabine ainsi que les alentours. Sur le côté du sentier, attaché à un arbre, les chevaux se reposaient, tête basse. L'un d'eux s'ébroua doucement. Le cocher était perché sur son assise, chapeau enfoncé sur le nez, enroulé entièrement dans une couverture, et émettait de petits ronflements. Une lueur argentée glissa de l'autre côté de la vitre. La longue chevelure opaline de Syllen brillait sous la lumière de la lampe. Elle ne dormait pas. Les heures avaient défilé sur la lettre qu'elle était en train de lire.
Wilthas ouvrit la porte de la carriole et monta sans un mot. La grande dame ne leva pas les yeux de son papier. Son regard semblait fatigué et las, pourtant le reste de son visage était aussi lisse que de la porcelaine :
- Bien. Je vois que tu es venu. Il reste encore quelques heures avant que l'on parte. Tu peux te reposer si tu veux.
- J'arrivais pas à dormir, de toute façon.
Elle leva légèrement les yeux vers lui. Ses pupilles tremblaient et ses lourdes paupières ne battaient qu'à demi. Ni l'un ni l'autre ne semblait prêt à dormir face au voyage qui les attendait.
A nouveau, les heures défilèrent contre les parois de la carriole jusqu'aux premières lueurs de l'aube.
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