3. Madden
Le regard que lui lança Charles, le genre qui pouvait gifler silencieusement, ne la rendit que plus euphorique. À moitié couchée sur son fauteuil, le corps seulement recouvert d'une chemise de nuit en soie, elle porta le verre de vin à ses lèvres et regardant fixement son futur beau-père. Qu'il ose lui dire quelque chose. Elle se ferait une joie de lui répondre. Elle était de bonne humeur ce soir, elle avait quelques répliques en réserve.
Il se racla la gorge et détacha ses yeux d'elle.
— Bon, je n'ai pas toute ma nuit moi.
Erwin revint au même moment avec une petite assiette d'olive et de jambon roulé au boursin. Quand il passa à côté d'elle, il rabattit le tissu de sa robe de chambre sur ses jambes nues. Un geste discret mais réalisé avec un certain agacement. Elle avala son sourire et le vin en même temps. Alexandre le suivait derrière et ne lui dédia qu'un bref coup d'œil curieux. Ils s'assirent tous deux sur le canapé, l'un regardant sa montre, l'autre son téléphone.
— J'ai dit à dix-neuf heures. Il manque dix minutes.
— À qui exactement ? voulut-elle savoir.
— Je te l'ai dit.
Elle haussa les épaules, comme pour lui faire comprendre que ce n'était clairement pas la réponse qu'elle attendait. Il avait dû lui dire et c'était passé au-dessus de sa tête. Comme beaucoup de choses en ce moment. Mais vraiment, pourquoi retenir des informations quand il était bien plus simple de faire répéter ?
— Mon frère, Raven, William, Louise et Simon.
Maintenant qu'il le disait, elle se souvenait avoir été surprise de la venue de sa sœur. Elle n'avait pas non plus retenu le "pourquoi" et était trop fatiguée pour le demander à nouveau.
Lucas arriva à peine deux minutes plus tard, la main de Raven dans la sienne. Il accueillit son père froidement. À peine un regard, aucun mot. Madden songea à son propre père. Elle termina son verre de vin.
— Hey, fit Raven avec un petit sourire.
Elle lui répondit de la même manière sans se déranger à émettre un son. Elle se leva simplement pour prendre la bouteille. Mais Alexandre réagit trop vite et la lui arracha des mains.
— Si tu veux finir bourrée, prends un autre vin que le mien s'il te plaît.
— Donne-moi ça, ordonna-t-elle d'une voix grave, une main tendue.
La sonette retentit. Lucas alla ouvrir et Erwin profita du mouvement pour prendre fermement sa taille et la reconduire vers le fauteuil. Elle voulut protester mais en fut vite fatiguée. Alors elle se laissa juste tomber sur le coussins en se retenant d'insulter Alexandre.
— Oula ! s'exclama Louise en entrant dans le salon. Ma sœur s'apprête à nous donner un streap tease ou quoi ?
Simon avait les mains dans les poches et observait tout ce petit monde d'un œil presque méfiant. Madden le trouva drôle. Le pauvre. Elle ne savait pas vraiment pourquoi on l'avait invité, lui non plus visiblement. Mais elle se concentra sur sa sœur et la pointa du doigt d'un air accusateur.
— Ne commence pas, je te préviens.
— Ou quoi ? Tu vas te plaindre à Papa ?
— Juste ferme-la.
Charles semblait regretter de se trouver parmi eux.
— Il manque William, déclara-t-il en se massant la nuque.
— Il ne viendra pas, fit Alexandre d'un air détaché. Il est trop occupé à s'injecter de l'héroïne dans le bras.
Elle devrait le copier, peut-être que ça lui ferait du bien. Charles soupira d'exaspération et attendit que tout le monde soit assis pour parler. Alexandre avait toujours la bouteille dans la main, pour sa plus grande déception. Et son verre était vide. Elle avait besoin de quelque chose pour se rafraîchir.
— La situation dans laquelle nous nous trouvons est très délicate, commença Charles. Et je sais que la perte d'Emma pèse lourd, mais vous avez tous besoin de vous unir. C'est ce que nous avons fait devant les difficultés. Et c'est ce que vous ferez vous aussi.
