1. Lucas
Il faisait froid dehors. Une fine pellicule de gel recouvrait le jardin des Rovel. Le paysage avait pâli dans la nuit, comme s'il s'était préparé au deuil lui aussi. Lucas n'avait pas de manteau, juste une chemise et son costume noir. Il aimait la morsure du froid. Elle lui rappelait qu'il pouvait avoir mal autre part qu'au coeur.
Ses doigts engourdis luttèrent pour sortir une cigarette du paquet. Son souffle se soulevait en volute de fumée au-dessus de sa tête. Il dut se reprendre à trois fois pour allumer son briquet. Ses lèvres figées par le froid tenaient avec difficulté la mèche de papier entre elles. Il parvint à prendre sa première bouffée sans mourir d'hypothermie. Fumer ne le réchauffa pas, mais ce n'était pas son objectif. Trembler de froid balayerait ses pensées. Il ne sentirait plus rien, pas même son corps. Cette perspective fut la seule à pouvoir le réjouir.
Il reprit la cigarette entre ses doigts et regarda le nuage blanc s'envoler dans le ciel. Puis il se mit à rire. Quelque chose se brisa au fond de lui. Ce fut discret mais perceptible. Il aspira de nouveau la fumée. Face à lui, il ne voyait que la désolation. Des branches d'arbre dénudées. De l'herbe figée dans la glace. C'était dans ce froid qu'elle était morte. Seule.
Il ferma un instant les yeux. Il n'était pas censé songer à elle.
La porte vitrée s'ouvrit dans son dos.
— Lucas, rentre !
Il ignora Raven. La nature hostile et sauvage lui correspondait mieux. Il avait besoin de cet acharnement pour avoir au moins la volonté d'avancer. La pitié des autres, leurs larmes, leurs regrets, tout ça lui faisait plus mal qu'autre chose. La main de sa petite-amie toucha son bras et il la regarda enfin.
— Soit tu mets ton manteau, soit tu rentres.
Elle n'avait pas mis le sien et tremblait violemment. Alors il glissa un bras autour de sa hanche et la colla contre lui. Elle voulut se dégager, échapper à son emprise pour qu'il lui obéisse, mais il eut plus de force qu'elle. Il enroula son autre bras au-dessus de sa poitrine, l'emprisonnant complètement contre son corps. Il l'avait contre elle. Protégée. On lui avait peut-être pris Emma, mais on ne lui prendrait pas Raven.
— On se tiendra chaud comme ça, murmura-t-il dans son épaule.
— Lucas, je suis sérieuse.
— Moi aussi.
Elle ne se débattait plus. Son corps finit par se fondre complètement dans le sien, s'avouant vaincue et tout aussi fatiguée que lui. Il fit de son mieux pour la recouvrir avec ses bras. Il avait l'impression qu'à quelques mètres se trouvait un danger. Ou même devant lui, et que le seul endroit où elle était en sécurité était contre lui. Il aurait voulu ne jamais la lâcher.
— Je t'aime, souffla-t-il quand ses lèvres effleurèrent le lobe de son oreille.
Elle agrippa plus fermement ses avant-bras. Il réussit tout de même à apporter sa cigarette à sa bouche tandis qu'elle appuyait son front contre son torse. Elle tremblait. Et pour la première fois, il ne sut si c'était à cause de la température ou des émotions qui se bousculaient en elle. Ils restèrent cinq minutes de plus puis, quand ses doigts devinrent totalement insensibles, il se décida à rentrer. Raven mêla ses doigts aux siens. Elle avait les lèvres violettes.
Le contraste de température faillit le rendre malade. Sa peau brûlait, mais il aimait ça, d'une certaine manière. Il repéra Simon, toujours aussi inanimé, assis à côté de son frère. Alexandre s'était inclu dans un groupe d'adulte avec son père, écoutant la conversation qui s'y menait. William n'arrêtait pas de boire. Lucas se souvint de sa réaction quand il était arrivé sur les lieux.
Il avait accusé l'inspecteur de police de lui mentir. Il avait fallu l'aide de deux policiers pour le maîtriser, et il avait échappé un cri inhumain. Au fond de lui, il avait su depuis le début. Il avait juste refusé d'y croire.
