Chapitre 10 - Noir
Le monde que j'ai connu ne cesse de me tourmenter. Je traîne des pieds sur les pavés, et je ne comprends pas comment une ville peut tant changer, même en cinq cent ans. J'ai l'impression que, même en temps de guerre, les gens ne sont pas aussi tristes. Aujourd'hui, c'est comme s'ils s'étaient refermés sur eux-mêmes, cachant leur joie et ne laissant apparaître que leur noire tristesse.
Même les murs leur renvoient la futilité de leur construction, et toutes les lézardes qui le recouvrent ne sont que les failles qu'ils créent dans leur propre cœur. C'est maintenant que je me rends compte de la profondeur de l'influence de l'Histoire. Elle agit sur les gens comme un coup de pression, elle les pousse à donner leur maximum pour une cause. Et si les gens n'ont pas à se battre, ils se laissent dépérir, ils deviennent gris à l'intérieur, et ce qui fait d'eux des êtres vivants disparaît peu à peu. En perdant notre couleur, nous devenons insipides, et certains préfèrent oublier qu'ils ont été colorés pour se jeter dans une seule et même teinte, un noir trop profond ou un blanc immaculé, tous deux dépourvus de nuances. C'est en perdant tout espoir de retrouver des couleurs que l'on disparaît.
Mais moi, je veux que tous ces gens qui n'ont pas encore perdu espoir retrouvent leur joie de vivre. Je veux entendre des rires, je veux voir leurs yeux briller, je veux retrouver ces scènes de joie, les enfants qui courent dans les rues en admirant les marchandises venues du bout du monde, et leurs parents qui les cherchent, à la fois criant et riant.
Je veux contempler de mes yeux le courage des hommes. Ils doivent se dresser face au vent qui tente de les renverser, ils doivent combattre la terreur qu'on tente de leur imposer. Je suis sûre qu'au fond des cœurs de ces âmes en peine il reste un peu de couleur, un peu de vie. Je veux rallumer la flamme au fond de leurs cœurs, je veux les voir brûler d'envie.
Je suis impatiente de voir l'impact qu'aura mon livre sur eux.
C'est étrange comme je peux réagir comme une humaine, maintenant. Je ressens mille émotions, je me laisse porter par leur quotidien, et j'en oublie que c'est de leur faute si j'ai passé cinq siècles enfermée dans une tour sombre. Je secoue la tête. Le soir tombe, il est temps pour moi de rentrer.
Alors que je marche à grands pas dans les rues vides, une terrible peine me surprend. J'aurais tellement aimé me balader encore avec toi, mon amour... Ce dédale, tu le connaissais par cœur. Moi, je m'y perds sans toi. Je traîne encore un peu des pieds sur le chemin boueux et me sépare de ma cape. La porte du manoir se referme derrière moi. Je débarrasse mes bottes de la terre et monte en silence dans mes appartements. On a déposé à mon attention le journal du soir sur mon bureau. C'est son titre qui me saute aux yeux.
" Ce mystère, je m'en souviens."
C'est ma phrase. C'est celle par laquelle je commençais chacun de mes discours. Et juste en dessous, en plus petit, se tient la phrase que j'ai tant redouté de voir depuis que je suis ici :
" La prisonnière inconnue, enfermée depuis des temps immémoriaux dans le donjon de la Tour Noire, s'est évadée. Un de ses anciens complices nous révèle la vérité sur celle que l'on appelle la Plus grande criminelle de tous les temps."
Je ne peux m'empêcher de déplier le journal et de me plonger dans la lecture de mon histoire.
" C'est une information exclusive que nous ne devions pas publier dans cette édition, mais nous pensons qu'il vaut mieux informer nos lecteurs le plus tôt possible du danger qu'ils courent. Ci-dessous se trouve le témoignage du Premier Conseiller du Roi, le Duc Ezekiel de Longtamps, qui a marché aux côtés de cette ignoble personne, pour mieux nous la livrer.
J'ai appris avec stupeur ce qui était arrivé. Alors que nous nous mettons enfin en marche vers le futur, cette sorcière de malheur parvient à s'échapper. Vous avez forcément entendu parler de la Révolution des Couleurs, et de son chef, le Gris. Eh bien, voilà que celle qui menait autrefois cette opération de destruction refait surface. Après cinq siècles d'enfermement, préparez-vous à faire face à la plus grande tempête de tous les temps. Cette femme est dangereuse, plus que n'importe quelle autre personne. C'est une Immuable, dont les idées ravageuses tuent plus violemment que nos armes. Ses combattants sont acquis à sa cause depuis des générations. Ne vous laissez pas berner par les histoires qu'elle raconte, au fond, elle est comme tous les hommes. Elle est assoiffée de sang, de combats, sa route est recouverte de cadavres qui sont aussi bien ceux de ses amis que ceux de ses ennemis, et chacun de ses mots vous pousse à la croire, alors qu'elle vous ment sans scrupules. J'ai été à ses côtés, mais je dois bien le dire, si je me suis détourné d'elle, c'est parce qu'elle m'effraie. Il y a un éclat meurtrier dans ses yeux verts qui ne vous échappera pas. Elle est démoniaque, et ceux qui la soutiennent sont des fous qu'elle a à ses pieds comme des chiens. Méfiez-vous d'elle et de sa meute de loups assoiffés de sang, elle ne fera qu'une bouchée de vous !
Il a eu la grande amabilité de nous donner son signalement. D'après lui, c'est une des dernières Immuables, donc si vous pensez l'avoir vue, appelez les autorités compétentes. Elle serait de taille moyenne, une chevelure brune mi longue et des yeux verts brillants, mais ne vous laissez pas emporter par son portrait flatteur, elle est toujours suivie par un de ses serviteurs, souvent caché sous une cape colorée. Nous vous le rapellons encore une fois, mais si vous pensez la reconnaître, appelez la garde ou faîtes au moins un signe à quelqu'un pour qu'on appelle l'armée et qu'on prévienne le Roi. N'agissez pas seuls."
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