Acte I: le carnet
Un soir de printemps en l’an 2080 :
Je suis lasse d’attendre son retour... Cela fait déjà trop longtemps. J’ai pris la décision de quitter le manoir afin de parcourir le monde pour continuer à le protéger. Cette mission qui m’a été confiée lors de ma renaissance, celle que j'ai négligée toutes ces années. Si le destin veut que l’on se retrouve, cela se fera, j’en suis certaine. Peu importe le temps que cela prendra. Le temps n’existe pas, je le sais bien, pourtant son âme manque à la mienne. Ce que nous avons partagé est bien trop bref par rapport au temps que nous passons à nous espérer. Je repense à ses mots murmurés dans un souffle teinté de mort. Il avait, lui aussi, patienté. Bien plus longtemps… Je ne comprends qu’aujourd’hui son geste qui, à l’époque, m’avait paru si égoïste. Quand la solitude devient trop pesante, quand la soif de vivre s’éteint peu à peu, notre condition peut être difficile à vivre. Surtout lorsque nous n’avons pas de but à atteindre. Nous n’oublions rien et, même en maîtrisant pensées et émotions, le poids des ans et des souvenirs peut venir nous accabler, voire nous hanter. J’ai décidé, ce soir, à la lueur de l’âtre, comme on le faisait naguère, d’écrire mes mémoires. Ce que je connais du monde pourrait bien ébranler ce que les gens croient savoir. Tout n’est qu’illusion. Les humains détiennent un grand pouvoir en latence dans leur ADN, sauf chez quelques personnes. Cet éveil, je l’ai vécu, avec toute la force de mon âme. Il a changé le cours de ma vie. Je n’ai plus jamais été la même. Pourquoi ai-je décidé d’écrire mes mémoires comme tant d’autres avant moi ? Il y a deux catégories d’auteurs : ceux qui ne veulent pas qu’on les oublie après leur mort et ceux qui ont véritablement quelque chose à raconter. Je n’ai peur ni qu’on m’oublie ni de mourir ; seuls les mortels dont la vie est courte peuvent penser cela. Ce bref temps passé sur Terre qui donne pourtant à la vie toute sa saveur. Mais àcelui qui lira ces lignes, je peux lui faire découvrir un autre monde, qui existe là juste sous ses yeux et qu’il pourrait ne jamais voir si je ne lui ouvre pas la voie. Je me dois aussi d’évoquer une autre raison à cette décision. Ces lignes sont encodées et réveilleront tes propres mémoires, ou bien rien ne se passera si cela n’est pas ta voix. Rien n’arrive par hasard, et peut-être que ce carnet ne sera jamais lu ni ouvert, qu’il redeviendra poussière comme toutes choses ici-bas. Toutes ? Non, pas vraiment. Je m’appelle Annabelle, je suis immortelle et je vais te conter mon histoire.
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Éric fronce les sourcils et tourne la page. Elle est jaunie et cornée, comme toutes les autres, mais vide. Il feuillette rapidement le reste du carnet. Les pages sont vierges. Il referme l’ouvrage, très ancien, avec délicatesse en retenant un soupir de déception. Le début semblait prometteur, mais la fin ne rime à rien. De plus, le journal est inachevé. Inutile. Il regarde le trou du mur dans lequel il avait été dissimulé, attendant son heure pour être lu, trois siècles plus tard. Éric savait, en montant au grenier, qu’il trouverait des trésors, mais il ne s’était pas imaginé à quel point en découvrant, derrière un tableau, un espace créé dans le but de cacher ce vieux carnet, enroulé dans du cuir épais. Son contenu est plus intrigant que ce à quoi il s’était attendu. Il renferme pourtant si peu de données que le jeune homme ne comprend pas le soin fourni pour le cacher aux yeux de tous. Sa grand-mère en avait-elle connu l’existence ? Éric repose le tableau à sa place initiale et ne peut s’empêcher de l’admirer encore une fois. Il représente le portrait d'une femme. Peint comme seuls les grands maîtres pouvaient le faire, jadis. Aujourd’hui, plus personne n’utilise de peinture et des pinceaux. Sauf quelques réfractaires. Non, au XXII ème siècle, les techniques ont beaucoup évolué. Il suffit de visualiser dans son esprit, en détail, ce qu’on souhaite reproduire pour le voir se matérialiser sur un écran, une plaque de cristal ou un autre support. Les livres n’existent plus non plus, à part dans les musées et les vieilles bibliothèques transformées en archives de l’humanité.