Ne voyant Erwin nul part, il décida de partir à sa recherche. Ça lui occuperait l'esprit, même si son frère ne devait pas se trouver bien loin. Raven le laissa partir. Il déambula dans les couloirs, observant la décoration des Rovel. Il y trouva des photos. Un Sasha de six ans sur une balançoire. Diego encore bébé, Thimothé dans le trotteur. Puis Emma lors de son baptême. Souriante. De la lumière paraissait émaner de sa peau.
Puis il regarda une autre photo. Les quatre enfants Rovel, chacun posant devant un décor de couleur unie. Emma, assise sur une chaise, portait Diego bébé dans les bras. Thimothé était debout à côté d'elle, Sasha derrière eux tous, une main sur l'épaule de son petit frère et l'autre sur la chaise. Quatre enfants. Aujourd'hui, il n'en restait que deux.
Il passa son chemin. Plusieurs portes étaient fermées, il n'essaya pas de les ouvrir. Et sans vraiment savoir pourquoi, il se dirigea vers celle d'Emma. Il n'en avait pas envie. Il ne voulait pas contempler des objets qui demeureraient intacts pendant des années. Il était entré plusieurs fois dans cette pièce, il savait à quoi elle ressemblait, quelles photos elle avait accroché, les bijoux qu'elle gardait et tout ça, d'une manière ou d'une autre, lui rappellerait que plus personne ne serait là pour les changer de place.
Erwin était déjà dans la chambre. Assis sur le lit, les coudes sur ses genoux et le visage incliné vers le bas. Lucas toqua faiblement à la porte, faisant sursauter son frère.
— C'est toi, souffla-t-il avec soulagement.
— Pourquoi, tu pensais que c'était qui ?
Comme il n'obtint aucune réponse, il s'assit à côté. Le matelas céda sous son poids. Il y eut un désagréable silence entre eux. Lucas n'aimait pas être là. Tout lui rappelait le temps où Emma l'invitait ici, pour un travail ou une simple après-midi entre amis. Il avait l'impression qu'à tout moment, elle pourrait passer la porte avec des bonbons à la main, occupée à lister toutes les choses importantes qu'ils devaient faire.
— À combien d'enterrement on va encore assister, tu crois ? demanda Erwin d'une voix creuse. Non parce que je suis fatigué là. Leila, puis Sasha et maintenant...
Il ne termina pas sa phrase.
— Tu avais raison, fit-il en se tournant légèrement vers lui. Tu as dit que quelqu'un finirait pas y passer. J'aurais dû t'écouter.
— Ce n'était que des mots.
— Et ils sont devenus réalité.
Erwin enfouit son visage entre ses mains et secoua la tête frénétiquement.
— Pas elle, étouffa-t-il. Par pitié, pas elle.
Lucas resta silencieux et immobile. Il ne pouvait pas réconforter des personnes quand lui même se sentait vide. Et puis, pourquoi faire ? Tout ce qu'ils pouvaient faire aujourd'hui était pleurer. C'était le jour de l'enterrement. Le moment des adieux. Erwin avait pris soin d'Emma comme une petite sœur ces derniers mois. Ils avaient été là l'un pour l'autre tandis que leur monde s'effondrait petit à petit. Et il n'avait pas vu la fin arriver. Personne, en fait. Du jour au lendemain, on leur ôtait quelqu'un qu'ils aimaient.
Assassinée, leur avait-on dit.
Il sentit une présence dans son dos, alors il se retourna. Thimoté se trouvait dans l'encadrement de la porte. Il n'avait pas manifesté sa présence mais parut rassuré de ne pas avoir à le faire. Ses yeux hurlaient le désespoir. Et pourtant, il se tenait droit, les joues sèches.
— Je ne voulais pas vous déranger.
— Tu ne nous déranges pas, se pressa de dire Lucas. Viens.
Thimothé ne se fit pas attendre pour les rejoindre. Il ne s'assit pas sur le matelas, il prit juste appui sur la commode pour pouvoir leur faire face.
— Tu tiens le coup ? demanda-t-il.
