Chapitre 16 - Blanc
Je me fige, sentant son attention se porter sur moi. Je suis soudainement le centre de son monde. Je serre les dents, m'attendant à son premier coup. Mais l'homme en face de moi se contente de me fixer, absolument impassible. Je ne doute pas du fait qu'il est déjà trop tard. Mais à peine ai-je croisé son regard que je me sens défaillir. J'ai beau essayer de me secouer, impossible de parvenir à me défaire de cette impression de fatigue et de malaise qui s'est emparée de moi.
Les yeux couleur cendre de cet inconnu me font frémir. Mais je n'ai pas peur de ce regard tout à fait indifférent parce qu'il me fixe, mais plutôt parce que, de là où je suis, je peux affirmer sans me tromper que je peux voir des braisent encore rougeoyantes au milieu de la cendre apparente.
Ça ne me dit rien qui vaille. En plus de quatre mille ans d'existence, je n'ai jamais vu aucun démon, et donc je n'ai jamais eu affaire à aucun cas de possession. Mais je suppose que ce n'est qu'un humain, donc qu'il n'y a pas mille manières de faire.
Le possédé devant moi ne cherche pas à faire illusion. Il se jette sur moi comme n'importe quel animal l'aurait fait. Je ne tente même pas de lui échapper, je m'en sens bien incapable. Il a sûrement une emprise sur mon corps aussi bien que sur mon esprit. Il me rentre dedans sans aucune élégance, et je tombe au milieu des feuilles mortes, une branche menaçant de me transpercer les côtes. Il se relève en me tenant par le col. Visiblement, il est aussi fort qu'un bœuf, et il n'hésite pas. Mais je ne suis pas sûre que ce soit si bon pour moi...
Il me cogne violemment contre un arbre, et je ne parviens pas à retenir mon glapissement, ni la salive qui perle au coin de mes lèvres. Heureusement pour moi, je suis plus résistante qu'une humaine. Enfin, il y a bien longtemps que je n'avais pas subi une telle attaque. Visiblement étonné, l'homme fixe ses yeux dans les miens et réitère son geste, avec tellement plus de violence et de conviction que l'arbre derrière moi ne résiste pas.
" Je ne suis pas comme les autres, mon ami."
Les dernières syllabes s'étranglent dans ma gorge alors qu'il ressert sa poigne autour de mon cou. Je suffoque, un peu bêtement certes, mais j'agis comme je peux, non pas en portant mes mains à celles de mon assaillant, mais en essayant de le frapper le plus violemment possible au visage. Un instant, je panique.
Est-ce que quelqu'un peut me dire quoi faire...?
Il dessert sa prise un instant, et je prends une grande respiration avant de lui asséner le coup de tête que j'espérais pouvoir lui donner le plus violemment possible depuis un bon bout de temps. Il a un mouvement vers l'arrière qui me permet de poser mes pieds sur le tronc de l'arbre brisé. D'un simple coup de pied, auquel j'aurais dû penser auparavant, assené gentiment dans l'entrejambe, je l'envoie au tapis, un peu plus loin.
Il ne peut pas rester comme ça, à me regarder fixement. Tous les feux de l'Enfer brûlent en lui, je le vois, et pourtant il reste à distance, immobile comme une ombre. Il n'a pas l'air de souffrir, on dirait même plutôt qu'il n'a rien senti. Mais s'il n'a pas eu mal, pourquoi reste-t-il à plus de deux mètres de moi, debout, droit, comme s'il voulait se dresser vers le ciel pour faire réagir les Dieux ?
Je préfère ne pas relâcher ma garde. Je connais trop bien le danger que représente Ezekiel, et s'il est parvenu à invoquer le diable, ce n'est pas par hasard. Il a trop peu d'instinct pour agir par lui-même dans ce genre de situation, et il est toujours protégé par une armée qui lui fournit un bon prétexte pour tuer. Il n'a jamais respecté aucune loi elfique, et surtout pas celle sur le pacifisme.
L'homme ne réagit pas. En fait, il n'a même plus l'air concentré sur ce qu'il se passe autour de lui. On dirait qu'il écoute. Mais je n'entends rien. En fait, je n'entends rien d'autre que les battements affolés de mon cœur, ma respiration un peu sifflante, et le craquement du bois qui s'enflamme un peu plus loin. Et lui, il ne bouge même plus. C'est comme s'il était mort debout. Un bruit étrange résonne brusquement dans la forêt, et c'est comme si tout se mettait à trembler. Je tombe de mon perchoir presque directement dans les flammes. Je ne m'étais pas rendue compte qu'elles étaient si proches ! C'est avec cette révélation que je me rends compte que la fumée commence à envahir la scène. D'abord par les pieds, puis en s'élevant. Je guette les réactions de l'homme des Enfers, mais il n'a pas l'air d'être affecté.
Et soudain, il disparaît.
Tout ce qu'il y avait d'inhumain dans l'ombre de l'incendie disparaît. Les cendres et les braises dans les yeux de l'homme en face de moi ne sont plus qu'un océan sans fond, tellement différent que je ne peux que reculer. Il s'effondre, pauvre sac d'os sans plus de prestance qu'un morceau de viande. Une flamme me lèche la jambe. Je n'ai plus le temps. Je ne peux plus rester figée. Laissons-là les bagarres sans aucun sens, il faut que j'agisse.
