Papy grincheux
Un petit parking à quelques pas de l’entrée de la résidence. Il pleut légèrement, mon sac à dos vert commence à prendre l’eau. Je ne vois pas très bien, impossible de trouver le numéros. Mon regard fait un va et vient incessant entre l’écran de mon téléphone et sur les façades en hauteur. Comme si ce simple procédé aller me donner une réponse.
A une fenêtre du rez-de-chaussé, un homme observe les passants. Cela fait déjà deux fois qu’il me voit passer devant.
- Bonjour, excusez-moi, sauriez vous où se trouve le numéros 32 de la rue ?
- Ah, le 32 ? Je sais pas vraiment moi.
- Ne vous embêtez pas, merci ! Bonne journée.
Quelques pas plus loin, je vois enfin la résidence. Je sonne à la porte… commence une longue attente. Impatience, je resonne une autre fois. Toujours rien. Je m’apprête à sonner de nouveau quand la porte d’entrée se déverrouille. Une fois le seuil franchi d’un pas décidé, je me rappelle qu’encore une fois, je n’ai pas demandé l’étage. Mon regard retourne sur le téléphone, en prenant l’ascenseur sans regarder.
Quatrième étage. Pour une fois, c’est écrit.
Contrairement à d’autres patients, j’ai déjà entendu parler de lui avant de le rencontrer. Je ne sais qu’une seule chose, ce que ma collègue m’a dit avant de partir à la retraite.
- Prends ça, chez lui, tu auras besoin de surchaussures.
L’expression du visage associé à cette phrase a suffit à me faire comprendre qu’il était question d’hygiène. Ce n’est donc pas sans crainte que j’ai franchi le seuil de sa porte. L’ascenseur est placé en face et ce monsieur a pour habitude d’ouvrir directement sa porte après avoir répondu à l’interphone. C’est donc depuis l’ascenseur que je l’ai vu pour la première fois.
Dans son fauteuil au grand dossier plus haut que lui, un monsieur au visage fermé, clairement en colère, aux cheveux et barbe blancs.
Quand j’entre, juste après avoir prononcé clairement un bonjour, je suis saisie par l’odeur de l’appartement. Indescriptible. Mes deux pas dans l’entrée me font comprendre l’utilité des surchaussures. En effet, le sol est collant comme celui d’une discothèque à six heures du matin.
Je tourne en rond, ne sait où poser mon sac et mon manteau. Pendant que mes pensées arrivent en nombre dans mon esprit, monsieur me fait comprendre son désappointement.
- Qu’est-ce que vous aviez à sonner comme ça ? J’étais dans ma chambre ! Le temps de venir jusqu’à la porte, forcément, il faut attendre…
Il est essoufflé et fronce les sourcils en me fixant le regard noir. Comme un visage caricaturé, sa bouche semble fondre littéralement.
- Excusez-moi, j’avais peur que vous n’ayez pas entendu. Je ne le referai plus. Comment allez-vous ?
- Comment je vais ? C’est la fin. Je sens que c’est la fin.
Il est encore en colère mais pas de la même façon. Je ne sais quoi répondre à cela. Après avoir enfin posé mes affaires, il me donne sa liste de courses. Je dois aller lui chercher du pain, du vin et des radis. Je trouve la liste un peu légère et me demande ce que je vais bien pouvoir nettoyer en rentrant.
Je pars faire les courses à pieds, le magasin est vide, nous sommes en plein confinement. Je mets cinq minutes en comptant le trajet, et me revoilà dans son salon. Les courses sont rapidement placées, je lui demande alors quoi faire de plus.
- Et bien, vous pouvez partir. Bonne journée.
Il n’est plus agressif mais n’est pas devenu chaleureux pour autant. Il me remercie pour les courses mais ne souhaite pas que je touche à ses affaires. Il me reste quarante cinq minutes de travail. Je ne peux aller ailleurs, il me paye pour cela. Quelque chose qu’il ne veut pas.
Je lui propose de faire du ménage mais à ses yeux, un simple coup de balai suffira. Pour les sanitaires, je n’avais jamais vu cela et je ne souhaite pas vous le décrire. Pour lui,
- Si vous allez aux toilettes, je crois qu’il a juste deux, trois miettes.
J’ai tourné en rond pendant toute l’heure. Nettoyant quelque petits centimètres ici et là. J’avais l’impression de faire des finitions sur un chantier pas commencé.
Après cette heure-là, j’ai eu six ou sept interventions chez lui, toujours le même processus et les mêmes réactions.