— Sauf que nous on a pas un corps à cacher, lâcha-t-elle avec amertume.
— Nous savons ce que nous avons fait et nous savons pourquoi. Mais ce ne sont pas vos affaires. Ce qui vous importe c'est...
— Pas nos affaires ? s'interposa Lucas. Et le Mur, qu'est-ce que c'est ?
Son père le fusilla du regard et continua en ignorant sa remarque. S'il savait. C'était ce qu'ils pensaient tous dans cette pièce.
— Vous allez partir d'ici. Erwin et Madden, vous vous marierez devant le maire et vous célébrerez la cérémonie hors du pays. Le plus vite vous vous en irez, mieux ce sera.
— Partir où ? demanda Louise.
— Briarcliff Manor.
Compté de Westchester. État de New York. États-Unis. Sa poitrine prit feu. Autant Louise qu'elle connaissaient cet endroit. Et elle se refusait de s'y rendre. Pas alors que le Flamboyant coulait, pas quand elle songeait à arracher la peau de Duvois tous les jours, en espérant le croiser dans la rue pour lui planter un couteau dans la gorge et écraser son appareil photo du pied.
Louise avait pali. Le reste du groupe leur jetait des regards curieux. Ils ne savaient pas. Ni l'une ni l'autre ne leur avait dit. Elle se doutait même qu'ils aient remarqué l'absence d'Elanor Scott.
— C'est une idée merveilleuse de mon père, n'est-ce pas ? cracha-t-elle après un bref moment de silence.
— Où se trouve Briarcliff Manor ? interrogea Alexandre avec les sourcils froncés.
— États-Unis, murmura Erwin.
Elle se tourna vers lui. Comment savait-il ? Il la fixa intensément mais ne prononça rien. Le calme recouvrant ses pupilles la rassura. Peu importait comment. Erwin avait toujours tout su d'elle. Il avait appris à chercher les informations par lui même devant son silence.
— Je n'irai pas là-bas, déclara-t-elle d'un air déterminé.
— Tu iras. Vous avez déjà fait la publications des bans non ?
Elle regretta tout à coup d'avoir enclenché le processus si tôt. Erwin hocha la tête.
— Et quelle date avez-vous choisi ?
— Dans deux semaines, répondit-il. Mais on voulait faire un...
— Vous ferez tout ce que vous voudrez aux États-Unis. Quand vous voulez, même. Mais j'ai besoin de vos passeports avant.
— Je n'irai pas là-bas, répéta-t-elle.
Est-ce qu'il prendrait en compte son opinion si elle le répétait une troisième fois ? Mais ce fut Louise qui l'interrogea.
— Pourquoi ? Ça fait longtemps qu'on ne l'a pas vue.
— Elle nous a abandonné, siffla-t-elle en lui jetant un regard noir. Et elle se fichait bien de comment on allait vivre son départ. Tout ce qui l'intéressait, c'était divorcer et se tirer d'ici.
Lucas entrouvit la bouche comme s'il venait tout à coup de comprendre. Ce n'était pas bien difficile en même temps. Briarcliff Manor n'était pas bien connu, ce n'était pas un endroit où il était intéressant d'acheter une maison juste pour des vacances de quelques semaines. Il restait la possibilité d'une propriété familiale. Et il n'y avait qu'elles qui possédaient de la famille aux États-Unis.
— On aurait dû la suivre, se contenta de répondre Louise avec un haussement d'épaules.
Si elle avait du vin dans son verre, elle le lui aurait jeté dessus.
— Ta place est en France. Ici. Pas autre part.
— Je disais donc, les coupa Charles d'un ton autoritaire, vous vous rendrez aux Etats-Unis d'ici deux semaines. Louise et Thimothé feront partie du voyage, Diego restera chez ses grand-parents. Vous penserez à prévenir William, ce serait dommage qu'il apprenne la destination de son voyage la veille du départ.
— William va venir ? grimaça Alexandre.
— Tout comme Raven.
Il lança un coup d'oeil vers Simon. Celui-ci était appuyé contre un mur, à l'écart de tout le monde.
