Chapitre 3 : Touché par balle
Je marche. Je suis sur cette route depuis déjà bien trop longtemps. Je sens mon corps faiblir à chaque pas. Mes jambes ne me portent plus. Cet air glacial et sec me brûle la gorge. Je tente de garder les poings serrés, non sans peine. J'avance seul, sous cette lune masquée, parmi les mites et les scarabées. Il fait sombre autour de moi. J'ai cette impression de ne pas avancer, d'être sur un tapis roulant au milieu des bois, lequel va finir par m'achever. Pourtant, malgré tout ce sang qui s'échappe de mon torse, je suis cette ligne goudronnée. Je lutte. Tout du moins, j'essaye. Mais alors que je pensais ne jamais sortir des méandres de cette montagne assassine, je distingue une ombre. Ou serait-ce plutôt une lueur.
Cette brillance un peu mate me guide et m'apporte un peu d'espoir. Je me motive. Je ressens cet élan intrinsèque. Ce quelque chose qui me pousse à grignoter mes dernières réserves d'énergie nécessaire à ma survie. Plus j'avance, plus c'est grand. Plus j'avance, plus c'est haut. C'est immense. Indescriptible. Tellement sombre. Tellement imposant. Je n'ai absolument aucune idée de ce qu'est cette lueur, mais je me dirige vers elle avec volonté et courage. Je me surprends à marcher avec plus d’entrain, plus de rythme. La cadence change. Le paysage avec. Mes poumons ne me permettront peut-être pas d'atteindre le spectacle qui se dresse devant moi, mais je ne baisse pas les bras. Et il y a ce son. Ce bruit continu et paisible. Je le distingue plus aisément à mesure que je me rapproche. On dirait de l'eau. Un cours d'eau. Calme. Dormant. Glissant lentement sous ce voile nuageux. Le sol se déforme. Il se tord. Il s'élève sous chacun de mes pas. Je traîne les pieds avec difficulté. En réalité, la route ne semble pas tant inclinée, mais je la sens. J'ai l'impression de fondre en elle. Je distingue à présent ce vers quoi je me dirige. Cette lueur, cette brillance est désormais appréciable. Il s'agit d'un pont. Un pont infini. J'ai froid. Tout ce sang qui cascade sur mon corps svelte forme une pellicule humide. Le vent n'arrange rien. Mais je continue. J'en ai envie. Par défaut. Certainement pour me maintenir éveillé. Les pylônes massifs se dressent devant moi. Droits. Rigides. Je passe à travers ce portail majestueux, dans un léger vertige. Mon cœur frappe avec force contre mes côtes. La brise siffle sur mes oreilles. Je sens craquer mes articulations et trembler mes muscles tétanisés. J'imagine le fleuve ici-bas qui ruisselle et éclabousse les rives. Les haubans sont lentement charriés par les éléments. Trop de bruit. Trop d'efforts. Trop de souffrance. C'en est fini. Je m'effondre au sol. Je ne sens rien. Je ne peux plus. Je laisse glisser sur mes joues mes dernières larmes, puis relève la tête d'un mouvement désespéré. C'est alors que je la vois.
Elle est debout. Devant. À quelques mètres. Elle regarde vers l'horizon, contre la barrière, là, à gauche. Je sèche mes larmes, me redresse dans un sursaut et me dirige instinctivement vers cette silhouette. Je porte mes mains à mon torse perforé et avance dans une marche saccadée. J'agrippe enfin cette balustrade glacée. Je scrute mes mains. Rougeâtres. Meurtries. Je suis debout, à côté d'elle. Sans me regarder, elle passe son index sur ma joue, comme lorsque l'on caresse tendrement un nourrisson endormi. Elle ôte sa main, puis saisit cette lame brillante et aiguisée.
Je ferme les yeux, car à présent, je suis serein, soulagé, avec cette lame profondément ancrée dans mon dos. J’esquisse un léger sourire et libère un souffle puissant. Je le revois. Lui. Son revolver. Pourquoi ? Puis je vois ma mère me donner le biberon. Je vois cet arbre de Noël, lumineux, le pied fournit de cadeaux. Je sens le goût de cette tarte aux pommes, le dimanche. Je vois mes amis danser, rire et boire à cette fabuleuse soirée d'anniversaire. Je vois mon chien courir comme un fou dans le champ du voisin, la langue pendante et le regard vif. D'ailleurs, où est-il mon chien adoré ? J'entends mon amour me chuchoter à l'oreille ces mots qui font craquer. Je vois cette photo de famille, tout le monde au complet. Je les vois tous, sous mes yeux clos ; émus, sincères, le cœur battant.
Plus de sang. Plus de trous ni de lame. Plus de fatigue, de douleurs, de peur ou de frissons. Je suis serein. Je suis libre, là, debout, à côté de mon corps, prêt à partir.
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