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Pour une fois, le vide emplit son esprit. La jeune femme, Josiane, s’il a bien retenu son nom, est repartie après le ménage et la préparation du repas. Il n’a pas de projets en cours, il est encore trop tôt dans la saison pour penser au semis. Nul besoin de réfléchir aujourd’hui. Juste profiter. Il ne sait pas bien ne rien faire, mais il s’en accommode, maintenant. Même son potager et son verger l’intéressent moins. Cette dissolution des contraintes est ce qu’il apprécie le plus. Il ne s’en était pas rendu compte, ou il n’avait pas voulu l’admettre, mais les bêtes avaient représenté un véritable esclavage, chaque jour, chaque heure au moment des vêlages. L’idée de partir en vacances ne l’avait jamais tourmenté. Les rares fois où il avait dû s’absenter, cela avait été compliqué et risqué. Heureusement, il n’avait jamais été malade ni accidenté, sauf pour son épaule.

Dorénavant, il prend son temps, il va à son rythme, selon ses envies, jouissant de ce temps libre. Son éducation revient parfois : « Retire les mains de tes poches ! », « Ne reste donc pas à ne rien faire ! ». Il a lutté pour s’en dégager. Son inactivité le rend heureux, même si des jours, il se lève sans rien avoir à faire. Il ne s’en lasse pas. Il pense à ce qu’il a lu dans le journal, à ce qu’il a vu à la télé. Il aime gamberger, il a besoin de réfléchir. Simplement contempler est nouveau, un peu troublant.

Il profite de chaque instant, refusant de songer au chemin du retour qui sera dur. La route monte doucement jusqu’à sa maison, dressant fièrement son pigeonnier sur la croupe de la bute. Il n’empêche que cette hanche et ce genou, à droite, le torturent à chaque enjambée. Il a son bâton, ça ira ! L’autre malin de docteur voulait qu’il utilise une canne anglaise. Franchement, il aurait eu l’air d’un vieux ! Parfois, il craint que sa cáno se casse, quand il positionne mal son quintal. La brindille résiste depuis si longtemps, assez souple pour soutenir son poids, indestructible.

Son bâton a été une de ses petites maladresses. Quand il avait vu cette pousse de coudrier, il avait été surpris. Il empruntait ce chemin qui desservait ses principales parcelles presque chaque jour. Plusieurs fois par jour à certaines périodes. Il en connaissait chaque caillou, chaque fleur. Il ne comprenait pas que ce scion lui ait échappé si longtemps. Cette branche était repartie curieusement vers le bas, avant de remonter, formant presque un cercle. Probablement une attaque d’insectes. Dans sa partie haute, une liane l’avait serré, la torsadant de ses volutes. Au premier coup d’œil, il avait décidé de faire son bâton de cette incongruité unique.

Il avait cependant attendu, surveillant sa trop lente croissance à chacun de ses passages. La peur qu’on le coupe, qu’on le lui prenne l’avait tarabusté. Cette crainte était stupide, car il devait passer un randonneur tous les ans, au plus ! La pensée qu’un autre puisse se l’approprier l’avait rendu malade et bousculé dans la précipitation. Avec deux ou trois ans de renforcement, ce bois aurait été plus solide. Il l’avait rapporté à la maison, écorcé avec soin. Lorsqu’il l’avait pris en main, la forme de la boucle avait épousé avec douceur sa grosse poigne. Difficile de ne pas croire qu’il ne lui était pas destiné ! Il le fit sécher lentement, le ponça avec respect.

Il ne lui était d’aucun secours, mais il ne pouvait plus sortir sans l’avoir en main. La seule fois où il l’avait oublié était lors de cette réunion où Pierrot l’avait cherché et escagassé plus que nécessaire. Il avait quitté la salle en claquant la porte. Deux pas plus loin, cette sensation d’absence dans sa main l’avait obligé à retourner affronter tous les regards. Il avait ramassé sa canne, furieux, les épaules en dedans avant de repartir en claquant à nouveau la porte.

André reprend son cher bâton, s’appuie dessus et commence à remonter la route. Pendant ce retour, il pense à sa jeunesse, ou même à pas si longtemps, quand chaque pas ne lui déclenchait pas une douleur. Il avait soulevé des sacs de cinquante kilos, les avait montés à l’échelle sur l’épaule. Il repoussait alors facilement ses bêtes de près d’une tonne lorsqu’elles l’écrasaient contre un mur ou un piquet. Il avait toujours été fort, costaud. Il ne comprend pas pourquoi il faut souffrir en vieillissant. Il s’était blessé, souvent. Aujourd’hui, le mal le guette à chaque geste, celui qui ne guérit jamais.

Il prend son temps pour amortir cette souffrance. De toute façon, il n’a plus que ça, du temps. Il s’arrête, jure, grommelle, puis reprend sa progression.

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