Les parents d’Annabelle
Le lendemain à l’école, on avait mis en place toutes sortes d’ateliers et de jeux, auxquels tous les élèves divisés en petits groupes pouvaient prendre part, à tour de rôle. Annabelle et Lucie, qui toujours allaient de pair et d’ordinaire si enjouées à l’idée de participer à de telles activités, étaient beaucoup moins impliquées qu’à leur habitude. Lucie avait même laissé gagner un garçon de la classe au « puissance quatre ». Elle qui d’ordinaire déteste perdre ! Même durant la partie de football qui avait été organisée sur la grande cour de l’école, les filles ratèrent un nombre considérable de tirs ! Et cela était d’autant plus étrange car Annabelle et Lucie étaient toutes deux très dégourdies et très douées en sport. Elles étaient d’ailleurs premières de la classe dans cette discipline. Et l’attitude pour le moins curieuse et inhabituelle des filles, ne resta pas sans éveiller quelques soupçons chez certains fins observateurs… Pourtant la journée se déroula sans que personne le leur fasse la remarque. Même Mme Murionde, leur professeur, était personnellement venue les congratuler pour leur comportement et le sérieux dont elles avaient fait preuve tout au long de l’année scolaire. Enfin, au terme d’une journée pourtant riche en animations et en rires, la cloche sonna cinq heures, délivrant ainsi les deux amies de leur attente déchirante et coupant court à leur ennui. A peine la cloche avait-elle tinté qu’elles se tenaient déjà face au portail d’entrée, qui s’ouvrit lentement après qu’un des adultes responsables ait activé le mécanisme. Elles passèrent rapidement au travers et pour ne pas trop attirer l’attention et attiser une curiosité parfois bien trop vivace chez les camarades de leur école, s’assirent en tailleur sur un banc dans le petit parc qui faisait face à l’établissement. Ici, elles entamèrent ou plutôt, firent mine d’entamer, une partie de chifoumi.
Au bout de cinq minutes, lorsque les autres enfants furent assez loin, elles se levèrent et Lucie, qui avait pris les devants, frottait déjà ses mains de plaisir comme elle avait l’habitude de le faire avant de se lancer dans une activité dont elle raffolait. Annabelle, qui semblait un peu contrariée, s’exprima d’abord avec ambages puis un peu honteuse de n’oser parler franchement à son amie, finit par avouer timidement en se tordant les doigts de la main :
— Tu sais… Ce matin papa m’a dit qu’il n’aimait pas trop que je rentre tard… Il avait l’air un peu fâché. Moi j’ai très envie de revenir au cimetière mais si je m’éclipse à nouveau, je risque d’être punie… Et on pourra dire adieu à notre projet ! Sans compter que si mon père apprend la vraie raison de nos escapades, il entrera dans une colère noire. Tu sais à quel point il déteste tout ce qui sort de l’ordinaire !
— Ah ! Moi mon père est trop occupé à regarder ses matchs à la télé pour s’en soucier ! Et ma mère se couche si tôt que c’est moi qui vient dans sa chambre lui souhaiter la bonne nuit, répondit Lucie dans un petit rire jovial. Puis elle porta la main à son front, comme elle le faisait bien souvent quand elle réfléchissait et finit par reprendre d’un ton triomphant :
— Ecoute ! Voilà ce qu’on va faire ! Nous allons passer chez toi comme on en a l’habitude et c’est moi qui parlerai à ta mère ! Je sais être convaincante ! Tu verras !
Dubitative, Annabelle approuva pourtant l’idée de son amie d’un signe de tête et toutes deux prirent alors le chemin vers sa maison. Le vent faisait valser les cheveux de Lucie dont les pointes venaient caresser les joues d’Annabelle. Elle rit, tout en se félicitant d’avoir à ses côtés une si chic amie.
Pourtant une fois devant la porte de sa maison, elle sentit son estomac se nouer à nouveau. Et si son père venait les accueillir ? Aussi volubile que pouvait être Lucie, jamais elle n’aurait pu le convaincre, ça, Annabelle en était sûre !
