5. Louise
Rayon des céréales. Celui des biscuits. Celui des bocaux. Elle arriva vers les surgelés et comprit qu'elle avait manqué le rayon hygiénique. Les supermarchés étaient de vrais labyrinthes. Louise posa ses mains sur ses hanches et inspecta les alentours. Il n'y avait même pas de panneaux. Comment les gens faisaient pour faire leurs courses en moins de une heure ? Ou deux heures ? Elle ne savait même pas combien de temps il fallait pour faire les courses.
Elle soupira pour elle-même. Son père lui avait appris à mettre des rivaux au sol mais jamais à se repérer dans un supermarché. Et c'était parti pour un retour arrière. Bocaux. Biscuits. Céréales. Elle stoppa net. Il était trop absorbé dans sa comparaison de deux boîtes de céréales pour remarquer sa présence. Le monde était petit. Un Rovel et une Scott dans le même supermarché. Probabilité ? Zéro. Le destin ? Peut-être. Dans les romans, les premières rencontres se passaient souvent dans des lieux improbables.
— Hey ! s'exclama-t-elle.
Il leva son menton pour la dévisager. C'était évident qu'il la reconnaissait pour toutes les fois où ils avaient passé les fêtes ensemble. Mais elle semblait le désintéresser complètement. Il posa de nouveau son regard sur les boîte. Wow. Pour le destin, c'était pas encore gagné.
— Est-ce que tu saurais où sont les tampons, par hasard ?
— Les tampons ?
Elle joignit ses mains devant elle.
— Oui. Les tampons.
Il reposa une des boîtes à sa place et garda l'autre.
— J'en sais rien.
Elle le savait triste. Pas très sociable. Mais il pourrait faire l'effort, non ? Elle n'eut même pas le temps d'en placer une autre qu'il s'éloignait déjà. Alors elle le suivit. Peut-être qu'il la guiderait inconsciemment vers l'endroit qu'elle cherchait. Mais il la guidait vers la partie qu'elle avait déjà visité au tout début, les congélateurs. Lucas était penché au-dessus du cadis, le téléphone en main tandis que Raven faisait son choix parmi la large gamme de Magnum. Diego gesticulait à côté d'elle, pointant du doigts toutes les saveurs proposées. Louise revêtit un énorme sourire. On aurait dit une famille banale et courante si on omettait le jeune âge de Lucas et Raven. Que c'était mignon.
— Quel hasard, fit-elle en suivant du regard Thimothé.
Il déposa la boîte dans le cadis en lui jetant un coup d'oeil ennuyé. Oh, il n'allait pas s'en sortir si facilement. Lucas se redressa et arqua un sourcil.
— Tu n'es pas censée être à Avignon ?
— Madden m'a permis de rester ici pendant quelques jours.
Pour une fois qu'elle disait la vérité. Son père lui avait permis de rater les cours pour qu'elle se remette émotionnellement. Elle connaissait à peine Emma. L'enterrement avait été triste, ça avait été une mauvaise journée, mais la vie était belle et elle était heureuse. Comme toujours.
— J'étais justement en train de demander à Tim s'il voulait passer quelques heures en ma merveilleuse compagnie.
Il agrandit ses yeux d'horreur. Ce fut si spontané qu'elle en fut presque blessée. Lucas passa de la méfiance au réjouissement. Raven posa la boîte de Magnum à la vanille dans le cadis et posa en même temps une main sur son épaule.
— Tu devrais y aller, ça va te faire du bien de sortir un peu.
— Elle ne m'a jamais dit ça.
— Bien sûr que si, répliqua-t-elle, tu m'as juste ignoré.
— Menteuse.
— C'est toi qui mens juste parce que tu ne veux pas être avec moi. Tu sais, la sociabilité est humain.
Lucas lui jeta un regard du genre "tais-toi avant d'en dire trop". Le visage de Thimothé exprimait un dégoût immense. Envers elle ou le monde entier, nul ne le savait.
— Allez, vas-y, le poussa Raven.
— Il est tard.
Dix-neuf heures c'était tard pour lui ?
— On peut manger quelque part si tu veux, proposa-t-elle.
