Prologue

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Avril 1981, Memphis

Il observa ses mains. Sous le soleil couchant, il aurait cru les avoir plongées dans du goudron. Le liquide était encore chaud. Une goutte coula le long de son poignée. Lentement. Chutant d'un air dramatique, arrachant les secondes et les minutes avec elle. Puis elle se détacha du filet rouge qu'elle avait laissé et tomba.

Il n'entendit pas le bruit qu'elle fit quand elle cogna le sol. Mais il l'imagina. Un son humide et lourd. Comme le tic tac d'une horloge qu'il savait déjà enclenché. Son regard se posa sur le corps qui gisait face à lui.

Ses jambes étaient tordues dans un angle anormal. Ses bras reposaient sur le sol, les paumes de main vers le ciel, comme si elle priait pour une quelconque pitié. Il aurait pu contempler ses yeux éteints, y voir la mort, le vide, le froid, mais en réalité, il n'y avait rien à regarder. Son visage avait été effacé. Son crâne se résumait à une boule brisée d'os et de cervelle. Il recula d'un pas. Observa de nouveau ses mains.

Avait-il fait ça ? Lui ?

Sa respiration commença à accélérer. Il ne se souvenait pas de ce qui s'était passé avant. Comment il en était arrivé là. Il aurait presque cru à un complot. Mais personne n'avait trempé ses mains dans du sang et positionné face au cadavre en espérant qu'il établisse un lien entre la mort et lui. Tout était sa faute.

Des pas retentirent au devant. Il paniqua. Il irait en prison. Meurtre. Il secoua la tête comme si ce simple mot n'était qu'un mensonge. Meurtre. Meurtre. Il voulut essuyer ses mains quelque part, cacher tout ce sang et même ce corps, mais les pas se rapprochaient trop rapidement. Les élèves étaient partis de Memphis depuis longtemps. Mais les professeurs ? Il n'en avait aucune idée. Si quelqu'un le trouvait ici, il le...

Henri apparut depuis la pénombre. Son regard naturellement confident, ses épaules redressés sous son égo surgonflé, il fit un pas dans la cour intérieure et le monde entier parut reprendre des couleurs. Un voile sombre se posa sur ses traits quand il balaya la scène du regard. Pendant plusieurs minutes, aucun des deux ne dit rien. Henri avait perdu un peu de ses couleurs. Il contempla Lara - ou ce qui restait d'elle - avec une horreur qu'il tenta de dissimuler.

— Nous t'attendions, prononça-t-il enfin. Et tu n'es pas venu.

Henri Scott aimait tourner autour du sujet principal. Il ne pointait jamais directement vers l'objectif, sa confiance venait du fait qu'il tatait en premier le terrain avant d'oser avancer. Mais pour une fois, Philippe aurait voulu qu'il le pointe du doigt et qu'il lui dise "tu l'as tuée".

Juste pour s'assurer que c'était vrai.

Henri regarda ses mains. Un éclat vacilla dans ses pupilles, une sorte de panique ravalée.

— Il faut effacer les traces.

Il ne demanda pas pourquoi. Pas comment. Lana gisait morte à ses pieds et tout ce dont il songeait était de le sauver, lui.

— Henri...

— Obéis-moi et tout se passera bien.

Ses mots eurent la sonorité d'une promesse. Une sorte de "je garderai ton secret" en lui présentant sa main d'ami tendue vers lui, une opportunité d'effacer son horrible acte de manière efficace et simple. Et tandis qu'Henri le guidait vers les toilettes, tandis qu'il contemplait le sang qui se déversait dans l'évier, ses mains qui reprenaient peu à peu leur couleur naturelle, il sut que leur action avait quelque chose de monstrueux. Tout au fond de lui, il s'était rendu compte que ce qui était en train de se passer n'était pas normal.