« Driiiiiing »
Cette fois, il était trop tard pour reculer : Lucie avait appuyé sur le bouton de la sonnette, les lèvres hautes, son sourire semblait immuable.
— Bonjour les filles ! Alors cette journée d’école ? J’espère que vous en profitez, bientôt elle va vous manquer ! lança gaiement la mère d’Annabelle après avoir ouvert la porte.
— Bonjour Mme Arch ! répondit Lucie avec entrain avant de reprendre :
— C’était bien ! On a joué toute la journée et nous avons même eu les félicitations de Mme Murionde ! Un grand sourire illumina le visage de la mère d’Annabelle. Elle aimait beaucoup Lucie et n’aurait pu souhaiter de meilleure amie pour sa fille. Pour elle, les filles étaient complémentaires, si l’une était fougueuse et intrépide, l’autre était sage et tempérée et du mélange de leur deux caractères bien distincts naissait une formidable et inébranlable amitié.
La maison où habitaient Annabelle et ses parents était très chaleureuse : La porte d’entrée s’ouvrait sur un petit couloir où se dressaient de grandes plantes vertes, toujours très bien entretenues et qui semblaient avoir pris racine dans le sol. Une lanterne de style marocaine projetait une lumière chaude et orangée tout le long du couloir, comme une invitation à s’engouffrer plus loin jusqu’au coeur de la maison. Au mur à gauche, il y avait une ouverture qui menait directement au grand salon. Il y avait en son centre une petite table basse de verre posée sur un grand tapis de velours blanc; un grand canapé beige lui faisait face, ainsi que deux fauteuils de cuir noirs. Dans le coin de la pièce, il y avait une télévision sur un petit meuble d’ébène. Contre le mur se trouvait également une grande cheminée qu’ils allumaient parfois, au cours des hivers rigoureux. Mais surtout, il y avait dans ce salon une grande baie vitrée sous laquelle était juxtaposée une longue assise moelleuse, avec une multitude de coussins. Comme la météo était clémente ces temps-ci, les parents d’Annabelle avaient l’habitude de venir s’y asseoir pour lire, car les rayons du soleil qui perçaient au travers de la grande vitre apportaient avec eux une chaleur agréable.
Une fois à l’intérieur, Mme Arch referma la porte d’entrée avant de leur proposer un verre de jus de fruit et un peu de tarte au chocolat. Enjouées, les filles avaient filé le long du couloir et s’étaient déjà attablées dans la salle à manger. Lucie, qui visiblement ne souhaitait pas perdre de temps, s’apprêtait à entamer son discours pour convaincre Mme. Arch d’autoriser sa fille à sortir tard le soir. Lorsqu’elle ouvrit la bouche, M. Arch entra à son tour dans la cuisine, sa grosse moustache sévère frissonnante sous son nez. Le père d’Annabelle était un homme très grand et très costaud. Il avait d’épais cheveux grisonnants qui formaient de grandes boucles sur son crâne. Son front était large et parcouru de longues rides qui semblaient des cicatrices. Et ses yeux de jais affublés d’épais sourcils semblaient percer votre âme quand il les posait sur vous. Il n’avait pas de barbe mais une grosse moustache très noire, qui tremblait à chaque fois qu’il ouvrait la bouche, comme si elle même ressentait la peur au son de sa voix ! Car sa voix était profonde et caverneuse, un peu comme celle des dieux dans les dessins animés que les filles avaient l’habitude de regarder quelques années auparavant. Le père d’Annabelle était un homme imposant, austère mais somme toute aimable et très prévenant.
Lorsque Lucie le vit ainsi apparaitre parmi elles dans la cuisine, elle perdit le fil du discours qu’elle s’apprêtait à tenir et balbutia quelques mots inintelligibles avant de dire à nouveau, d’une voix plus claire cette fois ci :
— B…Bonjour monsieur Arch !
— Tiens bonjour Lucie ! Je suis content de te voir ! Comment ça c’est passé à l’école aujourd’hui ? Vous avez encore donné une leçon à vos petits camarades en éducation sportive je présume ! dit-il en riant. Son rire était si profond et si grave que Lucie crut sentir sa chaise trembler sous elle.