Il la détestait. Elle avait l'habitude. Face à l'empressement de Raven et Lucas qui lui faisait comprendre que c'était soit il partait soit ils le viraient à coups de pieds, il ne put refuser. Diego demanda à aller avec eux mais Raven eut vite fait de le prendre par la main et le mener vers les bonbons. Ces enfants allaient grossir s'ils restaient trop longtemps avec le couple.
— Amusez-vous bien, fit Lucas avec malice.
Thimothé lui fit un doigt d'honneur et la suivit à contrecœur. Il fallait qu'elle trouve ses maudits tampons avant.
— T'es contente ? lâcha-t-il d'un air mauvais.
— Très. Maintenant, aide-moi à trouver mes tampons.
Il ne l'aida pas. Elle dut demander à une employée qui la guida à l'autre bout du supermarché. Aprèsêtre passés à la caisse, elle passa par les toilettes tandis qu'il l'attendait à l'extérieur. Elle eut peur qu'il ne s'échappe. Le connaissant, il était plus que capable. Mais il était encore là quand elle en sortit.
— Pourquoi tu portes une casquette s'il fait presque nuit ?
Elle se regarda brièvement dans le reflet des vitres extérieures. Son pantalon blanc était assorti avec sa casquette, ses longs cheveux bruns tressés tombant sur sa poitrine et son blouson noir avec le sac Yves Saint Laurant que sa sœur lui avait acheté pour son anniversaire, sa tenue était tout simplement parfaite. S'il la critiquait, elle le tuerait.
— C'est pour le style.
Il leva les yeux au ciel.
— Ma sœur avait du style. Pas toi.
Elle fut étonnée qu'il arrive à parler d'Emma si facilement mais ne souligna pas ce fait.
— Ça m'offense beaucoup.
— Tant mieux.
Elle adorait ces conversations et il était une des seules personnes à tenir le rythme. La plupart la regardaient bizarrement avant de la traiter intérieurement de barge. Il la traitait sûrement de pire, mais au moins, il répondait correctement.
— Le McDo est juste à côté, proposa-t-elle.
— Le McDo ? Sérieusement ?
— Qu'est-ce qu'il y a encore ?
Il allait sûrement lui sortir une théorie médicale prouvant que ceux qui mangeaient chez McDonalds avaient une espérance de vie qui se réduisait de vingt ans.
— Ils vendent des produits chimiques qui te tuent en un rien de temps.
Qu'est-ce qu'elle avait dit ?
— Tu vas poser tes fesses sur une chaise et bouffer un hamburger de McDo.
— Je m'y refuse.
Une demi-heure plus tard, il était assis devant un Bic Mac Cheese, le dégoût surplombant son visage. Elle avait du le tirer par le bras pour l'entraîner à l'intérieur et face au vendeur, on aurait dit qu'elle le forçait à commander le poison qui allait mettre fin à sa vie. Mais elle était quand même fière d'elle. Elle prit un nuggets et le plongea dans la sauce, poussant un gémissement de joie quand elle mordit dedans. Le regard qu'il lui lança fut mortel.
— Tu pourrais ne pas faire ce genre de bruit ?
— Pourquoi ? fit-elle la bouche pleine. Ça te gêne ?
Il ne répondit pas, se contentant d'observer son hamburger comme s'il y avait des insectes séchés à l'intérieur. Elle avala sa bouchée et se mit à sourire.
— Tu sais, c'est fait pour manger, pas pour contempler.
— Je ne contemple pas.
— Tout comme.
Elle mordit dans son propre hamburger, savourant la saveur qu'elle n'avait pas goûté depuis plusieurs mois. Ses amis préféraient les restaurants haute gastronomie juste parce que leurs parents possédaient une villa dans la région la plus chère de France. Les siens en avaient trois dont une aux États-Unis, pourtant elle aimait les MacDo.
Il se décida, après dix bonnes minutes d'hésitation, à y goûter. La curiosité brilla dans ses yeux. Il reposa le hamburger et posa des doigts sur ses lèvres, les sourcils froncés. Nom de dieu. Était-ce vraiment la première fois qu'il en goûtait ?
— C'est... ça va.
— Ah ! s'exclama-t-elle avec un immense sourire. Tu vois !
Elle s'empara d'une autre nuggets pour fêter ça.
