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André ne vit plus que dans sa tête. Parfois, il voit au foyer une télévision allumée. Il la regarde, mais ne comprend plus rien aux mots et aux images. Il n’est bien que dans ses souvenirs.
Il se souvient de la fin de la guerre. Il allait alors à l’école primaire et commençait à savoir lire et écrire. Il parvenait aussi à voir le début de la guerre, car cela avait été un énorme évènement. Des tas de gens étaient arrivés soudainement dans le village, certains le traversant, d’autres s’y installant, avant de reprendre la route quelque temps après. Une semaine, un mois, un an ? Il ne se remémore plus. Beaucoup plus tard, il avait appris que cette période s’appelait « l’exode ».
Surtout, de cette époque, il se rappelle que beaucoup de monde venait à la ferme, discrètement. Ils repartaient avec des volailles, des lapins, du beurre, n’importe quoi qui se mangeait. Ses parents avaient délaissé les vaches pour ces petites productions. Quand ils avaient bien vendu, le soir, ils étaient contents.
Juste après la guerre, son père avait pu acheter de nouvelles terres, à côté des siennes ou un peu plus loin. Il avait beaucoup agrandi la ferme. Quand il avait entendu ses camarades d’école parler de marché noir, de trafic, sous-entendant que sa famille s’était enrichie avec les misères de la guerre, il s’était battu. Les médisants arrêtèrent très vite ces allusions, car il avait toujours le dessus. Ce n’est que plus tard, en essayant de faire causer sa mère, qu’il comprit que ses parents avaient bien profité de cette période. Il n’en pensait rien. Son père avait réussi à avoir un des domaines les plus importants du pays et, pour ça, il était respecté. Ce qui n’empêchait pas les ragots dans son dos, mais guère plus nombreux ou méchants que ceux que l’on colportait sur les autres.
***
Son père et sa mère avaient agi ainsi pour leurs enfants, pour qu’ils ne soient pas des miséreux. Ils l’avaient aussi envoyé à la Maison familiale rurale, à quatorze ans, après l’école, pour qu’il ne devienne pas un paysan ignorant. Il n’y en avait qu’une dans le département, elle était loin et ça coutait cher. Son instituteur aurait voulu qu’il continue ses études après le certificat, car il était doué et, avec des bourses, il aurait pu… Non, il devait reprendre la ferme.
Il avait appris plein de choses, comprenant vite. Surtout, les professeurs enseignaient la modernité, les nouvelles techniques. Ils parlaient beaucoup de syndicats, de coopératives, d’organisations paysannes.
Cela lui avait plu. Il voyait qu’il pouvait vivre une autre vie, plus riche, plus intéressante que celle de ses parents, tout en restant à la ferme. Ensuite, il avait fait deux longues périodes d’apprentissage, l’une chez un céréalier, l’autre dans une exploitation laitière. Les deux étaient modernes et ses maitres de stage lui montraient comment ils avaient changé leurs façons de faire.
Il en était ressorti avec de grands projets. Son père était réticent, exigeant qu’il continue comme lui, selon les méthodes anciennes. Travailler avec les bêtes, tout faire à la main, même jeune et costaud, cela était pénible. Il ne pouvait rien dire. Finalement, l’avoir envoyé faire des études ne servait à rien.
Son père mourut en un an, d’un cancer qu’on ne pouvait pas soigner. Il l’avait laissé mener la ferme comme il voulait, forcé par la maladie à se retirer. André n’avait rien bougé tant que son père était là, mûrissant déjà les changements. Il avait ensuite calculé qu’il devait partir au service dans les deux ans, pour un an et demi, croyait-il alors. Il ne pouvait rien entreprendre. En revanche, il observait les prés et les champs, sélectionnait les bêtes, en élaborant des projets pour son retour. Il transformait aussi l’exploitation pour qu’elle puisse tourner facilement avec sa seule mère durant son absence.
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