Une fois, il n’a pas du tout ouvert. J’ai sonné bon nombre de fois pourtant, sur trente minutes d’attente. Le soir, il a eu sa fille au téléphone, et lui a dit ne pas avoir eu envie de recevoir.
Après cette fois, je suis restée au moins deux mois sans aller chez lui. Il n’apparaissait plus dans les plannings, je me suis donc dis qu’il avait dû rejoindre sa fille que je savais dans le nord.
En réalité, il était hospitalisé. Peu de temps après ma visite, il a fait une chute dans son entrée. Sa tête a tapé le sol violemment et il a été retrouvé deux jours après. Il n’a eu aucune blessure à part superficielle.
Cette chute l’a donc forcé à passer quelques temps en centre. A son retour à domicile, sa fille a fait la demande de trois interventions par jour, matin, midi et soir. Objectif, faire les repas et débarrasser. Avec les tâches ménagères quotidiennes bien entendu. Une autre plage de deux heures était rajoutée une fois par semaine afin de faire les courses uniquement.
Ce programme n’a pas tenu une semaine. Nous sommes passé au régime light d’un passage par jour, le midi, pour faire les repas et les courses. Vous pourriez croire que c’était bien ainsi, mais non. Monsieur n’attendait de nous que les courses et la vaisselles. Il n’avait pas envie de discuter et encore moins faire de la place chez lui. Pourtant, j’ai rapidement compris qu’il avait déjà cohabité avec des aides à domicile pour une tout autre raison.
L’entrée de son appartement donne trois options. En face, la cuisine, à gauche, le salon, à droite les chambres et sanitaires. Son salon est extrêmement lumineux puisqu’une grande baie vitrée, donnant sur une terrasse, le traverse. Une grande étagère en bois ouverte recouvre tout le mur adjacent. Des livres, des photos mais surtout des babioles sont exposées. A sa droite, un pot de fleur marron contient une petite plante fatiguée accompagnée par un Bambi plus grand. Devant l’étagère, la table ronde en bois est recouverte d’une nappe aux allures de celles des pique-nique.
Une mezzanine passe au-dessus d’une partie essentielle de son appartement.
Une banquette en bois, que l’on ne voit pas en arrivant, sert de mémorial. Un portrait de son fidèle ami, allongé sur le flan, sur cette même banquette, du même côtés, évidemment. Sur le siège inoccupé, une photo imprimé de sa femme, sur un lit d’hôpital, attablée à cette maudite table roulante, souriante, amaigrie, avec sa fille, son fils, et lui, tout trois souriants. Une autre impression, avec un angle légèrement différent est scotché sur l’accoudoir.
Et puis, face à lui, sur une chaise, un coussin avec une impression dessus. Une photo prise le même jour, mais sans leurs enfants. Seulement elle et lui.
Lorsqu’il me parle d’elle pour la première fois, je découvre qu’il est capable d’avoir un regard tendre. Uniquement envers elle. Dès que son regard quitte l’une des photos, c’est instantanément fini.
Elle est partie sur un lit médicalisé qui avait pris la place de la banquette pour la fin. Chaque jour, plusieurs fois par jour, des aides à domicile sont venues. Elles étaient même présentes pour l’enterrement.
- Nous avons vécu vingt-cinq ans ici, vous savez.
C’est aussi ce que m’a dit un voisin croisé dans l’entrée. Lui aussi âgé, il m’a dit d’un ton à la fois grave et à la fois nostalgique
- Je me souviens de leurs arrivés, il y a vingt cinq ans. C’est dur tout de même.
Est-ce la venue fracassante des pompiers qui a provoqué cette pitié chez ce monsieur ou bien de trop bons souvenirs heureux enfouis et poussiéreux. Je ne pouvais toujours pas répondre à cette question. Qui était ce monsieur avant maintenant. Avant les genoux qui peinent à se déplier, le dos qui craque, les hanches qui rouillent et les chaussons qui glisse à chaque pas. Avant que l’amour se fasse la male avec sa vie à lui aussi.
Il parle de « nous », même lorsqu’il s’agit de grand départ. Il n’est plus là, pourtant ses yeux s’ouvrent chaque matin, sa cage thoracique se soulève à chaque inspiration et son cœur bat. Il n’en revient pas.
- Vous vous rendez compte, je n’ai aucune maladie. Je n’ai pas de problèmes de cœurs, pas de ci, pas de là. J’ai de l’usure rien de plus. Pourtant, il y a des soirs où je me dis que c’est la fin. Alors, je laisse la porte d’entrée ouverte. Enfin, je la ferme pas à clé quoi. J’ai pas envie si je meurs que les pompiers cassent la vitre de nouveau. Ça fait trop de dégâts à réparer après.