— Tu n'y es jamais allé avec ta famille ?
— Ma sœur n'aimait pas l'odeur, ça lui donnait envie de vomir et mes parents n'étaient pas vraiment ravis de manger dans un fast food. Donc non.
Il parlait plus. Thimothé était comme une coquille d'œuf. On le poussait jusqu'à ses retranchements, on le cassait un peu et l'intérieur se déversait tout seul. Elle se doutait que quelqu'un ait déjà essayé avant elle. Les gens abandonnaient souvent trop facilement.
— Et des amis ?
Il haussa juste les épaules avant de reprendre une bouchée. Ok, on touchait un point sensible.
— Tu dois te sentir seul ici. Tes amis sont à Avignon, non ?
Un certain temps passa avant qu'il n'avale pour répondre.
— La plupart, oui. Pourquoi, tu en as ici toi ?
— J'en ai partout, fit-elle avec un sourire.
Il arqua un sourcil.
— Je ne sais pas comment tu fais.
— Ça s'appelle sociabiliser. Mais à ce que j'ai pu comprendre, ce n'est pas ton fort.
— Je suis trop occupé pour ça.
Elle prit une grande gorgée de Coca, la paille coincée entre ses lèvres. Il scrutait ses moindres mouvements, comme s'il allait se servir de cette observation pour une quelconque expérience scientifique.
— Explique.
— Je dois étudier.
— Je sais ce que c'est d'étudier, crois-moi. Mais si tu te débrouilles bien, tu peux avoir une vie sociale à côté aussi.
— Tu veux faire quoi après le bac ?
Elle prit un morceau de tomate entre ses doigts et l'avala.
— Memphis. Je voulais faire une fac d'histoire ou même de littérature. Lire, c'est mon truc. Mais mon père n'est pas d'accord. Il dit qu'il n'y a pas d'avenir à étudier des auteurs morts.
— C'est débile.
— Je sais. Ma sœur aussi avait des rêves avant qu'il ne lui lave le cerveau avec ses discours de merde.
— Madden ? Je l'ai toujours vu se dédier aux études de management dans le seul but d'hériter des jardins.
— Elle voulait être écrivaine. Aujourd'hui, tout ce qu'elle fait, c'est écrire ses traumatismes dans un livre que personne n'ouvrira après elle.
— Vous êtes toutes les deux à fond dans la littérature on dirait.
— Notre mère nous a élevé avec des livres dans les mains. On a appris à aimer les mots plus que les écrans.
Il aquiesça comme s'il trouvait l'idée merveilleuse puis mordit à nouveau dans le hamburger.
— Et toi ? Médecine, non ?
Un voile se posa devant ses yeux. C'était pourtant évident, non ? Personne n'imaginait Thimothé autre part que dans une faculté de médecine, dans ses laboratoires et ses cours d'anatomie.
— Memphis, prononça-t-il avec amertume.
Puis elle se souvint. Il était à présent l'héritier du restaurant. Il n'y avait pas d'échappatoire pour lui, et Diego était trop jeune pour déterminer s'il voulait prendre les rennes du business. En perdant son frère et sa soeur, il avait perdu en même temps ses rêves d'enfant. À sa place, elle passerait ses journées à pleurer sur son sort.
Parce qu'elle aimait dramatiser aussi, il fallait le préciser.
— Ce n'est pas si mal Memphis, tenta-t-elle. Et puis, on sera ensemble, même si on sera pas de la même année. On pourra aller à la cafété...
— Ma soeur est morte là-bas.
Il l'avait mentionnée plusieurs fois, mais jamais avec autant de douleur. Elle imagina ce que ce serait de perdre Madden. Ne pas avoir sa grande sœur à ses côtés pour l'épauler, ne pas se jeter dans ses bras après des semaines de séparation. C'était insupportable rien que d'y penser. Thimothé avait perdu son grand frère, et sa soeur aînée juste après. Deux personnes des plus chères à ses yeux.
Il repoussa le hamburger.
— Je n'ai plus faim.
— Je suis désolée, j'aurais dû...
— Non, ça va.
Et il reprit son air froid et réservé. La coquille s'était réparée, plus rien ne se déversait. Elle avait tout gâché. C'était ce qui se passait chaque fois qu'elle abordait des sujets sérieux. Louise était née pour faire sourire, pas pour pousser les gens à confier leurs tourments. Elle aurait dû le savoir depuis le temps.