Éric effleure la toile du doigt : la jeune femme du portrait a les cheveux longs et nattés d’un blond presque blanc, des yeux sombres marrons cerclés de vert émeraude qui lui donnent un regard profond. La détermination et la force de caractère se lisent sur son visage. Le jeune homme ignore de qui il s’agit, car aucun nom n’est marqué dessus, ni derrière. Aucune signature non plus. Un léger sourire illumine les traits du modèle et sa robe rose, dont on ne distingue que les manches et le décolleté, rehausse son teint. Derrière elle, un miroir est peint dans un coin. En s’approchant, Éric remarque un reflet à l’intérieur. Un homme aux cheveux noirs. Le peintre ? Cette fois, il ne peut empêcher le soupir de sortir de ses lèvres entre-ouvertes. Cette femme est belle. Son cœur se serre une seconde. Puis il se détourne du tableau et sort du grenier dont la vieille porte grince en se refermant.
Lorsqu’il avait appris que sa grand-mère lui avait légué - ses parents étaient décédés dans un accident de voiture trois ans auparavant- ce vieux manoir en pleine forêt, il s’était précipité sur les lieux. La dernière fois qu’il était venu ici, il avait douze ans, avant que sa famille ne déménage loin. Il en a à présent vingt-quatre. Le carnet sous le bras, il redescend le grand escalier de marbre et de bois qui mène aux étages inférieurs. Seul dans cette grande bâtisse, il en ressent l’ancienneté. Elle chante sous ses pas. Le bois craque, les tuyaux sifflent parfois, la ieille charpente du toit laisse pénétrer le vent qui hurle. Passé l’enthousiasme d’être l’heureux propriétaire d’un tel manoir, il se demande maintenant si ce ne serait pas plus profitable de le vendre en l’état et d’utiliser l’argent récolté pour s’acheter un habitat plus moderne. Pourtant, il n’en a pas vraiment envie. Elle fait partie de son patrimoine familial depuis trois générations. Il ne sait pas expliquer pourquoi, mais il apprécie cette demeure. Elle est le témoin d’un passé dont personne ne se rappelle. Il devra certes la rafraîchir un peu. Les murs ont besoin d’être retapissés, les lourdes tentures de velours poussiéreuses et les moquettes changées, la décoration repensée. Mais, avec du travail et de la volonté, il pourra se sentir chez lui et y fonder une famille pour remplir l’espace.
Il traverse le large couloir de l'aile gauche qui mène à ses appartements. Sur les murs sont encadrées des photos de famille, des tableaux de paysages ou des portraits. Il s’enferme dans sa chambre. Il a choisi la plus belle et la mieux orientée, avec vue sur l’étang du domaine et les montagnes environnantes. Cela le dépayse totalement de Paris, la ville dans laquelle il vit et travaille. Il préfère la paix et le calme qui se dégagent de ces lieux. Son congé prend fin dans cinq jours, et il a encore tant de choses à voir dans la région et des secrets à découvrir dans cette demeure qu’il se demande s’il va remonter dans la capitale. Le soleil qui se couche, assombrissant les cieux et le manoir, l’oblige à allumer quelques vieux cierges trouvés dans des tiroirs. Il y en a beaucoup et il comprend pourquoi. L’électricité est coupée depuis déjà un moment. Il s’en occupera quand les démarches pour habiter ici auront été faites. Son choix de quitter son travail restait encore en suspens. Pour rénover une telle demeure, il lui faudrait des fonds. Il devra soigneusement peser le pour et le contre.
À la lumière des bougies, il s’allonge dans son lit et observe le vieux carnet avec le plus grand des soins. La couverture est sombre : d’un brun profond, dans une matière imitant le cuir. Deux fines lanières permettent de le refermer, mais le jeune homme n’ose pas y toucher, de peur de les voir tomber en poussière. Il l’ouvre et relit son contenu encore une fois, puis une autre fois et encore des dizaines de fois. Il se doute qu’il lui faut comprendre quelque chose. Ce langage codé n’a certainement pas été mis là par hasard. Il essaye d’abord de remplacer les chiffres par des lettres mais cela ne donne rien, il tente ensuite différents codes qu’il connaît. Toujours aucun résultat. Il attrape son portable dans sa poche. Pas de réseau. Il soupire. Est-il prêt à renoncer à sa vie sociale sans téléphone, ni internet ? Il jette un œil une dernière fois à la fine et belle écriture venant d’un autre âge et s’endort, le livre dans ses mains et la bougie encore allumée.
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