— Tout de même, on s’est trouvées moins performantes que d’habitude… Sûrement le contrecoup de la fin de l’année, répondit Annabelle à son père tout en coupant sa tarte en morceaux.
— Et modestes avec ça ! reprit M. Arch en riant de plus belle.
— Ah ! Elles me rappellent moi à leur âge. Toujours dans la performance jamais l’outrecuidance ! Ne pas s’enorgueillir, c’est très bien ça les filles ! Alors qu’il disait ces mots, il s’était approché de la table et s’empara d’une énorme part de gâteau qu’il engloutit en une seule fois. Comme s’il s’agissait d’une vulgaire cacahuète. Toute la confiance et la vivacité dont Lucie semblait emplies quelques minutes auparavant s’étaient parfaitement évaporées. Elle regardait béatement monsieur Arch d’un air qui exprimait aussi bien l’admiration que l’effroi. C’était toujours pareil ! Voilà des années que Lucie et Annabelle se connaissaient et avaient l’habitude d’aller chez l’une et chez l’autre et pourtant, jamais Lucie n’était parvenue à se faire à l’idée que sa meilleure amie, d’apparence si petite et si fragile, ait pour père un colosse de deux mètres au physique d’un personnage mythologique plus que d’un papa ordinaire.
— Un vrai délice, cette tarte au chocolat ! reprit il tout en se léchant le bout des doigts. Il s’approcha de sa femme et lui déposa un baiser sur le front. (Comme la mère de Lucie était une femme plutôt petite, M. Arch dut se baisser considérablement pour que leurs deux visages se rencontrent).
— Ah c’est une cuisinière de génie ! Et je pèse mes mots ! Mesurez la chance que vous avez de pouvoir goûter à ses plats les enfants ! scanda-t-il avant de prendre place sur une chaise autour de la table et d’ouvrir un journal. La chaise grinçait sous son poids et Lucie eut bien peur qu’elle ne cède.
Annabelle s’était levée et débarrassait à présent la table. Lucie lui emboita le pas et épousseta la nappe avant de jeter à la poubelle les miettes qui s’y trouvaient. Enfin, Annabelle demanda l’autorisation à ses parents de rejoindre sa chambre pour s’amuser avec Lucie. Un silence glacial s’ensuivit, brisé quelques secondes plus tard par un bruit de papier froissé. M. Arch avait abaissé le journal qu’il tenait entre ses deux mains, et levait à présent son regard noir vers les filles. Lucie frissonna. Ses yeux changèrent d’objectif et il balaya la table des yeux comme pour vérifier que plus rien ne s’y trouvait.
— C’est bien. Vous pouvez y aller les filles, dit-il finalement dans un sourire. Sa grosse moustache avait la forme d’un croissant velu.
Les filles montèrent sans un mot à l’étage après s’être déchaussées et entrèrent rapidement dans la chambre d’Annabelle, la dernière pièce sur la gauche avant la salle de bains. Elles refermèrent la porte derrière elles et lorsque Lucie aperçut le visage de son amie qui s’était tournée dans sa direction, elle mesura l’ampleur de la déception qui s’y dessinait.
— Je sais, je sais, se défendit-elle tout en levant les mains à hauteur de ses épaules.
— Et notre plan ! Tu as déjà oublié ? « Je sais être convaincante ! » C’étaient tes propres mots ! Ceux que tu as prononcés il y a une demi-heure tout au plus ! râla Annabelle en prenant garde de ne pas trop hausser la voix.
— Ecoute, je… Je n’ai pas osé… C’est ton père, tu comprends ! Je ne pensais pas qu’il serait là ! » se défendit Lucie. Puis sans attendre et prenant de court son amie qui s’apprêtait à répondre, elle reprit :
— Mais pas d’inquiétude ! J’ai un plan ! Ce soir, nous partirons quand même ! conclut-elle mystérieusement, le sourire toujours aux lèvres.
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