— Bon, et si on allait se promener dehors ? proposa-t-elle avec enthousiasme. Histoire de digérer un peu.
— Ça t'arrive d'être fatiguée parfois ?
— Non. Jamais.
Et elle balaya sa tresse en arrière, l'air fière.
Il faisait froid à l'extérieur. La nuit recouvrait Cannes mais les lampadaires faisaient office de soleil artificiel. Elle adorait les ballades noctures. La vie était si différente du jour, plus sombre, pleine de contrastes et de silence. Thimothé avait ses mains enfouies dans ses poches et le menton plongé dans le col de son blouson. Son nez était devenu rouge. Il était adorable. Même si ses cheveux étaient châtains en opposition à ceux de son père ou Diego, il ressemblait énormément à son frère aîné. Et Sasha avait été une vraie terreur en matière de beauté.
— Qu'est-ce que ça fait de vivre avec Lucas et Raven ?
— Ils sont cool, dit-il simplement.
Rien d'autre. Ses sujets de conversation allaient bientôt s'amenuiser s'il ne faisait pas d'effort. Il sortit son téléphone et vérifia ses messages tandis qu'elle cherchait sur quoi elle pouvait bien parler.
— Raven veut que je rentre.
— Pourquoi ? Il n'est pas si tard que ça.
— Le tueur est toujours en liberté. Je suis le prochain sur sa liste.
Il avait dit ça comme si on expliquait un théorème mathématique. Elle avait oublié cet aspect-là - le sereal killer en soif de sang qui le poursuivait nuit et jour -. À sa place, elle se serait barricadée dans sa chambre avec un couteau dans la main.
— Ça ne te fait pas peur ?
— Au stade où j'en suis, si un clown m'invitait dans une forêt, je le suivrais volontier.
— Ne dis pas ça.
Il lui faisait vraiment peur.
— Pourquoi ? C'est la vérité.
Elle leva les yeux au ciel. Elle ne voulait pas non plus s'affoler, mais Thimothé avait l'habitude de dire les choses sérieusement.
— Et ils te laissent dehors tout seul ?
— Lucas ne veut pas que je me sente étouffé.
Entre se sentir étouffé et être en danger, il y avait une différence. Elle s'apprêtait à répondre mais quelqu'un cria son nom dans son dos. Elle se retourna, surprise. Et elle les reconnut. Une alarme s'activa dans son esprit. C'était le moment où elle devait courir.
— Et merde et merde et merde, marmonna-t-elle.
Elle recula mais se cogna contre Thimothé. Les gars l'avaient déjà vue. C'était trop tard. La situation attira sa curiosité, si bien qu'il ne fit pas un seul pas de retrait. Elle resta près de lui. Même si elle voyait mal Thimothé lui servir de bouclier.
— Lady Margaret ! s'exclama Adrien. Qu'est-ce que fait la princesse toute seule le soir dans ce froid terrible ?
— Qui c'est ? demanda tout bas Thimothé.
Elle esquissa une grimace de dégoût.
— Mon ex.
Accompagné de son acolyte, Devian Ergel. Elle n'eut pas le temps de lui expliquer l'entière situation, parce que les garçons s'étaient approchés trop près. Elle fixa Adrien, sa mâchoire durement dessinée, son regard sombre et mèches tombant sur son front, puis son sourire ravissant. Elle avait été fière de sortir avec le bad boy du lycée, du moins pendant une semaine. Il s'était révélé être le plus gros des connards après ça. Un dur retour à la réalité après la petite bulle d'illusion qu'elle s'était construite.
— Qui c'est lui ? demanda-t-il en le désignant du menton.
Elle apperçut quelque chose qui la choqua profondément. De la jalousie. Oh, Adrien était donc jaloux ? Devait-elle le prendre comme une marque d'affection ou une preuve de plus de sa nature de connard ?
— C'est drôle, il a posé la même question.
— En quoi c'est drôle ?
Il faisait son dur. Il voulait jouer à ça ? Elle allait jouer.
— Rien, fit-elle en dissimulant son sourire.
