RETOUR A LA MAISON
Le taxi traversa la place Totéléma pour bifurquer dans la rue Tobina. Ces hauts lieux du divertissement étaient le centre névralgique de notre quartier, la Butte. Au loin, je voyais la flèche de l'église Saint Pierre Claver, pointer vers le ciel comme si elle voulait atteindre la voûte céleste. Ce repère était visible dans plusieurs secteurs de la ville, tel un phare guidant des âmes dans la nuit. Je n'avais pas un grand sens de l'orientation, alors la voir me rassurait toujours. Elle me donnait l'impression de pouvoir toujours retrouver mon chemin.
Sur la place, des personnes âgées jouaient aux dames ou aux boules. Les enfants jouaient au cerceau ou au nzango tandis que les plus âgés discutaient en groupes. Il n'était pas difficile de deviner le sujet de leurs conversations. Complètement désoeuvrés, à cause du chômage pathologique du pays, les jeunes passaient le plus clair de leur temps dans la rue, à discuter des jeux d'argent ou à débattre sur le dernier match de la ligue des champions.
Je collais mon visage contre la vitre pour observer les façades des bâtiments de la rue Tobina. C'était une artère essentiellement commerçante, où les propriétaires de bars, de maquis, d'hôtels et d'autres enseignes rivalisaient d'ingéniosité, pour pousser les noctambules à dépenser jusqu'à leurs derniers centimes. Une musique assourdissante, différente à chaque enseigne, créait une véritable cacophonie. Je me demandais toujours comment les riverains faisaient pour dormir avec un vacarme pareil.
À l'une des devantures d'un bar, des couples enlacés se balançaient au rythme de wele de Zao Casimir. Je fermais les yeux et me mis à chantonner à mi-voix, laissant les paroles pénétrer mon esprit.
*
Lémbéka ntimani
Ambé bou lawouki wa ntélé (X 2)
Mou ma wombé ni kwé didi
Mbé ni ngué mpé ni kwé bandi ( X 2 )
/
Apaise mon coeur
C'est toi qui m'a rendu fou ( X 2 )
Sur la montagne, je te pleure
Et je pense à toi ( X 2 )
*
Je préférais ce genre de chansons, pourvues d'une véritable âme. Des chansons racontant une belle histoire aux paroles touchantes, et non ces immondices vulgaires qu'on nous servait à la pelle. Malheureusement, elles se faisaient de plus en plus rares.
Le taxi quitta la rue animée pour se diriger vers une, plus tranquille. Dès que je sortis du taxi, j'embrassais les environs du regard. Comme cet endroit m'avait manqué ! J'éprouvais une grande affection pour ces bâtisses anciennes aux briques rouges, entourées de jardins d'herbes aromatiques.
Notre logis était un plain-pied très modeste. Je me dirigeais directement vers ma minuscule mais confortable chambre. Je m'y sentais toujours en sécurité. Elle n'avait pas changé. Elle était aussi désordonnée qu'avant. Des vêtements étaient toujours pêle-mêle, tels que je les avais laissés sur le lit, avant ma maudite sortie. Je n'étais pas une obsédée du ménage, rien à voir avec Bree Van de Kamp. Des photos et un calendrier, accrochés à côté du lit, étaient visibles de tous les recoins de la chambre. Les murs en teinte verte appelaient au recueillement. Ma bibliothèque était sur le point de s'écrouler sous le poids des livres. D'un geste leste, je retirais mes ballerines et les jetais d'un air nonchalant. L'une d'elle atterrit sur mon petit bureau. Je débarrassais la couche des fringues qui s'y entassaient et les glissais négligemment dans mon armoire avant de me laisser choir sur le lit.
Ma mère entra dans la pièce.
- Ça va ?
- Je vais bien, mama, répondis-je. J'ai juste besoin de réfléchir à ce que je vais faire.
- Ok. Je te laisse cogiter. N'oublie pas de venir dîner, me recommanda-t-elle.
Elle me laissa ruminer mes pensées.
Je ne savais vraiment pas quoi faire. Je savais que le temps m'étais compté pour découvrir la vérité. Dans les romans policiers, la résolution d'une énigme dépend de la rapidité de collecte des indices. Mais avais-je vraiment envie de la découvrir ? Avais-je envie de redevenir comme avant ?
A dix-heures, je me dirigeais vers la salle principale, qui nous servait à la fois de salon et de salle à manger. Mes pensées tumultueuses m'importunaient toujours. Ma mère avait fait mon plat préféré, des haricots au poulet. Je n'avais pas d'appétit, mais je fis tout de même honneur au repas pour lui faire plaisir. Nous mangeâmes en silence.
Je m'apprêtais à débarrasser la table lorsque ma mère m'arrêta.
- Je m'en charge.