Un saut vers l'avant me permet de récupérer le corps avant les flammes. Je franchis la limite des bois en quelques minutes de course, et lève les yeux.
Devant moi, les gens semblent terrorisés. Et ce ne sont pas les flammes qui les effraient le plus, à vrai dire, sinon ils se seraient contenté de fuir. Mais je ne pense pas me tromper en me disant que c'est bien moi qu'ils regardent avec ce mélange de peur et de colère. Et le fait que je tienne dans mes bras le corps sans réactions de cet homme ne doit pas les rendre très enclins à me croire pacifique.
Eh bien, je ne vois pas d'autre solution pour ne pas être prise pour quelqu'un que je ne suis pas. Je m'effondre en face d'eux, tremblante, le visage soudain immergé sous la mer de larmes que je retenais.
" Je suis désolée ! Je n'ai pas pu l'en empêcher ! Il... Il a mis le feu à la forêt, la plaine brûle aussi, il a tué trois hommes armés et... Et il voulait tellement me tuer, il a même invoqué un démon ! Mais... Mais au lieu... Au lieu de me posséder, comme il l'aurait voulu... Il l'a... Il l'a...!"
Un cri me permet de m'arrêter au milieu de ma crise. C'est une femme, visiblement jeune, qui sort de la foule, hystérique.
" Richard ! Richard ! Oh, mon amour !"
Et lorsqu'elle pose ses yeux sur moi, sa voix change du tout au tout. J'ai comme l'impression qu'elle ne rêve plus que de me planter un couteau entre les deux yeux.
" Que lui avez-vous fait, démon ?"
Je retiens un éclat de rire qui n'aurait fait qu'aggraver les choses, et me fait toute petite. Je me replie sur moi-même et pose mon regard sur le sol. Je marmonne quelque chose d'incompréhensible, sans aucun sens, et me remet à pleurer de plus belle.
" Arrête de pleurer ! Tes larmes ne me font rien, être maudit ! Cinq cents ans d'enfermement, ça ne t'a pas suffi ? Tu en veux encore ? Tu veux tous nous tuer, pour pouvoir assouvir tes pulsions ? Tu es folle, c'est ça ?
- Je ne suis pas folle."
Je n'ai pas pu m'en empêcher. S'il y a bien quelque chose que je n'aime pas, c'est qu'on me traite de folle.
" Je suis parfaitement saine d'esprit, merci.
- Alors pourquoi vous venez de passer cinq siècles en prison ? Vous pensez que vous n'êtes pas dangereuse ? Vous vous croyez une héroïne, c'est ça ?
- Pas du tout. Si je sors tout juste de prison, c'est parce que quelqu'un, voir même beaucoup de gens, ont estimé que je devais en sortir. Si j'avais été seule, vous pouvez être sûrs que je n'aurais jamais pu quitter mes fers et mes murs de prison.
- Alors tu as des complices ? Tu les as achetés, c'est ça ? S'ils te sont redevables, c'est pour de l'argent ?
- S'ils avaient voulu de l'argent, ce n'est pas à moi qu'ils se seraient alliés, mais au Roi, vous ne pensez pas ? Mes actes, comme vous avez peut-être pu l'étudier, ont souvent coûté très cher, mais autant au Royaume qu'à mes troupes. Votre nombre de victoires est maigre, mais nos victimes sont rares, alors que les dégâts matériels sont terribles. C'est ma volonté, et non pas des pièces à la valeur changeante comme la Lune, qui fait que les gens me suivent."
C'est lorsqu'on n'a plus d'arguments que l'on devient le plus vulnérable, madame. Et je préfère de loin me défendre qu'attaquer, parce que je sais très bien que vous n'avez pas les arguments nécessaires pour me défaire.
" De toute façon, c'est plutôt moi qui leur suis redevable. Ils m'ont sauvée d'un enfer où j'aurai probablement fini par devenir folle, à défaut de mourir. Ils ont fait un geste pour que vous vous souveniez de moi, pour que je ne disparaisse pas des esprits. Ils sont désespérés par ce qu'ils ont vu. Ils sont arrivés à un point où ils ne sortent plus que par nécessité, tant ce qu'ils voient les attristent. Vous, habitants de ce village, je vous ai observés. J'ai constaté, comme eux, que vous aviez baissé les bras. Vous avez abandonné vos espoirs, votre courage, vos émotions et vos sensations. Je vous ai vu marcher, un soir, et j'en ai été terriblement affectée. Ces visages sombres, fermés, vos corps relâchés, mous, et vos âmes faibles, presque mortes, c'est ce qui m'a poussée à reprendre les rênes de ma lutte."
Elle pose soudain ses yeux sur moi, avant de glisser vers le corps inconscient de son amour, et me demande, les yeux pleins de larmes.
" Est-ce que vous voulez de nous ? Est-ce qu'on peut vous aider ?"
Je hoche la tête, un sourire simple sur les lèvres.
" Oui, vous pouvez, madame. Vous pouvez tous."
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