— C'est un Rovel, le reconnut Devian. Celui sur le journal.
Ils avaient utilisé une photo de famille pour illustrer leur gros titre "Tragédie au Flamboyant". Thimothé adopta un air sombre, alors elle répondit pour lui.
— C'est mon petit copain, déclara-t-elle.
Elle sentit son regard la traverser. Il la détestait. Profondément. Elle se ferait pardonner plus tard. Ce qu'elle savourait à présent, c'était l'expression d'Adrien. Il fixa Thimothé. Puis elle. Puis Thimothé. Et elle à nouveau.
— Ne te fous pas de ma gueule Scott.
— C'est vrai.
Avant qu'elle n'ait pu prévoir son geste, il s'empara de ses cheveux dans la nuque et lui arracha un gémissement de douleur. Elle chercha immédiatement à défaire sa prise mais il la tenait fermement.
— Ne joue pas la pute avec moi. Je te connais.
— Tu ne sais rien de moi crétin.
Il avança ses lèvres près de son oreille. Ce rapprochement physique rendit sa respiration plus saccadée. La tête en arrière, elle voyait les étoiles et ses petites lueurs dans le ciel noir.
— Un jour, tu reviendras vers moi. Tu te rendras compte que je suis celui qui te faut. Un homme qui sait te gérer et t'aggriper le cou quand tu fais des conneries.
Il referma sa prise autour de sa nuque. Ses lèvres s'ouvrirent sur un cri silencieux, un début de "aïe" qui ne se prononça jamais. Alors ce fut un réflexe. Elle leva son genoux et le frappa en plein dans son entrejambe. Il la lâcha miraculeusement, se pliant en deux sous un flot d'insultes désagréables à entendre. Elle se massa la nuque en dissimulant son sourire.
— Ça va ? s'enquit Thimothé.
Elle nota qu'il n'avait pas esquissé le moindre geste pendant l'affront. Mais bon. Ce n'était pas un problème, elle savait se débrouiller toute seule.
— Parfaitement bien. Viens.
Elle prit sa main et se mit à courir. Dans son dos, Adrien hurla son nom avec une charge de menaces, ce qui l'encouragea à aller encore plus vite. Thimothé fut obligé de prendre son rythme, tiré par le bras. Le peu de personnes présentes les regardèrent passer avec curiosité. Tout ce qu'elle voulait, c'était imposer le plus de distance entre elle et Adrien. Il était le genre à exécuter ses menaces, malheureusement.
Elle prit la rue suivante, sachant parfaitement où se rendre. En moins de cinq minutes, ils arrivèrent face à l'appartement de Lucas et Raven. La lumière était allumée à l'intérieur. Thimothé s'appuya contre la grille, les joues rouges et la respiration bruyante. Elle dut elle-même prendre plusieurs grandes inspirations avant de pouvoir parler.
— J'ai fait mon sport de la journée ! s'exclama-t-elle.
— Il n'y a vraiment que toi qui... qui a une vie aussi intense, parvint-il à dire entre deux respirations.
— Je me serais passée de cette aventure, crois-moi.
Elle scruta l'immeuble, élaborant la suite de cette soirée dans sa tête. Elle ne voulait pas s'imposer chez eux, leur appartement était déjà assez plein à quatre. Erwin et Madden dinaient à un restaurant ce soir. Il restait William, mais elle ne voulait pas le déranger. Il était assez occupé à lutter contre son addiction pour s'occuper d'une gamine perdue dans le noir. Non, elle appellerait un taxi et rentrerait chez sa sœur. Simple.
Thimothé, légèrement remis, se mit à marcher vers la bâtisse. Elle resta planté là, à surveiller les alentours pour s'assurer qu'Adrien ne surgirait pas de nul part. Il les avait peut-être suivi. Il l'attendrait dans le coin de la rue et lui ferait subir ce qu'il avait toujours voulu lui infliger.
— Tu ne viens pas ? fit Thimothé en se retournant.
— Non. Je vais appeler un taxi.