Mais c'était une question stupide. Thimothé avait toujours été un garçon à la mentalité de fer. Jamais l'opinion des autres ne l'avait atteinte, parce qu'il accueillait tout avec moquerie et dédain. Il méprisait les personnes de son âge pour leur manque de culture et d'intelligence. Depuis petit, il avait pris l'habitude de se défendre derrière sa supériorité. À la mort de Sasha, il n'avait pas bronché. Il avait fait ce qu'on lui avait dit de faire, prendre soin de son frère, continuer à travailler, laisser la douleur passer. Mais Emma avait toujours été derrière lui pour le rattraper si besoin. Il avait eu une grande sœur à ses côtés, une épaule sur laquelle s'appuyer.
Aujourd'hui, il se retrouvait seul. Il avait perdu à la fois son frère et sa soeur, ainsi que ses rêves de médecine. Il hériterait du Flamboyant. Il irait à Memphis, qu'il le veuille ou non. Il avait grandi en pensant qu'il se délivrerait de ce poids, lui qui n'avait jamais voulu tenir l'hôtel, pour finalement se faire complètement écraser.
— Je ne veux pas rester vivre ici.
Autant lui que Erwin l'observèrent avec étonnement.
— Le soir où ça s'est passé, elle a débarqué ici avec une arme. Elle a menacé mon père avec et nous a dit à Diego et à moi de prendre nos affaires. Elle l'a traité de meurtrier. Puis elle nous a emmené loin parce qu'elle voulait nous protéger.
Il prononçait ces mots avec détachement, comme s'il essayait que ses propos soient indépendants de toute émotion qui pouvait y être accrochées. Lucas n'avait pas été au courant de ça. En se tournant vers son frère, il remarqua que lui non plus. Il y avaient trop de questions. Il commençait à se perdre, se noyant dans l'inconnu.
— De meurtrier ? répéta Erwin.
Thimothé hocha lentement la tête.
— Si elle a fait ça, c'est parce qu'elle avait une bonne raison. Et je la crois. Je ne veux pas être avec mon père, ni même ma mère. Je peux aller avec des amis mais...
— Non.
On avait assasiné Sasha. Puis Emma. Le nom Rovel n'y était pas pour rien dans cette affaire, et on s'occupait d'eux dans l'ordre. Thimothé était le prochain.
— Si tu ne veux pas rester avec tes parents, viens avec nous, reprit-il.
— Mais mon lycée n'est pas à Cannes.
— On trouvera une solution.
Le soulagement se déversa dans ses pupilles. Il cherchait un moyen de déconnecter et sortir de ce village était le meilleur moyen pour cela. Raven accepterait. Lucas prendrait soin de lui pour ne pas avoir su protéger Emma.
— Et Diego ? reprit Thimoté.
— Vous pouvez venir tous les deux.
— Merci. Je veux rester avec lui, il n'a plus que moi.
— Et toi ? demanda Erwin avec les sourcils froncés.
— Quoi, moi ?
— Tu as qui ?
Il haussa simplement les épaules.
— Vous.
Thimothé n'avait jamais été le genre à se faire de grands amis. Il avait eu ses frères et sa sœur pour ça. L'école était pour lui un terrain de compétition où il s'appliquait à écarter le moindre ennemi pour gagner la première place. Et personne n'avait cherché non plus à connaître le jeune homme qui se cachait derrière le premier de la classe. Les gens préféraient s'en éloigner. Thimothé faisait en sorte qu'ils restent loin.
Madden débarqua dans la chambre avant qu'il n'ait pu formuler une réponse.
— L'inspecteur veut nous voir.
Lucas se redressa brusquement. Il serait peut-être capable de lui donner ce qu'il attendait. Des explications. Ou pas, mais au moins, ils feraient quelque chose pour tenter d'en trouver.
— Pas toi, arrêta-t-elle Thimothé d'un geste de la main.
— Pourquoi ?
La colère défigurait ses traits.
— Parce que, ça nous concerne nous.
— Je ne suis plus un gamin. Si Sasha était là, il serait lui aussi convoqué.
— Il a raison, prononça Erwin d'une voix grave.
Madden essaya de lui faire entendre raison par de gros yeux, mais il ne retira pas ses mots.