Elle mit les assiettes dans l'évier puis se mit à faire la vaisselle.
- Il y aura une animation de sapeurs sur la place à 20 heures, dit-elle. On devrait y aller. Je pourrais ainsi te présenter à la communauté. Qu'en penses-tu ?
Je n'avais aucune envie d'y aller. Je détestais être le point de mire de tout le monde. En croisant le regard anxieux de mama, j'obtempérais. Cela pouvait être amusant. Et c'était tout de même mieux que de me morfondre toute seule dans ma chambre.
À 20 heures, ma mère et moi nous nous dirigeâmes vers la place Totéléma. Des manifestations s'y déroulaient tous les soirs. La SAPE ( la société des ambianceurs et des personnes élégantes ), un rassemblement de gens de tout bord, sans distinction ethnique ni sociale, qui se fédéraient autour de leur passion pour les vêtements beaux et couteux, était une véritable institution dans le pays. Les sapeurs faisaient partie du décors de la ville. Nous arrivâmes tout juste au début de la représentation. Une foule bigarrée, allant du jeune enfant à la grand-mère, était déjà sur les lieux.
Une sorte de battle se déroula. Chaque adepte défilait de manière ostentatoire avec des postures choisies avec minutie, faisant l'éloge des marques de luxe, les montrant de manière réfléchie en ouvrant leurs vestes par exemple, ou agitant leurs accessoires tels que leurs chapeaux, leurs parapluies ou leurs pipes. C'était à qui attirerait le plus l'attention en argumentant son style vestimentaire. Le but étant de paraître le plus élégant possible.
Je ne fus pas surprise de voir Jordan dans le spectacle. Il adorait être au centre de l'attention. Et il était celui qui se dandinait le plus. Il se mit à frapper ses pieds au sol pour attirer l'attention sur ses chaussures, relevait un pan de son pantalon pour montrer ses chaussettes. Pour finir, il mit sa veste sur son épaule en prenant bien soin de montrer l'étiquette de la marque.
Les sapeurs représentaient un véritable contraste entre leur pauvreté et leurs vêtements de luxe. Toutes leurs économies y passaient. Les opinions sur le sujet divergeaient grandement. Certains les considéraient comme des stars, d'autres par contre les traitaient d'inconscients et les accusaient d'être déconnectés de la réalité.
Je fis taire mes pensées pour me concentrer sur le spectacle. C'était très beau à voir, meilleur qu'un défilé de mode. Les sapeurs défilaient pour leur propre plaisir, généralement sans contrepartie financière. Chacun était libre de s'habiller comme il le souhaitait. La parade était aussi libérale dans la mesure où chacun défilait à son rythme et avec sa propre chorégraphie.
Des maçons, des vendeurs, des menuisiers, des femmes au foyer, des enfants, des vieillards se fondaient ensemble sans distinction avec pour seul but de partager leur passion dans la bonne humeur. C'était finalement la beauté de la SAPE, réunir tout le monde et faire oublier aux gens leur misère, du moins pendant quelques instants.
Au bout de deux heures de show, le spectacle se termina sous les applaudissements nourris des spectateurs et sans vainqueur. Les couche-tôt se dirigèrent vers leurs demeures tandis que les oiseaux de nuit restaient pour faire la fête jusqu'à plus soif.
Je vis Matt se diriger vers nous et je pressais mama de hâter le pas. Ce fut peine perdue. Il vint se poster à nos côtés.
- Bonsoir, nous dit-il.
Nous répondîmes en choeur. Le voyant m'observer avec curiosité, mama me présenta.
- Je te présente ma nièce Rosilia. Elle est venue me soutenir et m'aider à rechercher Rose.
- Enchanté, dit-il.
Je lui répondis sans trahir mon tumulte.
- Avez-vous des nouvelles ? dit Matt en se tournant vers ma mère.
- Aucune.
Matt poussa un soupir. Je l'observais attentivement. Il me parut amaigri. Il était toujours séduisant, mais sans sa splendeur d'antant. On aurait dit une pierre précieuse qui avait perdu son éclat, comme si sa flamme intérieure l'avait quitté. Après avoir assuré mama de son soutien et lui avoir recommandé de l'appeler au moindre souci, il se dirigea vers sa maison.
- Que lui est-il arrivé ? demandais-je.
- La culpabilité est en train de le miner.
Comme de la glace au soleil, ma rancune fondit aussitôt. Devrais-je parler à Matt de ce qui m'arrivait au risque de paraitre folle ? Je me décidais finalement de suivre les conseils de mama et de croquer ma nouvelle vie à pleine dent, sans me préoccuper de mon passé et surtout pas de Matt. Après tout, il était suffisamment grand pour se débrouiller tout seul. J'espérais que tout comme moi, il choisirait de partir de l'avant.
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