Il balaya le paysage nocture du regard, arqua un sourcil mais se garda de paroles. Elle prit ça pour un "ok". Quand il disparut dans son hall d'entrée, elle se sentit vraiment seule. Il n'y avait personne dans les alentours. C'était un quartier isolé, assez sombre. Alors elle entama sa marche en sens arrière, tout sourire évanoui. Qu'est-ce que lui ferait Adrien s'il la surprenait vulnérable dans cette rue ? Est-ce qu'il finirait ce qu'il avait commencé avant leur rupture ? Est-ce qu'il commencerait à déchirer son tee-shirt dans sa rage sexuelle bestiale ? Même si Thimothé n'avait rien fait pour l'aider, sa seule présence avait été une sécurité. Elle marcha plus rapidement. Son téléphone vibra dans la poche arrière de son pantalon.
Elle le sortit pour regarder le message. Il venait de Lucas.
"Ramène-toi."
Le soulagement la traversa. Elle courut vers les grilles, traversa le parking et se rua sur la porte vitrée qui s'ouvrit instantanément. Il l'attendait avec la porte d'entrée ouverte, son épaule appuyée contre le cadre de la porte.
— Tu comptais aller où toute seule comme ça ?
— Appeler un taxi et rentrer chez ma soeur.
— Ce n'est pas parce que t'as visé les couilles d'un mec que tu ne risques rien à ces heures-ci. On est à Cannes beauté. Pas dans un village de retraités.
— Comment tu sais pour...
— C'est la première chose qu'il a dit en rentrant.
Elle l'avait impressioné. Cette simple pensée la rendit infiniment joyeuse. Elle retira ses chaussures à l'intérieur, enleva son manteau que Lucas prit pour le ranger dans la penderie. Raven semblait travailler ses cours sur la table de la salle à manger tandis que Thimothé avait les coudes appuyés sur le dossier du canapé, visionnant le film que son frère était en train de regarder. Il se redressa quand elle arriva.
— Merci, dit-elle.
Il avait dû s'attendre à une remarque brillante parce qu'il se montra surpris. Finalement, il haussa les épaules.
— Je ne laisse pas une fille dehors alors qu'il fait nuit.
— Quel gentleman, railla-t-elle en s'approchant.
Elle s'appuya elle aussi sur le dossier, à court de mots. Elle était vraiment touchée. Par plusieurs choses. Des petits détails insignifiants mais qu'elle n'avait jamais reçu de la part d'un garçon. C'était sûrement débile vu comme ça. Il avait juste été poli.
— T'avais l'air d'avoir peur de lui.
Elle se concentra sur les scène de l'émission, évitant soigneusement la question. Elle n'avait peur de personne. Pas vraiment. Elle avait toujours trouvé un moyen de se sortir des situations les plus délicates.
— Alors ? insista-t-il.
— Pourquoi tu veux absolument savoir ?
— Pour savoir quelle est la fille que tu caches derrière ta soi-disant joie de vivre.
Elle échappa un petit rire.
— Je suis authentique, c'est tout. Les gens sont tellement habitués aux drames qu'ils croient que derrière chaque sourire se cachent des larmes. À croire qu'on a plus le droit d'être heureux.
— Je ne dis pas que tu n'es pas heureuse. Je pense juste que ta vie n'est pas aussi parfaite que tu veux le faire croire.
Elle le regarda dans les yeux.
— Je n'ai rien à cacher. C'était juste un connard.
— Qu'est-ce qu'il t'a fait ?
— Rien.
— Il n'a pas hésité à te prendre par le cou face à moi. Je n'imagine pas quand vous étiez seuls.
Elle détourna le regard. Il était futé.
— Ça n'a pas d'importance.
Ça n'en avait réellement pas. Comparé à ce qu'il vivait, sa mésaventure avec Adrien relevait du pipi de chat. Elle se sentirait idiote à tout lui raconter quand il avait bien plus à se préoccuper. Diego releva brièvement la tête dans l'espoir de les entendre continuer parler. Thimothé ébourrifa ses cheveux par un geste fraternel et se dirigea vers sa chambre.
— Suis-moi.
Oh, Thimothé Rovel l'invitait dans son antre secret. Quel privilège. Elle lui emboîta le pas et entra dans sa chambre. Elle n'était pas vraiment personnalisée, en partie parce qu'il la partageait avec Diego, d'une autre parce qu'il n'était arrivé que récemment. Mais ils avaient quelques livres posés sur sa table basse, ainsi que des papiers et un ordinateur sur son bureau. Elle prit place sur son lit. Il resta debout.