— Il a dix-sept ans, Mad. Et on le sait capable de gérer parfaitement ses émotions. Mieux que certains d'ailleurs.
— Très bien, céda-t-elle. Comme tu voudras. Mais tu ne te plaindras pas le jour où il voudra courir derrière les pas d'un tueur pour venger son frère et sa sœur.
Elle repartit en faisant claquer ses talons contre le sol. Madden avait raison. Erwin aussi. Mais c'était à Thimothé de faire son choix. Et celui-ci choisit de la suivre.
Ils se retrouvèrent tous dans la salle à manger secondaire, assis autour d'une grande table qui ne servait qu'aux dîners formels. Lucas alla rejoindre Raven et déposa un baiser sur sa tempe. Elle recouvrait ses bras de ses mains, comme si elle avait froid. Il s'assit sur une des chaises et l'incita à s'installer sur ses genoux. Aussitôt, son corps se fondit contre son torse. Madden et Erwin s'assirent proprement non loin, William termina son verre de Scotch mais resta adossé au mur, isolé. Alexandre regardait d'un air vide l'espace devant lui, Simon luttait pour ne pas craquer et Thimothé observait l'inspecteur avec espoir. Lui aussi voulait des explications. L'inspecteur ne dit rien par rapport à sa présence.
— Je n'ai pas eu l'occasion de tous vous réunir depuis la découverte du corps, mais je suppose que vous voulez des réponses. Bonne nouvelle. Nous les avons toutes.
Les yeux de Madden se plissèrent sous la méfiance.
— Comment ça ?
— Nous savons qui il est. Pourquoi il a fait ça. Depuis quand. De quelle manière. Absolument tout. Emma a tout enregistré avant qu'il ne la tue. Il pensait que ses mots allaient mourir avec elle.
— Ou pas.
Tout le monde se tourna vers Alexandre. Celui-ci garda son regard fixe sur le vide qui lui faisait face. Imperturbable. Comme toujours.
— Je connaissais grande partie des faits. Elle possédait les pièces manquantes. Et il n'avait aucune intention de garder tout ça secret plus longtemps.
— Donc tu savais des choses et tu n'as rien dit ? accusa William avec une expression si sombre qu'on aurait dit qu'il allait le tuer.
— Je n'étais pas le seul.
Il accusa Simon du regard. Et Erwin aussi baissa la tête. Lui-même aurait du. L'inspecteur les observait un à un, la colère recouvrant peu à peu chaque morceau de son visage.
— Je lui ai dit d'aller voir la police, se défendit Simon, mais elle les a gardé.
— Gardé quoi ? grogna l'inspecteur.
— Les photos.
L'inspecteur semblait faire le lien avec ce qu'il savait déjà et son visage se ferma.
Raven se redressa, la bouche à demi-ouverte. Elle ne savait rien de tout ça. Ces temps-ci, elle avait préféré se rétracter tranquillement dans son coin, comme s'il s'agissait d'une protection contre les drames qui frappaient sans cesse leurs amis. Mais Lucas ne comprit pas pourquoi il mentionnait les photos de Madden, sachant qu'Emma n'avait eu aucun pouvoir dessus.
— Quelles photos ? demanda Madden qui avait pâli légèrement.
— Des clichés qu'on avait reçu, d'elle, à différents moments de la journée. Il y en avait une vingtaine à chaque fois.
Madden n'avait pas été la seule à être poursuivie. Emma était la cible.
Puis, tout à coup, il comprit. Il lui suffit de regarder William, de se souvenir où il vivait. Emma ne s'était pas mis avec lui par amour. Elle était amoureuse de Simon et l'avait été jusqu'à son dernier souffle. Mais Liam était capable de lui conférer ce que les murs de son appartement ne pouvaient pas lui offrir. La sécurité.
— Bon, et si on écoutait cet enregistrement ? s'impatienta Madden.
Il la soupçonnait de vouloir éviter le sujet qui menaçait de surgir à tout moment, ses propres photos. L'inspecteur sortit son téléphone. Face au silence, il appuya sur play.
Le son de l'enregistrement se délencha.
— Est-ce que ça vous a amusé de torturer des élèves pendant toutes ces années ?