— J'aurais refusé de toute façon, dit-il simplement.
Ce qui faisait un total de huit.
— Et pourquoi exactement ? reprit Lucas. Non parce qu'au cas où vous l'aurez oublié, on est en train d'étudier, et moi j'ai un travail.
— Je pense que tu pourras t'abstenir de te coucher sous des voitures non ? répliqua son père d'un ton sec. Ce n'est pas comme si ton salaire était la seule chose qui te permettait de manger.
Un voile tomba sur ses traits. Travailler au garage lui faisait oublier beaucoup de choses, comme sa condition privilégiée ou les merdes qui s'accumulaient dans sa vie. Il devenait un travailleur moyen pendant quelques heures. Et son père lui enlevait la seule chose qui le faisait sentir mieux. Elle eut de la peine pour lui.
— Quant à Memphis, reprit-il, vous prendrez des cours en ligne. Les professeurs sont disposés à vous aider, vous passerez vos examens à la fin de l'année comme tous les autres. Et ce n'est qu'une question de semaines, pas de mois.
— Des vacances gratuites, chouette, ironisa-t-elle.
Encore une fois, elle aurait vraiment voulu avoir du vin à disposition. Plus elle était bourrée, moins elle pensait. Et elle aurait beau répéter qu'elle ne voulait pas voir sa mère à Briarcliff Manor, il continuerait de l'ignorer. Et elle irait. Son père n'attendait qu'une chose, qu'elle aille le voir pour se plaindre et qu'il puisse avoir une conversation privée avec elle. Mais elle ne lui offrirait pas ce plaisir. Elle n'était pas prête, pas encore.
— Pour quelle véritable raison vous nous envoyez loin d'ici ? questionna Alexandre qui paraissait vexé d'être mis de côté.
— Pour votre bien et votre sécurité. L'assassin d'Emma est toujours en liberté. La presse ne va pas tarder à ce jeter sur vous et vos vies deviendront publiques. Si vous restez ici, vous n'aurez pas le temps de respirer.
Et ils allaient craquer. Au lieu de s'unir, ils allaient s'entre déchirer. Et pour le bien du Flamboyant, il était plus judicieux que les futurs héritiers s'entendent bien. Alors ils les regroupaient tous et les envoyaient à l'autre bout du monde dans l'espoir qu'ils redeviennent le groupe inséparable qu'ils étaient auparavant.
Mais leur groupe ne serait plus jamais le même. Emma n'était plus. Ce n'était qu'à présent que le vide hurlait son absence qu'ils se rendaient compte à quel point elle occupait de la place dans leur vie.
— Bon, déclara finalement Charles, je dois y aller. Je veux que vous m'envoyiez tous vos passeports et vos papiers, et pensez à prévenir William.
Lucas se mit à rire.
— Il va nous envoyer chier et bien.
— S'il vous rends la tâche difficile je viendrai moi-même le chercher.
Oh, elle voulait voir ça. Erwin raccompagna son père vers la sortie et Simon annonça également son départ. Personne ne le retint. Ses yeux semblaient hurler "laissez-moi en paix", alors pourquoi insister ? Ils étaient tous trop éreintés pour le consoler.
— Je n'arrive pas à le croire, souffla Raven. On va aux États-Unis.
Jusqu'à ce qu'elle rencontre Raven, elle avait pensé que tout le monde partait à l'étranger pendant les vacances. Il lui était inconcevable que quelqu'un n'ait jamais quitté le territoire français. Elle ne se souvenait même pas de la première fois qu'elle avait été excitée à l'idée de passer la frontière.
— Ils veulent nous éloigner d'un tueur en série, répliqua Louise, et ils nous envoient dans le pays avec un des plus haut taux de criminalité.
— Ça n'a rien à voir, grimaça-t-elle. Quelqu'un nous poursuit ici. Là-bas non.
— Il poursuivait Emma, fit remarquer Lucas. Pas nous.