Henri le délaissa plusieurs minutes, lui ordonnant de rester dans les toilettes. Philippe se laissa glisser contre le mur et attendit. Il tenta de ne penser à rien. Juste écouter le silence, sentir ses poumons se gonfler et se dégonfler, à un rythme soutenu. Mais un poids comprimait sa poitrine. C'était comme une pierre qui s'enfonçait, s'enfonçait jusqu'à faire craquer ses côtes et trouer son coeur. Ses mains commencèrent à convulser. Des images flashèrent devant ses yeux. Il entendit de nouveau ses cris. La colère qui surplombait son visage et rendait sa voix plus grave. Il avait essayé de l'apaiser. Lui expliquer. Mais elle n'avait rien voulu entendre. On avait profité d'elle, on l'avait jeté dans un trou pour l'y enterrer, on lui avait volé ce qui était à elle et sa famille. Elle voulait briser leurs fiançailles.

Alors il s'était énervé lui aussi. Parce que si elle partait, elle reprendrait les terrains. Et leur grand projet ne pourrait jamais se développer. Ils se contenteraient d'un restaurant et d'une cave à vin, sans jamais toucher du doigt le prestige dont ils avaient rêvé. Et ceci était inacceptable. Ce n'était pas le futur qu'ils avaient planifié.

Un brouillard recouvrait le reste. Il se souvenait juste avoir vu les briques se recouvrir de sang. Ses muscles se contracter alors que sa rage l'écrasait telle une vague à la force invincible.

Personne ne pouvait leur ôter leur rêve.

C'était la première chose à laquelle il avait pensé après avoir reculé, les mains recouvertes de liquide chaud.

La porte des toilettes s'ouvrit. Olivier referma derrière lui, la consternation recouvrant ses traits. Il le scruta comme s'il cherchait en lui une sorte d'explication. Ou une maladie mentale qu'il leur avait caché. De l'hystérie. De la skizophrénie. N'importe quoi qui aurait pu anticiper la tragédie.

— Je suis désolé, lâcha-t-il enfin.

Olivier garda le silence. Il se fichait bien des excuses. Ce n'était pas son crâne qu'il avait explosé contre le mur.

— Elle a su pour le contract avec Charles, reprit-il. On s'est disputé. C'était un accident.

Un accident. Il s'en convainquit lui-même. Il n'avait pas voulu cette mort. Ce n'était pas prémédité. Il aimait bien Lana, pas de la façon dont deux personnes bientôt mariés devaient s'aimer, mais il avait pris soin d'elle. Il lui avait fait promettre de ne jamais la blesser, de lui donner tout ce qu'elle désirait.

— Aux yeux de la justice, il s'agit d'un homicide.

Comme si le mot "meurtre" lui paraissait vulgaire.

— Donc tu vas me dénoncer ?

Il perçut son hésitation. Olivier avait été le commencement de leur projet. Il avait sur lui le poid d'un héritage de famille ancestral, des terres, des vignes, une renommée. Il était le seul à pouvoir leur donner ce dont ils avaient besoin pour réaliser leur rêve. En un claquement de doigt, il pouvait aussi les éjecter du projet. Pour un Voseire, il n'y avait pas d'ami sans intérêt.

— C'est trop tard de toute façon.

— Pourquoi ?

— Henri s'occupe du corps.

Il n'eut pas besoin de détail. La mer était à quelques kilomètres, il était si facile de faire disparaître un cadavre. Il suffirait de nettoyer le sang. Faire comme si rien ne s'était passé. Mentir. Sourire. Et continuer.

— Tu trembles, fit remarquer Olivier.

Philippe observa ses mains. Trembler était un euphémisme. Ses bras se convulsaient. Il sentait tous les muscles de son corps se raidir et relâcher à un rythme effréné. Sa tête commençait à peser lourd.

— Je n'ai pas voulu ça.

— Je sais.

Il savait ? Leurs regards se croisèrent. L'un supplia. Et l'autre céda. Ils ne diraient rien, ce furent l'accord qu'ils passèrent en silence. Philippe ne sut comment ils allaient cacher les évidences. Leur réputation était en jeu, leur avenir et leur liberté. Mais ils étaient quatre. L'un tuait. L'autre aidait. Les deux restant se taisaient. Et en échange, ils obtenaient tout ce qu'ils avaient toujours désiré.

Olivier s'approcha et lui tendit sa main.

— Ce sera notre secret.

Il aurait du savoir, même à cette époque là, que les secrets ne duraient jamais très longtemps.

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