La voix d'Emma. Ce fut étrange de l'écouter parler. C'était comme si elle était là. Encore vivante.
— Beaucoup.
— Et à me suivre, à violer mon intimité ?
— Encore plus. Je dois dire que tu as été intelligente.Tu as réussi à remarquer tous les indices que je semais, tu n'as pas paniqué autant que je le pensais. C'est quand même dommage que tu n'ais pas deviné le vrai rôle d'Elena avant que je ne t'envoie les preuves.
— Pourquoi elle, d'ailleurs ?
— Parce qu'elle n'était qu'une pauvre fille perdue capable de tout pour sauver son fils. Je lui ai promis de l'argent, elle a pris mes ordres à la lettre sans se plaindre. Une brave femme.
— L'argent que vous a donné Leila pour inscrire son prénom et celui de Lucas ?
— Oui. J'avais l'habitude de laisser quelques élèves décider des noms. Pour une vengeance personnelle, ou la jalousie. Les raisons ont toujours été multiples, parfois surprenantes. En quarante ans, j'ai réussi à connaître le genre humain mieux que n'importe quel médecin. Quand Leila Revigne a fait sa requête, je me suis dit que le résultat serait intéressant. Je l'ai laissé faire, j'ai gagné beaucoup d'argent. J'ai laissé faire Lucas et Raven également, pour mener à bien leur petit complot. Mais une fois tout le drame terminé, j'ai voulu passer à l'action.
— Vous avez brisé une règle.
— Les règles, c'est moi qui les ai établies. Et c'est moi qui les déferai.
— Non, c'est juste que vous vous êtes raté. J'aurais dû mourir. Et j'ai survécu.
Thimothé esquissa un sourire discret.
— C'est vrai. J'aurais pensé qu'une petite chose fragile comme toi se briserait au moindre coup, mais tu m'as désagréablement surpris.
— Il paraît que ceux qui veulent mourir sont les derniers à partir.
— Et ceux qui veulent vivre sont les premiers.
— C'est peut-être ça, la tragédie.
Un rire.
— Vous, les riches, vous vous plaignez de problèmes inexistants. On vous gave la bouche d'aliments, on vous dorlote comme des oisillons et vous trouvez un moyen de sauter du nid pour vous écraser lamantablement. Vous êtes une race de faibles. Votre ne seriez rien sans vos lustres en cristal ou vos voiture hors de prix. Mais vous vous pensez quand même intouchables, puissants. Le monde baise vos pieds parce que vous possédez ce que tout le monde rêve d'avoir. Et le jour où quelqu'un décide de ne pas se plier, vous trouvez le moyen de l'écraser au sol.
— Ce n'est pas la richesse qui a tué votre soeur.
— Oh si. Lana était fiancée à Philippe Rovel pour une seule raison. Le Flamboyant avait besoin de plus de terrains pour s'étendre. Au début, ils ne voulaient en faire qu'un restaurant, mais le projet s'est vite agrandi. Ma famille possédait ce qu'ils désiraient. Alors on a proposé un marché à ma soeur : que les quatre familles du Flamboyant rachète les terres Duvois en échange d'un mariage. Par cette union, elle garderait la possession des terrains.
— Mais ça ne s'est pas passé comme prévu.
— Layne a signé à la place de Rovel. Lana s'est fâchée. Si ce n'était pas Philippe qui allait racheter, elle ne pourrait jamais avoir accès à ses terres. Mais ils avaient déjà tout planifié. Ils ont commencé à se disputer dans le hall. Ils ont marché jusqu'à ce Mur, il n'y avait plus grand monde dans l'école, personne autour d'eux. Le ton est monté, Lana a menacé de briser leurs fiançailles et d'empêcher le contrat d'achat d'être signé. Philippe s'est énervé, il l'a prise par le cou et a enfoncé son crâne dans ce mur.
Le Mur. Tout était parti de là. Emma avait traité son père de meurtrier ce soir là et elle l'avait menacé avec une arme parce qu'elle savait de quoi il avait été capable.
— Est-ce que vous avez assisté à tout ça ?
— Non. Pas moi. Une jeune fille nommée Catherine Collin qui allait en cours avec moi.