Tout le monde se tut. La mention même de son nom avait jeté un froid. Erwin revint et leur jeta à tous un regard curieux. Madden se sentit frustrée. Et terriblement blessée. Elle ne voulait plus penser à Emma ou à son visage livide, baigné dans son sang. Elle en avait assez de se retourner dans son lit la nuit, penser à elle sans arrêt, ne plus pouvoir dormir, ou étudier, ou faire quoi que ce soit sans que son fantôme ne la hante.
— Et si on jouait à un jeu ? proposa-t-elle en posant ses pieds sur le sol.
Erwin la fixa d'un air soupçonneux.
— Quel genre ?
Mais elle ne répondit pas et, à la place, se dirigea vers l'armoire à alcool. Ce n'était pas à elle, ni à Erwin. Cette maison appartenait à Alice Layne qui la leur prêtait gracieusement pour une durée indéterminée et certainement infinie. La plupart des affaires avaient été ramenés chez elle pour qu'ils puissent s'installer, mais certaines choses fragiles demeuraient. Comme les verres de liqueur. Ou les bouteilles de Whisky. Dommage que William ne soit pas présent, il aurait participé volontier.
Elle récupéra un plateau, positionna huit petits verres dessus et deux bouteilles. Quand elle revint, Lucas se redressa, un demi-sourire sur les lèvres. Erwin et Alexandre étaient moins enthousiastes. Ce-dernier tenait toujours sa bouteille contre lui par peur qu'elle ne la lui arrache des mains. Emma était le genre à le faire. Pas elle.
— Le jeu s'appelle "je n'ai pas", expliqua-t-elle en posant le plateau sur la table basse. Chacun dit une phrase commençant pas "je n'ai pas" et ceux qui affirment le fait doivent boire un verre. Si par exemple je dis "je n'ai pas de chat" et que Lucas a un chat, il doit boire.
— J'espère que les questions ne seront pas aussi débiles que ton exemple, commenta l'intéressé.
— On verra bien si tu as la capacité intellectuelle d'en formuler des intéressantes.
— Va te faire foutre.
Elle lui offrit son plus beau sourire et déposa un verre face à chacun.
— Je ne joue pas, annonça Erwin.
— Et pourquoi ? se vexa-t-elle.
— Je ne veux pas me rendre saoul pour un jeu pareil. Mais je reste, ne t'en fais pas.
Elle s'efforça de cacher sa déception et positionna les bouteilles au milieu. Lucas s'avança près de la table, excité par le jeu. Si Louise avait des manches, elle les aurait retroussés. Quant à Raven ou Alexandre, ils semblèrent enclins à participer.
— Je commence, inaugura-t-elle. Je n'ai jamais eu une note en-dessous de la moyenne.
— Tu veux qu'on finisse tous bourrés c'est ça ? l'accusa Lucas.
— Tu bois et tu te tais.
Louise, Lucas et Raven burent chacun à leur tour. Cette dernière esquissa un violente grimace quand l'alcool passa dans sa gorge mais elle ne prononça pas un mot. Elle pensait qu'Alexandre resterait assis, mais il se servit lui aussi.
— Je n'aimais pas l'art plastique, se justifia-t-il.
Les tours suivirent l'ordre physique. Il fut justement le suivant. Et tout en prononçant la question, il fixa intensément Lucas.
— Je ne me suis jamais drogué.
Un silence s'installa.
— Tout dépends de ce que tu appelles par "drogue", intervint finalement Louise.
— Sustances illicites.
Lucas contracta violemment sa mâchoire et déroula lentement son bras vers la bouteille. Le liquide emplit le verre. Il le but d'un trait. Madden ne comprit pas vraiment pourquoi la tension était soudainement montée. Alexandre méprisait la consommation de drogue, ce n'était pas un secret. Mais il touchait l'extrême.
Elle fixa Louise dans l'attente que celle-ci fasse un mouvement.
— Quoi ? attaqua celle-ci.
— Ce jeu se base sur l'honnêté de chacun.
Elle lui jeta un regard noir avant de saisir la bouteille. C'était évident. Elle connaissait trop sa sœur pour croire en son innocence en matière de produits illégaux. L'interdit était justement ce qui la charmait.
— Je n'ai jamais fait de nuit blanche, continua Lucas.