Quand il me tient ce style de propos, je me retrouve toujours sans répartie… ou alors, ce ne serait pas professionnel comme réponse. Je préfère me taire et l’observer. Par moment, ses yeux se remplissent de larmes et son regard vient automatiquement se poser sur sa femme. Sinon, il fait une pirouette et reprends la conversation comme si rien ne s’était passé.
Je commence à comprendre ses humeurs. J’ai arrêté de faire du ménage, je ne veux plus le mettre en colère. Je prends mon temps pour faire les courses, et chez lui, petit à petit, on prend le temps de discuter quand je rentre.
Plus les jours passent, et plus la conversation se lance facilement. Il reste tout de même bougon quand j’arrive. Les jours où il est le plus contrarié, il me redemande de partir avant la fin de l’heure.
Une nouvelle tâche est rajoutée à ma routine, je dois aller chercher le courrier. Les semaines défilent et même si je reconnais des lettres qui sont des factures, je n’ai jamais de lettres à poster. Je l’interroge à ce sujet mais me dit qu’il m’en donnera demain. Ce fameux demain n’arrive jamais. Etant moi-même une grande partisane de demain, je le sais dans une impasse. Comment faire pour l’aider ?
Je tente de lui dire que je peux m’occuper de tout le courrier qui est par terre. Mais il est catégorique : il s’en occupe lui-même.
Je sens qu’il est très sérieux sur ce point mais je ne compte pas lâcher l’affaire comme ça.
Plusieurs semaines se suivent et les interventions augmentent. De moins en moins de collègues s’y rendent et peu a peu, je suis seule à occuper son emploi du temps. Une collègue me remplace les vendredis lorsque je suis appelé ailleurs ou bien lorsque je suis de dimanche.
Toutes ses heures s’accumulent et je commence à connaître la forme que prends sa famille ou sa vie. Je sais qu’il est de Normandie. Il me parle de villages où il a passé de nombreuses vacances en famille, il me parle de la bougeotte de sa femme. Je comprends qu’il lui été dévoué. Il ne présente aucun désaccord ou mécontentement. Comme un besoin vital de la rendre heureuse à tout prix. Ils ont vécu aux rythmes de ses envies et de ses coups de têtes. Mais surtout, ils se sont aimés. Il l’a aimé et l’aime encore chaque jours.
Il me raconte l’arrivée dans la région. La voiture garée en rapidité juste devant la résidence pour décharger tout les cartons. Ses habitudes en ville, les changements de décorations.
Le courrier sur le sol devient de plus en plus volumineux, je ne parviens plus à détourner le regard. Lorsqu’il se pose sur un montant exorbitant à payer, je ne peux plus faire marche arrière. Monsieur est en train de faire des dettes et j’ai peur pour lui. Je n’ai aucune idée de son niveau de vie actuelle et je ne sais pas si son compte peut couvrir le montant total de ses dettes. Je n’ai vu qu’une facture mais je sais que parmi toutes ses enveloppes entassées, il se cache surement des mises en demeures.
Je me retourne alors vers mon agence afin de tenter un chemin détourné.
Quand j’aborde le sujet directement avec lui, il estime que ce n’est pas mon travail. Le simple fait de m’envoyer jeter la poubelle ou chercher le courrier le gène. Il a la sensation de demander trop.
- Bonjour, est-ce que vous pourriez passer un coup de téléphone à monsieur pour lui expliquer toutes les tâches que je peux faire chez lui ? En citant le fait que je fais de l’aide administrative. Il est en train de s’endetter, je vois les factures qui passent.
Après un coup de fil sans succès, l’agence me suggère de ne pas insister. Je ne veux pas le forcer à le faire et d’ailleurs, je n’ai pas le droit de le faire. Je sens pourtant au fond de moi que je peux faire quelque chose… Mais comment ?
C’est sans trop le préparer que j’ai agi une semaine plus tard. Une facture venait de nouveau d’être mise de coté et je devais me rendre à la poste.
- Vous êtes sûr que vous n’avez rien à poster ? Vous aviez parlé de facture pourtant, il y a quinze jours déjà.
- Non, non. Je n’ai rien. Je m’en occuperai quand j’irai mieux.