Non. Non, pas ça.
— Ils ont retrouvé son corps quelques jours après. Je suis allé à la police, je leur ai donné le nom de Philippe Rovel et j'ai demandé à Catherine de m'aider. Mais elle n'a rien dit. Les Rovel ont reçu l'appui des Voseire, ils ont eu assez de pouvoir et d'influence pour convaincre les autorités que Philippe n'avait rien à voir avec tout ça. Ma famille avait prévu de donner à la justice les preuves de l'achat, raconter comment on avait agi dans le dos de Lana, mais la veille de leur plainte, quelqu'un a frappé à la porte de notre maison. Quand je suis rentré, j'ai vu le sang sur les rideaux. Je n'ai jamais su où se trouvaient les corps. Mais j'ai compris que si je disais un mot, j'y passerais aussi. Je devais être plus malin. Plus rusé qu'eux. Alors j'ai crée le Mur.
— Pour menacer la vie des élèves ?
— Pour vous attendre. Memphis était le passage obligatoire des descendants du Flamboyant. J'ai appris le mariage de Catherine à Charles l'année d'après, j'ai compris que leur union n'était qu'un moyen de la garder sous silence. Plus tard, Philippe et Adélaïde, puis Scott et Voseire chacun avec des femmes sorties de la bourgeoisie française. Les enfants sont nés les uns après les autres. J'ai observé. J'ai attendu. Le Mur est devenu, pendant ce temps là, une tradition. Mais c'était une tradition qui vous était destiné, un cadeau de ma part.
— Pourquoi nous ?
— Pour détruire votre lignée. Pour prendre à ce cher Philippe ce qu'il avait de plus cher. Quand j'en aurai fini avec lui, je m'attaquerai à Charles. Puis à Voseire, cet enfoiré qui a agi dans l'ombre et a tout planifié. Vos familles n'auront plus d'avenir sans leurs enfants. Ils se ruineront et le Flamboyant ne deviendra qu'un lointain souvenir.
— Vous êtes un malade.
— Ce sont eux qui m'ont rendu malade, Emma.
— Vous ne parviendrez pas à vos fins. On vous retrouvera avant que vous ne puissiez toucher à quelqu'un d'autre.
— J'aurais pu te tuer à tout moment sous le nez même des hommes de Restrie et des bodygards de ton père. Il suffit de détourner l'attention, de se fondre dans la foule. De devenir quelqu'un d'assez pauvre et humble pour qu'ils s'en désintéressent. Vous tomberez comme d'autres sont tombés avant vous, avant même que vous ne puissez lever la tête pour savoir qui vous tire dessus.
— Je ne vous laisserai pas faire.
— Toi ? Princesse, tu ne seras même plus là pour entendre leurs cris d'agonie.
— Je n'excuserai jamais le crime de mon père. Mais en voulant rétablir la justice, vous ne faites que reproduire sa monstruosité. Vous n'êtes pas mieux que lui.
— Je n'ai jamais prétendu le contraire.
Le silence dura plusieurs secondes.
— Un dernier mot ?
Raven enfonça ses ongles dans son bras. Il la serra fort contre lui. Il ne voulait pas entendre la suite. Il savait ce qui allait venir et il voulait arrêter l'écoute maintenant. Mais il eut peur de parler.
— Alors ?
La respiration de Thimothé se faisait de plus en plus bruyante. Simon posa sa main sur son épaule, lui-même d'une pâleur extrême. Thimothé respirait pour eux. Parce que plus personne n'osait bouger d'un seul millimètre.
— Allez vous faire foutre.
Le bruit sourd du tir fit sursauter Madden. L'inspecteur arrêta l'enregistrement. Le sanglot déchirant de Thimothé emplit la pièce entière. Il était courbé vers la table, le visage caché de tous. William posa bruyamment son verre d'alcool et passa un bras autour de son cou, lui glissant des mots à l'oreille. La force qu'il employait paraissait le remettre sur pied. Il aquiesça plusieurs fois, ravalant le brusque déchargement d'émotion qu'il venait de subir. Lucas fut tellement happé par la scène qu'il ne remarqua pas Raven qui s'était tournée vers lui. Elle posa une main douce sur sa joue.