Elle se servit en même temps que Louise. Elle ne comptait plus ses nuits blanches. Si la science n'avait pas inventé les somnifères, ses cernes seraient devenues aussi noires que de la cendre. Erwin la dévisagea longtement alors qu'elle avalait l'alcool.
Alexandre se servit à son tour, puis Lucas lui-même. À croire qu'il voulait absolument être saoul ce soir. Tous les regards se rivèrent sur Raven.
— Même quand j'étais sur le point de faire une nuit blanche, j'ai toujours pu dormir au moins une heure.
— Quelle chance, murmura-t-elle.
Louise portait un sourire malicieux depuis un moment déjà. Et quand elle formula sa réponse, elle comprit pourquoi.
— Je ne me suis jamais fiancée.
— Oh, vraiment très intelligent, railla-t-elle en se servant un nouveau verre.
Juste après avoir avalé, elle lança :
— Je ne suis pas vierge.
Le sourire de Louise s'évanouit, remplacé par un regard noir. Elle prit la bouteille et Lucas faillit s'étrangler avec sa propre salive.
— Louise Scott ? Vierge ?
— Un problème Layne ?
Il leva les mains en signe de paix.
— Aucun.
Mais on voyait déjà la moquerie se perfiler sur son visage. Pas qu'il trouvait drôle le fait qu'une jeune fille de dix-huit ans soit vierge. Plutôt qu'il trouvait intéressant que Louise, si connue pour son rôle assez distingué dans les fêtes n'ait en fait aucune expérience.
— Je souhaiterais avoir des enfants, continua Raven.
La phrase ne respectait pas vraiment la négation imposée par le jeu, mais Madden était curieuse des réactions. Louise se resservit, ainsi qu'Alexandre. Elle dévisagea Lucas. Elle n'avait jamais pensé qu'il était le genre à vouloir des enfants, sans savoir vraiment pourquoi. C'était juste difficile de l'imaginer avec des gamins bruyants et hyperactifs autour de lui. Il prit sa perplexité comme une attaque.
— Pourquoi est-ce que tout le monde pense que je ne veux pas d'enfants ?
— Tu le diras à Papa, ça le rassurera, fit Erwin à moitié moqueur.
— Si j'ai des gosses, je m'assurerai qu'ils ne connaissent jamais leur grand-père.
Raven lui fit des gros yeux et Louise éclata de rire. Madden trouva juste cela triste. Le jeu continua et elle se mit à perdre avec plus de fréquence. Les verres s'enchaînèrent. Louise tenait le coup, Alexandre ne se servait que rarement tout comme Raven, et Lucas paraissait encore au meilleur de sa forme. Mais ce ne fut pas le cas pour elle. Une boule se formait dans sa poitrine et menaçait d'exploser. D'habitude, une fois bourrée, c'était le fou rire qui s'emparait d'elle. Mais ce soir-là, elle ne sentit rien d'allègre. Juste quelque chose qui menaçait d'éclater. À tout moment. Et elle en eut peur.
Elle continua de boire, pensant que l'alcool dans son sang n'était peut-être pas suffisant. Elle formula plusieurs questions mais ne se souvint plus desquelles à peine quelques minutes plus tard. Et la boule gonflait. Elle voulait pleurer. Voire hurler. Déverser toute la peine qui lui pesait sur les épaules. Est-ce que ça la rendrait moins triste ?
— Madden, prononça calmement Raven. C'est ton tour.
Et face au silence qui l'entoura, elle éclata en sanglot. Si on lui aurait demandé pourquoi, elle n'aurait pas su répondre. Un peu de tout. Un chaos de pensées qui frappait sa boîte crânienne. Son estomac qui se tordait devant des brefs souvenirs qui venaient l'attaquer. Ses doigts s'enroulèrent autour de la bouteille de Whisky parce qu'elle était convaincue que c'était la seule chose capable de l'aider. Peut-être que l'alcool pourrait recoller ses morceaux. La réparer. Faire quelque chose de ses morceaux de chair déchiquetés.
Mais une prise sur son poignet l'en empêcha.
— Et si on allait se coucher ?
