Chapitre 9 - Noir
Je l'ai fait. L'opération Papillon est lancée. Les éditeurs chez qui j'ai envoyé les domestiques sont revenus avec un grand sourire pour m'annoncer le succès de la phase de lancement. J'ai demandé à ce qu'on lâche les colombes. Elles ne sont pas messagères, elles sont simplement le symbole du changement. Je veux que partout où elles laisseront tomber leurs plumes, nos alliés se relèvent et décident de se battre. Je veux que chaque espace survolé soit libéré de cette défaillance. Je veux que le monde sur lequel je pose les yeux soit capable de voir en quoi il est faux. Je ne demande pas à ce qu'on revienne en arrière, non, c'est uniquement ma faute si la situation n’a pas changé. Ce que je veux, c'est que les peuples ouvrent les yeux sur leur misère. Il ne suffit pas d'être riche et puissant, au service d'un homme couronné pour être heureux. Il ne suffit pas d'être un petit paysan qui laboure des terres au fin fond du pays pour être malheureux.
Je n'ai jamais été ni l'une ni l'autre, et pourtant j'ai ressenti plus de choses que le chevalier qui se terre sous son armure ou le Roi qui siège sur son trône doré. J'ai plus vécu qu'aucun paysan enrôlé de force pour une bataille dont il sait qu'il ne verra pas la fin. J'ai vécu bien trop longtemps pour que ce quoi que ce soit puisse me détruire alors qu'un rien peut tuer un homme.
Il ne me reste plus qu'à attendre les premières réactions. La presse en parlera forcément, et j'espère qu'une réaction de la famille royale me permettra de me faire une idée plus précise de sa position. Je ne sais pas encore quand les manuscrits seront prêts à être vendus, mais je sens déjà que l'atmosphère s'est alourdie, comme si le ciel lui-même savait que quelque chose se préparait.
Pour la première fois depuis que je suis arrivée, je me sens mal. Les murs autour de moi m'étouffent, et j'ai beau ouvrir les fenêtres ou sortir dans le jardin, j'ai toujours l'impression que mon cœur va exploser. C'est peut-être une des rares fois où mon plan risque d'échouer parce que je n'ai pas réussi à le lancer. Si j'échoue cette fois-ci, je n'aurais plus qu'à me jeter dans les bras de l'ennemi en espérant qu'il parvienne à me tuer, parce que j'aurais épuisé toutes mes chances de parvenir à mes fins. J'ai probablement peu de solutions de repli. En fait, je pense même que je n'ai plus le choix. Je viens de me jeter du haut d'une falaise, sans savoir si elle finit dans l'eau ou si ce sont des lames de pierre qui m'accueilleront.
Malgré tout, ces années d'enfermement m'ont au moins permis de réfléchir à la raison pour laquelle mes actes n'ont pas fait l'unanimité. L'obscurité a plus d'effets bénéfiques qu'on peut le croire. Elle fait oublier les apparences. La beauté n'a plus aucun intérêt, seuls restent les actes et les paroles. Et c'est au travers de mes actes que j'ai compris pourquoi certains ont préféré me trahir plutôt que de rester à mes côtés. J'ai trop combattu. J'ai trop mis l'accent sur ce que je cherchais à détruire, et pas assez sur ce que je voulais construire. J'ai trop voulu avancer, marcher vers l'avenir, et j'en ai perdu ceux qui me suivaient de loin, ceux qui pensaient au passé.
Cette fois-ci, je permettrais à tous ceux qui le voudront de me suivre à leur rythme. Je ne ferais pas l'erreur de les abandonner. Je les accompagnerais jusqu'au bout, jusqu'au bout du monde, pour que personne ne se perde, pour que personne ne quitte des yeux la lumière que nous émettons. Cette fois-ci, c'est moi qui fermerai la marche. Je serais la dernière. Et si quelqu'un doit rejeter mes idées et ceux qui me suivent plus violemment que je ne le pensais, je n'hésiterais pas à les protéger, même si je dois être enfermée pour cinq cent ans de plus !
« Tout va bien, Maîtresse ? »
Je sursaute. Une des domestiques me regarde bizarrement. Il faut bien avouer qu'il y a de quoi. Je viens de frapper un grand coup dans le mur de droite, tout en restant immobile, devant une porte grande ouverte. Je hoche la tête et tourne les talons. Je ne peux pas vraiment sortir du manoir simplement pour prendre l'air, même je prendrais bien le risque, malgré le regard que fixe mon amour sur ma nuque. Je sais bien, je voudrais pouvoir vivre comme avant, aller me promener sur le marché et sentir les produits frais, discuter avec les commerçants et leurs clients. Je rêve de retrouver le temps d'avant, où je pouvais marcher dans la rue sans craindre qu'on ne me reconnaisse, et ressentir cette vie, bouillonnante, qui nous rend ivre d'amour pour ces gens que nous ne connaissons pas encore.
Cette privation a généré un besoin irrépressible. Je ne peux plus me contenter de vivre cachée dans ce manoir, malgré toutes les bonnes âmes qu'il protège. Je ne supporte plus la pression de ces murs qui m'entourent, comme une forteresse. Qui protègent-ils ? Une criminelle, une femme dangereuse, mais pas par ses idées, non, par ses actes. Est-ce que me terrer ici, ce n'est pas imiter en tout point l'attitude protectionniste des Souverains ? J'ai comme l'impression d'être en tort. C'est comme si c'était de ma faute, depuis le début.
Je m'empare d'un manteau et l'enfile. Il ne fait pas vraiment beau dehors, c'est la saison des pluies. Personne ne me considèrera comme une personne suspecte. Je rabats la capuche sur mon visage et avance. Je descends les marches du perron, et m'avance dans l'allée, un peu tremblante. Je tente de me convaincre, vainement, que je ne fais rien de mal, mais je ne renonce pas. Arrivée à l'entrée du bourg, je sens un poids dont je n'avais pas conscience auparavant disparaître. Je respire enfin. En un instant, je suis passée d'ancienne au regard posé sur le sol à jeune femme dans la fleur de l'âge qui visite pour la première fois.
Et puis je me referme soudain. En m'ouvrant, j'ai ressenti toute la défaillance de la ville. En passant outre ma peur et mes inquiétudes, je me rends compte que c'est tout ce qui cause le malaise des habitants. Ce n'est pas ici que je pourrais revivre mon passé. Cependant, s'il y a bien un endroit où il sera facile de voir l'impact de ma révolution, ce sera ici. Je me rappelle ce que disait mon amour. Une ville simple et belle. Une belle pierre brillante au milieu d'un ruisseau. Soudain, le contraste me frappe de plein fouet. Avant, ces murs étaient recouverts de plantes grimpantes. Avant, des amoureux s'embrassaient sur ces bancs. Avant, les jours de marché, on n'entendait même plus le vent souffler tant les gens riaient et échangeaient. Maintenant, les gens foncent dans les rues, tête baissée, en laissant traîner leur regard sur les pierres usées. Les murs sont gris, couturés de cicatrices. De larges failles s'étendent parfois d'un bout à l'autre des maisons. Le silence règne. Et cela me fait mal. Mon cœur saigne de ne plus entendre de rires, de ne plus croiser les regards des passants, et de ne voir que la pierre et le fer tout autour de lui. Et pourtant, je le sais, je ne devrais pas regarder en arrière. On ne peut pas tout arrêter pour revenir dans le passé et tout changer. C'est un comble pour une créature qui a tant vécu, qui a tout donné pour avancer, de se retourner et de voir le chemin parcouru en se disant que finalement, c'était mieux avant...
Annotations
Versions