Chapitre 22 - Blanc
" Nous vous offrons tout, du couronnement aux terres, des conseillers aux créatures. Et vous en ferez bon usage, c'est certain ! Venez avec nous, vous devez être reconnue par tous les peuples ! Ils vont vous accepter, ils vont vous adorer, vous serez comme leur Déesse !
- Mais je ne veux pas être leur Déesse ! Je n'ai rien fait qui puisse me donner le droit de gouverner ! Et je ne veux pas gouverner ! Je n'en suis pas capable, et même si je l'étais, c'est impensable ! Je serai la Reine du monde pour l'éternité !
- C'est ce que vous vouliez, non ?
- Non !
- Eh bien, c'est ce que vous méritez ! Ce sont de sages paroles, que vous avez écrites. Toutes ces années d'existence n'ont été pour vous qu'une bénédiction. Toutes ces vies que vous avez vues naître et disparaître sont l'origine d'une sagesse que l'être humain, à cause de la brève vie qu'on lui a attribué au début des temps, ne peut pas atteindre. Vous devez régner. Si vous ne le faites pas, vous souffrirez de voir les hommes se déchirer et s'entretuer. Moi, je vous le dis, c'est pour votre bien que vous devez administrer le monde.
- L'Immuabilité n'est pas un don. Ce que vous voyez comme une bénédiction, c'est le fait d'être incapable de mourir quelles que soient les circonstances, mais un Immortel fait aussi bien que moi. C'est impensable de ne même pas pouvoir mettre fin à ses jours lorsqu'on est au bord de l'abîme. Et le pire reste à venir. Vous n'avez jamais vu le fond du gouffre du désespoir. Moi, si. En cinq cents ans, j'ai eu mille fois l'occasion d'en explorer les ténèbres à la recherche de l'espoir.
- Et pourtant, vous avez retrouvé espoir. C'est ce qui fait de vous une personne bien meilleure que la plupart des hommes sur cette terre, et nous ne faisons pas exception à la règle. Nous avons pris ce qu'on nous donnait parce que nous nous croyions à la hauteur. Mais arrivés sur ces trônes de malheur, nous n'avons pas pu rester raisonnables, impartiaux, royaux. Nous avons sombré, comme nos prédécesseurs, dans la luxure, la dépravation et la suffisance. Nous nous sommes en quelque sorte corrompus nous-même. À force de céder à nos envies, à nos caprices, à force de ne pas recevoir de remontrances, nous nous sommes avilis, nous sommes devenus de grands enfants gâtés. N'importe quelle nature se serait détruite face à notre traitement. Je crois que c'est là le plus grand problème.
- On vous gâte, on vous choie, mais on ne vous gronde pas, on ne vous est que plus agréable encore. Vous avez raison. Il faut que je réforme ça. Peut-être que cela signera enfin, je l'espère, la fin de mon temps.
- La fin de votre temps ? Est-ce que c'est vraiment tout ce à quoi vous aspirez ?
- De temps à autre, oui... Mais cette vie continue. Je serai forte, je n'ai plus le choix.
- Si vous ne voulez pas que l'homme détruise le monde, il faut que vous le guidiez."
Nous sortons de la salle en silence. Dans les escaliers, le cheval m'a attendue. Il a l'air en mauvaise posture, et je le vois mal descendre les escaliers en marche arrière. Je demande aux douze de se pousser pour qu'il parvienne à entrer dans la salle et faire demi-tour. C'est lorsqu'il passe devant moi qu'il me semble le reconnaître. Le poil noir, comme les ténèbres dans lesquelles j'ai été plongée si longtemps, et les yeux brûlants, brillants, rouges et gris, les braises et leurs cendres, je n'en doute pas. Mais il se tourne vers moi, et je peux constater que ce n'est pas uniquement les ténèbres qui possèdent cette créature. Ses jambes et son corps, de l'autre côté, sont immaculées. Sa crinière se divise, et sa queue semble coupée en deux. Visiblement, plus que les Rois du Monde, ce sont les Diables et les Dieux qui m'ont choisie.
" Il est temps d'y aller. La presse nous attend, Helen Mithra."
Je hoche la tête. C'est un cauchemar. Je marche là, entourée d'hommes, mais je suis seule. Je crois bien que même dans ma tour, je n'ai jamais été aussi seule. Peut-être même que c'est la première fois de toute mon existence que je me sens aussi seule. C'est probablement parce que je ne peux plus compter que sur moi-même. C'est également parce que je n'ai pas d'autre choix que de faire ce qui me paraissait être, il y a quelques minutes encore, la plus grosse erreur de ma vie. Je me suis peut-être bien laissé emporter par ses mots. C'est exactement ça. Je me suis laissé faire parce que, après ce que m'a dit ce Roi, je me suis dit qu'il fallait bien que quelqu'un le fasse.
La pièce dans laquelle nous entrons est déjà presque envahie. Douze sièges sont alignés, face à une foule que je qualifierais presque d'hystérique, au vu de leurs actes. Ils se sont jetés sur nous à peine la porte ouverte, nous hurlant des questions que nous ne comprenions pas, dans le brouhaha, et bougeant tellement qu'on aurait aussi bien pu les prendre pour une marée humaine. Les Douze s'asseyent, et moi, je reste debout, derrière eux. Ils me font signe, au contraire, de m'approcher, et de me placer devant eux. Progressivement, le silence se fait, jusqu'à ce qu'un murmure le brise.
" Elle correspond tout à fait à la description que le Marquis en avait fait... "
Aussitôt, tout me semble exploser. Des cris retentissent, certains pleurent. Je ne comprends pas pourquoi. Et puis, petit à petit, je parviens à saisir quelques mots. Une prise d'otages. Ils pensent que j'ai pris les Douze Rois en otage. Effectivement, c'est ce qui paraît le plus plausible, au vu de la situation, mais le principal pour le moment, c'est d'en reprendre le contrôle.
" Mesdames et messieurs, du calme je vous prie."
J'ai parlé calmement. Je n'ai pas élevé la voix. Je ne voulais pas les effrayer. Bon, eh bien ça n'a pas marché, mais au moins, j'ai le silence.
" Ceci n'est pas une prise d'otage, ils sont ici, et moi de même, par notre volonté. Mais je ne peux pas expliquer moi-même ce qui leur a pris. Je ne peux vous dire qu'une chose, j'en suis aussi surprise que vous."
Ils se rasseyent, se taisent, et nous fixent. Les Rois s'éclaircissent la gorge, échangent des regards, mais ne disent rien. Mal à l'aise, devant cette foule qui se fiche un peu des autres et me détaille, je ne peux m'empêcher de me tordre les mains. Je leur fais signe plusieurs fois, mais ils s'obstinent à rester silencieux. Je finis par me retourner. Ils lèvent les yeux vers moi, avec leur regard innocent. Je m'impatiente.
" Bon, vous voulez le leur dire ou pas ?"
Ils continuent leur manège. Eh bien, si je dois aller jusqu'à les menacer...
" Si vous restez muets, je m'en vais, et je vous souhaite bien du courage pour me retrouver."
Ils se mettent brusquement à parler tous en même temps, jusqu'à ce que celui du milieu les calme et dévoile enfin leur volonté.
" Nous allons faire d'elle l'héritière de toutes nos terres. Elle va, dès demain, prendre les rênes du monde. Parce que c'est elle qui a écrit ce livre, judicieusement appelé Révolution."
Et, bien évidemment, pour la troisième fois en moins de cinq minutes, la foule semble exploser. Les questions fusent de toutes parts, et c'est comme s'ils se battaient pour qu'on leur réponde.
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