Les pupilles grises d'Erwin la pressèrent de dire oui, mais son coeur voulait se jeter corps et âme dans son prochain verre. Sa vue se brouilla sous l'arrivée de nouvelles larmes.
— Bonne idée, entendit-elle sa soeur s'exclamer. Il est tard en plus.
Madden n'avait plus la notion du temps. Elle voulait juste se noyer. Oublier qui elle était, pourquoi elle avait ces choses dans son esprit qui l'assaillaient sans cesse. Mais Erwin ne la laissa pas faire. Il passa un bras sous ses genoux et la souleva. Sa tête fut trop lourde et tomba contre son épaule. La boule était encore présente, logée dans le fin fond de sa poitrine. Elle n'attendait que ça. Exploser.
Elle ne sut si elle continua de pleurer sur le chemin vers sa chambre. Tout était un peu flou, pâteux. Elle se sentait lourde et légère à la fois. Et elle commençait à avoir froid. Elle réfugia son visage dans l'épaule d'Erwin dans l'espoir d'y obtenir un peu de chaleur.
Ce fut vain. Aucun feu n'aurait pu la réchauffer, de toute manière. C'était à l'intérieur qu'elle gelait. Comme morte. Aussi morte qu'Emma.
Il la déposa sur le lit et disparut de la chambre. Elle chercha les comprimés d'une seule main, les sortant de la capsule comme elle pouvait. Trois. Quatre. Elle ne pouvait pas compter. Il n'y avait pas d'eau à sa disposition, aussi elle songea les avaler directement.
— Eh, non ! Lâche ça !
Erwin la força à délaisser les somnifères sur la table de nuit. Elle s'apprêtait à protester, mais ses mains la guidèrent sur le matelas et il caressa son visage, de telle sorte qu'elle fut incapable de prononcer un mot.
— Pas alors que tu as bu, ok ? Tu peux dormir sans ça.
— Non je ne peux pas.
— Si. Je suis là. Je dors avec toi.
Elle le regarda prendre son téléphone et écrire dessus. Il déposa le dispositif et commença à déboutonner sa chemise, mais sa vision se flouta et elle se sentit tomber.
La lumières des bougies vacillait dans un halo indéfini. Le bout de ses doigts touchèrent du tissu. Le toit de la chambre s'ouvrait sur le ciel, et toutes les étoiles paraissaient pleuvoir sur elle. Elle était couchée sur un lit, vêtue d'une robe noire. Une silhouette se détacha de l'obscurité. Elle était apparue de nulle part et sa corpulence lui fit peur. Les bougies illuminèrent son visage.
Un homme. Elle ne le connaissait pas. Il l'inspecta, mouillant ses lèvres. Et sans vraiment savoir pourquoi, elle resta couchée. Incapable de bouger. Ou même de prononcer un mot. Il déboucla la ceinture de son pantalon. Son regard s'introduisait dans ses courbes, sa poitrine ou ses jambes. Il descendit son bas. L'instinct lui hurla de reculer. Le repousser. Mais elle n'était qu'une poupée de chiffon dans l'incapacité d'agir. Elle entendit le tissu de sa jupe se déchirer, ses doigts s'introduirent entre ses cuisses. Quand elle voulut hurler, il plaqua une main sur sa bouche. Elle s'étouffa avec son cri. Et par un mouvement de tête sur le côté, elle la vit. Emma l'observait calmement, son visage blanc et pâle encadré par ses cheveux blonds. Madden tendit sa main pour demander de l'aide. Elle la supplia du regard. Mais Emma demeura immobile. Le poids de l'homme l'immobilisa sur le matelas. Une douleur foudroyante déchira le bas de son ventre. Elle tendit ses doigts vers Emma. Aide-moi, hurlaient-ils. Aide-moi. Aide-moi.
Alors Emma se mit à sourire.
Elle ouvrit brusquement les yeux. L'obscurité l'entourait. Le silence régnait, seulement dérangé par sa respiration bruyante. Elle sentit un poids sur elle mais sut qu'il ne s'agissait pas de l'homme. Un cauchemar. Ce n'était qu'un cauchemar. Le bras d'Erwin reposait sur sa taille. Elle le souleva avec délicatesse, faisant attention à ne pas le réveiller, et se redressa.