— Lucas, souffla-t-elle.
Il connaissait la raison de sa préoccupation. Mais il ne voulait pas y penser. Pas maintenant. Jamais. L'inspecteur rangea son téléphone. Erwin le regardait fixement, les yeux s'enfonçant profondément dans ses orbites.
— Vous allez arrêter nos parents ?
— Je suis obligé.
La panique le submergea. Il se leva sous l'impulsion, poussant Raven à atterrir sur ses pieds. Et sa main frappa la table.
— Non. Vous n'allez pas faire ça.
Il avait vu à quel point sa mère regrettait. "Tu ne sais pas ce qu'est l'Enfer", avait-elle dit avec les larmes aux yeux. Ce n'était pas sa faute. Le seul coupable était Rovel.
— C'est ce qui doit être fait.
— Et qu'est-ce que vous en savez ? s'écria-t-il. Vous vous fiez à ce que ce psycopathe a dit, ma mère n'a aucun rôle dans tout ça !
Il se tourna vers Alexandre pour chercher de l'aide. Celui-ci comprit son message et se racla la gorge.
— Nous pouvons nous arranger, n'est-ce pas ? Faire en sorte que Rovel soit l'unique accusé.
— Il n'y a aucun arrangement à faire. Nous ne reproduirons pas les mêmes erreurs. Les choses seront faites selon l'ordre des choses, sans arrangement et sans secrets.
Une brève idée lui traversa l'esprit. Il se vit se jeter sur lui, trancher sa gorge pour enterrer la vérité avec son corps. Sa main se recroquevilla en un poing. Si l'inspecteur sortait, leur avenir entier s'effondrerait. Le Flamboyant coulerait. Cela faisait-il de lui un monstre, le fait de vouloir perpétuer une injustice ? Mais quelle injustice, songea-t-il, si Emma avait été assassinée à son tour ?
— Il est temps de mettre fin à ce cercle vicieux, reprit l'inspecteur. Je sais que votre futur entier sera mis en jeu, et voir ses parents être menés en justice n'est pas agréable. Mais si vous voulez que les meurtres s'arrêtent, c'est l'unique...
— Non, vous ne savez rien.
La voix de Madden s'était brisée sur ces mots. Droite dans sa robe noire, ses yeux brûlaient d'un feu destructeur.
— J'ai fait l'impensable pour hériter des jardins. J'ai vécu deux mois de pur enfer et j'ai failli perdre l'homme que j'aimais pour cela. Je ne laisserai pas le passé détruire mon avenir.
L'expression de l'inspecteur resta interdite. Il dut deviner à quel point ils étaient tous capables des pires actions pour garder ce qui leur appartenait. Tout comme leurs parents avaient commis le pire crime pour réaliser leur rêve. Comment pouvait-on appeler ça ? Détermination ou folie ?
— Mon père n'est pas le seul coupable ici, cracha Thimothé qui parvint à reprendre contenance. Vous êtes tous des égoïstes. Si on plonge, on plonge tous ensemble.
— Je ne crois pas, non, menaça Alexandre d'un air sombre.
— Le seul à être en faute est celui qu'on devrait pourchasser à cet instant, déclara William en enfonçant son regard dans celui de l'inspecteur. Plus vous chercherez à rétablir la justice dans le monde du luxe, et plus vous trouverez du sang. Lana est morte il y a quarante putain d'années. Il n'y a plus aucune preuve. Plus d'évidence. Et si vous essayez de démolir le Flamboyant, c'est lui qui vous écrasera, comme tous ceux qui ont essayé avant vous. Alors concentrez vous sur ce putain de meurtrier et ne cherchez pas plus loin.
L'inspecteur garda le silence, mais silencieusement, il commençait à comprendre. Et plus les secondes passaient, plus il se rendait compte du pouvoir qu'il avait. C'était eux qui menaçaient, parce qu'ils se sentaient en danger. La justice était capable de les balayer d'un seul coup de la main. William portait le nom du plus gros dealer de la région, un fait qui ne lui échappait certainement pas.
Ils étaient tous issus d'un péché. Et que Dieu leur pardonne, parce qu'ils n'avaient pas l'intention de se confesser.
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