A ce niveau-là, c’est le déni. Je ne savais pas que l’on pouvait guérir de la vieillesse et lui non plus d’ailleurs, n’en ai pas persuadé. J’ai pu le voir dans son regard, plus si dur que la veille. Je me suis agenouillée devant une pile de lettre et j’ai pris la première. Sur l’enveloppe, le logo d’une clinique du coin. J’ouvre la lettre sans dire un mot, calmement. Je sais qu’il me regarde. Je déplie la lettre qui est bien une facture. Deux mille euros sont en attente de règlement depuis au moins deux mois d’après la date de relance. Sans lever les yeux mais complètement tourné vers lui, je lui lis la lettre en question. Une fois fini, je continue :
- Vous savez, si vous ne payez pas vos factures, elles vont augmenter. Vous allez avoir des soucis à gérer alors que l’on peut résoudre cela ensemble dès maintenant. Si vous me laissez ouvrir tout votre courrier, nous pourrions remettre les compteurs à zéro et vous permettre de dormir mieux le soir. Qu’en pensez-vous ?
- Je suis d’accord.
Sans dire un mot de plus, j’entame tout de suite la tâche d’ouvrir et sortir toutes les lettres des enveloppes. Je jette un rapide coup d’œil à chaque fois, pour ne prendre que les factures. Les montants se multiplient et je vois le total augmenter. Mon téléphone sonne la fin de l’heure, je dois partir maintenant. Demain, nous allons reprendre le travail.
- Monsieur, demain, je ne vais pas aller faire de courses. Nous allons ouvrir tout votre courrier, tout classer proprement et faire les chèques. Je ne bougerai donc pas pendant toute l’heure. Je veux que vous en ayez conscience.
Sans me dire un mot, il me regarde et hoche la tête pour me dire oui. Ses yeux bleus sont écarquillés, plongés dans les miens. Pendant une demi seconde, j’ai l’impression de regarder un enfant à l’écoute et obéissant. Je me sens étrange face à ce sentiment. Je lui souhaite une bonne journée et quitte l’appartement. Notre conversation ne s’est pas déroulée avec colère ou méchanceté. J’ai pour la première fois réussie à me montrer ferme mais neutre. Je ne m’en suis pas rendue compte tout de suite. C’est pendant ma journée de travail que j’ ai repensé plusieurs fois à ces échanges et surtout à mes attitudes, voix et mots.
Ce métier m’apprend énormément sur ma communication. Je suis loin d’être impeccable. Je suis hypersensible et met les curseurs trop haut parfois. Pour ne pas dire tout le temps, mais j’apprends. A chaque instant.
Ce moment, tout nouveau dans ma vie va déclencher la rencontre avec l’homme. L’heure durant laquelle j’ai rangé ses papiers est devenue une révélation. Il n’était plus un nom, un prénom, une adresse et une liste de tâches. Il est devenu, l’homme, bercé par les bras de sa mère, grandit avec la guerre, amoureux, voyageur, comptable, pudique, avec des difficultés à lier avec le monde extérieur.
Il a parlé pendant des heures. Je venais d’ouvrir le robinet, je n’avais plus qu’à l’écouter, à m’imprégner de ses paroles. Il m’a raconté des histoires tristes et joyeuses. J’ai appris que la décoration de l’appartement était le fruit du travail de sa femme. Il n’avait donc pas envie que l’on touche ce qu’elle touchait chaque jour de ses mains. Il était un homme très pudique et digne. Il avait des responsabilité avec un poste haut placé dans le milieu de la comptabilité. Il avait donc du mal à accepter le fait de ne plus pouvoir en être capable à présent.
- Avant, je géré tout d’une main de maître. Je savais faire, pas comme maintenant. Je ne comprends plus ce que je lis. Je ne sais plus faire.
Les semaines suivantes, nous avons payés toutes ses dettes. La pile de feuilles classées lui a fait plaisir. Il voulait me payer pour mon travail et j’ai eu énormément de mal à lui faire comprendre qu’il l’avait déjà fait. En payant l’agence, il me paye moi.
- Vous savez, si vous tenez vraiment à me remercier pour mon travail, j’aimerai une chose. Vous trouver souriant lorsque j’arrive chez vous. Votre sourire et le plus beau des cadeaux.
Il a haussé les épaules, se disant que ce n’était absolument pas suffisant. J’ai donc opté pour l’option qu’il avait choisi pour me convaincre, le répéter à chaque fois.
Un beau matin, c’est le sourire aux lèvres que je l’ai retrouvé sur son fauteuil. Il était joyeux dans la voix mais la nostalgie avait pris le dessus sur toutes ses émotions. D’ailleurs, il ne met plus son masque lorsque les larmes montent à ses yeux. Il a confiance en moi et apprécie ma présence. Le dimanche de la Tousaint vient de passer. Avec l’annonce du confinement et le fait que je sois loin de ma région natale, je ne fais rien pour ce jour. Je n’ai donc pas pensé à sa femme.