Ses lèvres avaient un goût salé. Elle essuya la fine pellicule de sueur qui maculait sa peau. Emma ne se trouvait pas ici. Ni l'homme. Ni ces bougies ou ces étoiles. Tout était dans sa tête. Néanmoins, la douleur avait été réelle. Ou du moins, ça lui avait paru réel. Elle connaissait cette sensation de destruction, l'étouffement, le cri ravalé. Ce cauchemar, c'était juste la centième reproduction d'une même scène.
Elle avait besoin de prendre l'air.
La maison était plongée dans le silence. Elle eut en tête de se réfugier sur le balcon pour écouter le bruit des vagues s'abattant sur le sable. C'était un son qui l'apaisait. Mais avant, elle devait récupérer son manteau au rez-de-chaussée. Elle avait toujours sa robe de chambre en soie sur elle, ce n'était pas ça qui allait la couvrir du froid de mars.
En descendant, elle perçut de la lumière dans le salon. Et des voix. Elle abandonna l'idée du balcon et avança vers l'origine du bruit. La première chose qu'elle vit fut la lampe allumée qui diffusait la même lumière jaune que les bougies. Un halo se formait autour, quoique plus réel. Mais ce fut suffisant. Elle se liquéfia de l'intérieur et la peur la saisit. Le bas de son ventre se tordit à nouveau. Surgirait-il à nouveau de l'obscurité ? Étendrait-il sa voix entre ses doigts ?
— Qu'est-ce que tu fais debout ?
Lucas, les coudes posés sur ses genoux, la dévisageait. Face à lui, une autre silhouette se profilait. Quand il tourna la tête et qu'elle le reconnut, le soulagement se déversa sur elle. Elle était en sécurité. Lucas était là, William aussi. Enfin. Il se leva pour lui faire face et elle se jeta à son cou. Elle ne l'avait pas vu depuis les funérailles.
Il la serra contre elle en retour. Sa pression fut douce et ferme à la fois, un geste qui la rassura.
— Tu trembles, fit-il remarquer en s'écartant.
— Ah oui ? Ça doit être le froid.
Ce n'était pas le froid et ils le savaient tous les trois. William s'empara néanmoins d'un plaid et l'enroula autour de son corps avant de la guider à côté de lui sur le canapé. La faible luminosité l'empêchait de bien détailler ses traits, mais elle percevait déjà ses joues creuses et son regard voilé.
— Quelle heure il est ? demanda-t-elle.
— Deux heures du matin, répondit Lucas. J'allais me coucher quand William est arrivé.
Il lui restait une nuit entière à passer. Elle n'était pas sûre de pouvoir fermer les yeux à nouveau.
— Pourquoi tu viens que maintenant ?
William ne répondit pas tout de suite à sa question, comme s'il lui fallait du temps pour analyser les mots, leur donner un sens et formuler une phrase.
— Je n'ai pas vu le message de Charles. On aurait dit que sa réunion était urgente alors j'ai voulu vérifié si je n'avais rien loupé.
— On part aux États-Unis.
— Je sais. Lucas m'a dit.
Elle attendit un "mais vous irez sans moi" ou "je ne monterai pas dans un avion" mais rien ne vint. Il était peut-être trop fatigué pour s'opposer à quoi que ce soit.
— Chez ta mère, ajouta-t-il.
Une grimace traversa son visage.
— Merci pour le rappel.
Il se mit à sourire. Ce fut léger. Si discret qu'elle le remarqua à peine. Mais elle fut contente d'avoir pu alléger son coeur, même pour quelques secondes. Ils étaient ses amis. Ils étaient là pour ça, pour lui. Il s'acharnait à s'isoler, s'enfermer avec ses drogues et son alcool mais sa vraie solution, c'était eux.
— Comment est-ce que tu gères ? voulut-elle savoir.
Il détourna la tête et déclara d'un ton sec :
— Je ne veux pas parler d'elle.
— William, s'il...
— J'ai dit non, Madden.