— On va tous les deux aux États-Unis.
C'était un fait. Une des raisons d'ailleurs qui l'avaient poussée à le poursuivre dans le supermarché. Elle voulait établir un premier contact avec lui avant de passer des semaines dans la même villa sous le même toit. Elle hocha donc la tête.
— Je suppose qu'on va passer pas mal de temps ensemble, vu qu'on sera les deux plus jeunes du groupe. Et j'aime bien savoir avec qui je partage des moments.
— Avec moi.
Elle se mit à sourire devant sa propre réponse. Il parut se faire violence pour ne pas lever les yeux au ciel.
— T'es juste... trop parfaite.
Ses joues devinrent instanténment rouge. Il écarsa sa main contre son front.
— Pardon, non, ce n'était pas ce que je voulais dire. Tu es juste... je n'arrive pas à te cerner.
Il la fixa de nouveau, plus sérieux que jamais. Il s'était ouvert à elle aujourd'hui. Elle avait aperçu le Thimothé qui refusait de se montrer depuis la mort de son frère. Et elle l'avait poussé jusqu'à ses limites pour qu'il lui livre enfin ses pensées. Elle supposait qu'il avait le droit, lui aussi, d'en connaître un peu plus sur elle.
— Je n'ai jamais eu de relations sexuelles, avoua-t-elle. Sauf que je n'aime pas le dire à haute voix parce que, bon... j'ai une certaine réputation. Les gens pensent que j'ai perdu ma virginité à quatorze ans. Je bois, j'anime les fêtes, je suppose que ça fait partie de mon image. Mais ce n'est pas le cas. Et Adrien pensait comme les autres, alors quand il a voulu coucher avec moi, il...
Thimothé fronça les sourcils. Elle n'aimait vraiment pas se livrer de cette manière, elle se sentait faible.
— Il n'a pas compris pourquoi je le repoussais. Il s'est énervé, il a déchiré mon tee-shirt et m'a forcée à m'allonger sur le lit. J'ai juste pris un cadre photo qui était posé sur la table de nuit et je l'ai frappé avec. Assez fort pour avoir le temps de partir. C'est le soir où on a rompu.
— Et c'était pas plus simple de lui dire que tu étais vierge ?
— C'est pas le genre de mec à se préoccuper de genre de choses, tu sais.
Il continuait de la regarder avec consternation. Elle aurait voulu faire naître un sourire sur ses lèvres. Lui donner de la joie, pas une preuve de plus sur la situation merdique de ce monde.
— C'est tout, reprit-elle. Juste ça. En tout cas ça a été l'évènement le plus marquant de ma vie. Enfin, non, il y a eu Leila aussi et tout le drama de ma sœur mais je n'ai jamais été trop impliquée dans ces histoires donc bon.
— Je pensais que tu avais des tas d'aventures improbables à raconter, se moqua-t-il en souriant.
Elle préférait ce ton là. L'humour, l'ironie, le rire, c'était son domaine.
— J'en ai. Mais il faut attendre le prochain épisode pour ça.
— Et quand est-ce qu'il sort ?
Elle se releva.
— Dans l'avion, peut-être.
Elle devait demander à Lucas ce qu'il comptait faire d'elle. Il avait déjà dû appeler sa sœur pour qu'elle vienne la chercher. Elle gagna la porte et au moment où elle s'apprêtait à sortir, il l'arrêta.
— Louise ?
Elle se retourna.
— Oui ?
— C'était une des meilleures soirées que j'ai passé depuis... depuis longtemps.
Elle esquissa un sourire. Les mots lui manquaient. On l'avait traitée de chiante. D'hyperactive. On l'avait demandé de se taire, d'arrêter ses blagues de merde. Mais on ne lui jamais dit que sa présence était agréable. Ou peut-être pas agréable, mais juste... divertissante. Ce soir, elle avait réussi à rendre heureux un garçon qui avait enterré un frère et une sœur. Elle avait fait naître un sourire sur des lèvres qui n'avaient goûté qu'aux larmes.
— Un plaisir, Rovel.
C'était plus qu'un plaisir. Mais c'était plus simple de le dire ainsi.
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