2. Le comptoir

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Garance avait décroché un poste, deux ans auparavant, dans un bar au bout de la rue. L'établissement n'était ouvert qu'en soirée. Elle faisait le service cinq fois par semaine, de vingt heures à trois heures du matin, pour un salaire peu attrayant. Mais c'était le seul boulot qui s'était offert à elle et il lui permettait de mettre le nez dehors, bien que la tâche n'eût rien d'épanouissant. Les soirées se succédaient et se ressemblaient au Starving Groveler : un trou pourri où, à la nuit tombée, se rassemblait toute la vermine des bas quartiers. Toujours les mêmes alcooliques qui cognaient leurs verres en hurlant, les mêmes filles esseulées qui rampaient sous les tables comme des dépravées, les mêmes énergumènes qui feignaient d'être majeurs pour acheter de l'alcool et que quelqu'un finissait toujours par faire semblant de croire, les mêmes enragés qui se ruaient de coups devant le comptoir, les mêmes pervers qui traînaient devant la porte à la recherche d'une proie, les mêmes amants clandestins qui s'offraient un repas dans un coin malfamé, à l'abri des regards ; toujours ces mêmes visages ravagés par le temps, ravagés par la vie, que jamais le destin ne semblait épargner.

C'est en servant des bières derrière le comptoir du Starving Groveler que Garance s'en était rendu compte : le monde n'était rien de plus qu'un abîme sans fond dans lequel tôt ou tard elle serait aspirée, comme les autres. Parfois, dans les premiers temps, elle avait songé à fuir cet endroit et à ne jamais plus y remettre les pieds. Puis, elle s'était dit que la vie ne serait probablement pas plus tendre avec elle ailleurs et que, fatalement, elle risquerait de finir attablée ici un jour. Alors elle s'était résignée et avait résolu de rester à la place qui lui semblait être la plus enviable : derrière le comptoir sécurisant qui marquait la frontière entre cette horde de débauchés et elle. Ainsi, chaque fois qu'un primate empestant le rhum se permettait de lui faire des avances, chaque fois qu'un cinglé lui crachait des insultes à la figure, chaque fois qu'un combat éclatait devant elle, elle baissait la tête et s'efforçait de faire comme si elle n'était qu'un automate dépourvu d'émotion.

Toutes ces soirées passées aux premières loges de l'arène de la médiocrité n'avaient néanmoins pas suffi à forger les nerfs de la jeune femme. Si elle était devenue assez forte pour garder son calme face aux clients du Starving Groveler, au fond d'elle, elle n'était qu'une poupée de porcelaine qui à chaque nouvelle épreuve écopait d'un coup de marteau et qui, jour après jour, se réduisait en poussières.

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