Il avait l'habitude de l'appeler "princesse" ou "beauté". L'entendre employer son prénom lui donna froid dans le dos.
— Tu n'es pas le seul à l'avoir perdue, riposta-t-elle avec amertume.
Elle la voyait encore immobile, contemplant sa souffrance d'un œil satisfait. Ce n'était pas elle, songea-t-elle. La vraie Emma aurait enfonçait son talon aiguille dans la gorge de son assaillant. Mais son cauchemar avait peut-être été là pour lui rappelait une chose : elle ne pourrait plus rien faire à présent. Elle n'était plus là pour agir à sa place. Prendre sa défense. La faire rire.
— Je sais, répondit-il avec un regard lourd de chagrin. Mais je l'aimais. C'était différent.
Elle n'eut rien à dire face à ça. Alors, pour compléter le vide, elle se tourna vers Lucas.
— Comment ça se fait que tu sois là ?
— Ni moi ni Raven n'allions prendre la route. Louise est aussi restée et Alex a appelé son chauffeur.
— On dirait que les verres de Whisky que tu as bu n'ont eu aucun effet.
Il haussa simplement des épaules.
— Vu les doses, ce n'était pas grand chose.
— Vous avez bu ? s'étonna William.
— On a joué à un jeu, précisa-t-elle.
— Qui n'a pas duré longtemps parce qu'elle s'est mise à pleurer en plein milieu de la partie, continua Lucas.
William lui jeta un regard inquisiteur. Elle resserra le plaid autour d'elle.
— J'étais bourrée.
— Tu le serais encore maintenant si ça avait été le cas.
— Fatiguée et bourrée. Ça te va comme réponse ?
— Surtout fatiguée, je pense. Erwin me raconte des choses, tu sais.
Il laissa planer sa phrase comme s'il s'agissait d'une menace.
— Ah oui ? dit-elle d'un ton sec.
— Les troubles du sommeil se soignent. Tu devrais voir un spécialiste.
C'était donc la conclusion à laquelle Erwin était arrivé ? Un trouble du sommeil ? Elle en fut presque blessée. Elle n'avait pas de trouble, elle n'était pas malade. C'était juste... le deuil. Ca passerait. Comme le reste.
— Je vais mieux qu'il ne te laisse entendre.
— Ce sont des faits. Tu bois minimum cinq cafés pendant la journée et tu prends des somnifères la nuit. Malgré tous les comprimés que tu te prends, tu réussis à te réveiller à des heures impossibles. Il y a un problème quelque part et tu le sais.
Elle ramena ses genoux contre sa poitrine. Elle n'aimait pas qu'on pointe du doigt ce qu'elle essayait de dissimuler. Ce n'était qu'une passe, fut-elle tentée de dire. Mais c'était peut-être le moment de se confronter au problème.
— C'est juste que... que les somnifères ne donnent pas de rêves.
Il ne posa pas plus de questions. Il avait compris. William passa un bras autour de ses épaules et l'attira contre lui.
— Tu as essayé d'écrire ? reprit-il.
Elle secoua la tête. Elle y avait pensé. Mais écrire quoi ? Et pourquoi ? Elle n'en avait pas envie, pas quand sa vie s'effritait peu à peu.
— Ça pourrait peut-être t'aider.
— Ce qui m'aiderait, souffla-t-elle, c'est effacer tous ces souvenirs.
Elle n'aimait même pas les appeler "souvenir". Souvenirs, c'était quelque chose de joyeux. Un morceau du passé qui nous rappelait notre évolution, nos instants de paix. Ça n'allait pas avec son cas.
— Je loupe un truc ou quoi ? intervint William.
Il n'était pas au courant. Personne à part les Layne savait. Elle savait qu'on ne la jugerait pas. On insulterait son père, ou la consolerait, mais elle ne verrait pas dans les yeux de ses proches le jugement. Mais quelque part, elle en avait honte.
Lucas l'interrogea du regard, demandant la permission pour le lui dire. Elle hésita.
— Non, dit-elle finalement. Il n'y a rien.
Plus tard, songea-t-elle. Toujours plus tard.
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