Une fois rentrée des courses, nous discutons du weekend passé. Il me parle alors, en me désignant le coussin de sa femme, de son cadeau pour elle. Deux cartes déposées délicatement devant sa photo. Sur ses cartes, des fleurs aux teintes colorées.
- Je n’ai pas pu aller acheter des fleurs. J’ai donc cherché des photos de fleurs pour lui mettre au moins cela. Oh, mon amour. Ma pauvre.
J’étais sans voix. Je suis partie aussitôt chercher des fleurs chez le fleuriste pour réparer cette oubli terrible de ma part. Il n’y avait plus de chrysanthèmes alors j’ai pris un Kalanchoe rouge pour le garder plus longtemps. De retour chez lui, nous avons installé la fleur sur un petit tabouret tressé en bambou. Il l’a regardé avec joie et tristesse. Il m’a remercié. J’ai trouvé la fleur trop petite.
Ce jour-là, alors que je m’apprêtée à sortir de l’appartement, la main déjà appuyée sur la poignet, il m’a dit une longue phrase que je ne pourrai écrire ici. J’ai complètement oublié ses mots. Je n’ai qu’entendu si fort l’émotion de sa voix, le brillant de ses yeux, le regard perdu dans les souvenirs passés. J’ai entendu ce « nous » encore plus puissant, leur mort. Il m’a croisé du regard une fois le silence repris. Il a sursauté et m’a dit
- Enfin, je ne suis pas mort.
S’est de nouveau appuyé sur le dossier pour conclure par un
- Hélas.
En remontant dans le temps, j’aimerai vous raconter un moment que j’ai vécu avec lui. Nous n’avions pas encore franchi le cap des papiers et donc de la confiance lorsque cela s’est produit.
Des travaux sur la façade de sa résidence faisait que la porte d’entrée n’était pas fermée la journée. Comme il voulait savoir ma venue, je me forçais à sonner quand même et attendre qu’il m’ouvre la porte… déjà ouverte.
Ce qui m’a valu de nombreux instants de gênes face à des personnes sortant de la résidence.
Ce fameux jour, je sonne, seulement deux fois, sans succès. Je décide de monter quand même. Dans l’ascenseur, je repense à ce qu’il m’a dit à propos de la mort et de sa porte d’entrée. Je me dis alors que si je parviens à ouvrir, il est possiblement… plus de ce monde.
Je n’ai jamais vu une personne décédée de mon vivant, en dehors d’un funérarium. Ce n’est pas la même chose de découvrir quelqu’un chez lui. D’être seule pour gérer cela.
J’ai conscience que mon métier me fera forcément vivre cela au moins une fois dans ma carrière…
Ma main est posée sur la poignée, les pensées s’arrêtent soudainement et je ne vis que l’instant présent. J’entends mon souffle qui s’accélère, mon cœur qui fait vibrer ma poitrine et mon haut. J’abaisse le plus lentement possible la poignet, je sens une fois en bas que la porte est ouverte. Je l’ouvre lentement, pour ne pas le blesser s’il est derrière. Personne.
- Monsieur ?
Pas de réponse. Un pas de plus.
- Monsieur ?
Cette fois-ci un peu plus fort, mais toujours pas de réponse. Trois pas de plus vers la chambre.
- Monsieur ?
La voix tremble clairement, je ne le répéterai pas encore une fois. Un pas de plus et je vois sa chambre.
- Qu’est-ce que c’est ? Qui c’est ?
La pression retombe d’un coup ! Il est de mauvaise humeur, mais qu’est ce que je suis heureuse d’entendre sa voix !
« Fais comme chez toi, ma petite »
Je ne pensais pas voire encore des pas vers moi de la part de ce monsieur. Nous avons eu de longues discussions pendant que je m’affairais à mettre ses papiers dans les portes documents. Il m’a parlé de nombreux moments de sa vie où l’aspect chaleureux des autres l’avait repoussé. Je ne m’attendais donc pas à ce qu’il puisse l’être.
Pourtant, l’autre jour, alors que je rentrais des courses, j’ai frappé à la porte. Monsieur aime les habitudes, je ne prenais pas ses clés auparavant donc il devait toujours m’ouvrir la porte. J’ai pris les clés, je suis montée sans sonner en bas et il n’avait pas apprécié. J’ai donc pris le réflexe de sonner en toute circonstances.
Lorsque je suis entrée dans l’appartement, il m’a dit de faire comme chez moi. Je n’avais pas besoin de frapper, il était content de me voir.
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