Chapitre 3 - Passe Mortelle
Kyos arrangea la bretelle de son sac, vérifia que son trident pendait à sa taille et quitta la confortable chambre du palais atlante. Son rapport avait été fidèle à la réalité et il s'étonnait toujours des ordres qui en suivaient. Il devait accompagner la princesse et ce Sperys Camb en Sylvaréna, rassembler plus d'informations sur lui, guetter le moindre comportement proscrit. S'attaquer à la régente d'Atlantide devait être délicat sans preuve solide d'une trahison ou d'une mise en danger de son peuple.
Il retrouva Nalya aux portes de la ville. Elle avait troqué sa tiare, ses robes et jupes volumineuses contre un pantalon blanc fluide et un chemisier irisé qui mettaient en valeur sa poitrine menue et sa taille fine. Le soldat la contempla d'un œil admiratif ; quoi qu'elle portait, elle conservait cette grâce féminine. L'épée courte dans son dos l'agrémentait d'un côté fort et dangereux. Son cœur manqua un battement à son sourire. Était-ce de la tendresse ? Pensait-elle qu'il n'avait rien dit à la Surface ?
Ils traversèrent la forêt d'algues entourant la cité en direction de l'est. Il ne fut pas surpris de voir Faerys au point de rendez-vous, il était évident qu'il connaissait Sperys. La clef à son cou attira son attention, il l'avait remarquée hier et il jurait qu'elle avait un air de déjà-vu. Il ne parvenait à mettre le doigt dessus, en résultait de la frustration. Le nérite ne tarda pas à les rejoindre, une dague accrochée à sa cuisse, une tenue souple, pratique. Il lui jeta un regard pétillant d'amusement qui eut le don de lui faire serrer les poings dans son dos. Ce calmar ne lui inspirait pas confiance et il était bien trop ravi d'avoir piqué la curiosité de Nalya sur cette affaire de maladie. Et sa présence ne le dérangeait pas alors qu'il ne doutait pas qu'il était un espion de Falside.
Leur quatuor suivit alors le sentier de l'aventure. La poitrine de la princesse se serrait à mesure qu'elle s'éloignait de sa cité natale. Elle n'avait jamais été plus loin que la Surface ou le champ de fumeurs. Et elle n'en avait eu que pour quelques heures. Aujourd'hui, son départ était pour plusieurs jours. Ou semaines. Elle avait désigné un régent de confiance en son absence, un ministre qui avait servi ses parents toute sa vie. La cité était entre de bonnes mains.
L'aube chassait peu à peu la pénombre, elle découvrait les fonds sableux et mouvants de l'océan. Sperys les guida jusqu'au réseau de tubes à courants. Une sorte d'autoroute sous-marine.
Heureusement, une sortie se trouvait non loin d'Atlantide et Falside, tout juste trente minutes de nage à cent kilomètres par heure. Une queue se formait à l'entrée des tubes, des panneaux garnis de bactéries lumineuses indiquaient les directions : Ouest, mer Glacies, Frigilus, Sud, Sylvaréna... De l'autre côté, des aquaïens sortaient régulièrement des tubes. Il s'agissait d'un grand carrefour. Ils se rangèrent dans la bonne file, la jeune femme observait le fonctionnement des tubes avec émerveillement et une pointe de crainte. Les marchandises et les voyageurs se chargeaient dans les tubes, glissaient deux perles communes dans le compteur puis de l'eau était aspirée sur les côtés du tube, poussant son contenu vers sa destination. Cela paraissait violent mais elle trépignait. Leur tour vint vite grâce à la fluidité des marchands habitués de ces canaux. Ils se glissèrent dans le tube, Sperys paya deux perles et tout devint flou. Les bulles, crées par la force du courant, les chatouillaient, la vitesse secouait leurs organes. Ils parcoururent près de deux-mille kilomètres en deux heures. Ils ressortirent à l'orée de la Sylvaréna. Les frontières entre les mers devaient se traverser à la nage pour éviter les mélanges de températures et de salinités, une loi actée par Falside peu après la création de ces réseaux de tubes.
Le détroit se déployait devant eux. Au-dessus de leur tête, les cargos, chalutiers et autres navires projetaient leur silhouette sombre sur eux. Sperys saisit des filtres en forme de torque dans son sac et en équipa la princesse. Elle n'avait jamais vu ce drôle d'objet mais elle ne protesta pas. Tous les voyageurs autour d'eux en portaient. Faerys foudroyait sa sœur du regard tout en s'assurant que le sien protégeait bien ses branchies.
« Je vous déconseille de le retirer si vous ne souhaitez pas tomber malade, et ne mangez rien non plus. Nous nous restaurerons en surface. Mais nous avons encore de la nage avant la prochaine ville, nous devrions nous joindre à une caravane. »
Les pirates affectionnaient particulièrement les détroits et canaux où ils pouvaient s'embusquer et attaquer aquaïens et humains. Ces lieux de passages promettaient un butin précieux. Le quatuor s'ajouta à la procession de marchands de la mer Glacies, Sperys salua une femme imposante par sa taille et les dessins en contraste noir et blanc sur son visage. Elle arborait un sourire pointu, son accent du Grand Nord aurait eu de quoi rappeler une matrone russe à un humain. Très vite, le fil de la discussion échappa aux trois derniers, ils s'étaient mis à parler nordien. Malgré l'abondance de cités autarciques, les langues aquaïennes restaient peu nombreuses. Une par océan ou grande mer, avec, bien entendu, des accents et expressions propres à chaque cité. La langue officielle était celle de Falside, toutes les lois internationales se rédigeaient dans cette langue et elle était la seule apprise aux aquaïens en dehors de celle de leur cité. Langue natale de Nalya et Faerys, être exclus de la conversation était une expérience désagréable. Kyos avait oublié la sienne à l'académie mais l'habitude du peu d'informations données par ses supérieurs l'aidait à patienter.
Les messes basses, les tons fermes, les regards préoccupés laissaient entendre un échange sérieux. Ils reconnurent des bribes : abysses, princesse, Falside... Des miettes inutiles. Faerys tritura sa clef du bout des doigts, ses pensées absorbaient son attention. Nalya fronçait les sourcils pour déceler la moindre information, elle n'appréciait pas d'être dans le flou. Elle se laissait guider à l'aveugle par ce nérite mystérieux. Son instinct hurlait de se méfier mais sa raison savait qu'il ne mentait pas. Pourquoi porter des filtres s'il n'y avait aucun danger bactériologique ?
Les voix se turent à l'approche du passage le plus étroit du détroit. Les négociants et escortes serraient les rangs, leurs yeux surveillaient le moindre relief des parois étriquées. Un coupe-gorge. La main sur le pommeau de son trident, Kyos approcha de Nalya pour la protéger d'une éventuelle attaque, ce qui ne manqua pas de lui faire lever les yeux au ciel. Elle avait appris à se battre, comme tout aquaïen. Elle se tenait prête à dégainer.
Soudainement, un flash aveuglant brouilla leur vue, les obligeant à se protéger les yeux d'une main. Des aquaïens apparurent de nulle part, équipés de lunettes rondes aux verres épais et teintés. Ils arboraient des pièces d'armure de toute provenances aux couleurs de leur groupe de hors-la-loi. Les pirates étaient, pour la plupart, des apatrides bannis de leur cité. Sperys jura, esquivant un coup de harpon qui se ficha dans les marchandises derrière lui. Il attrapa la corde et tira d'un coup sec pour attirer le pirate à l'autre bout. Il ficha sa dague dans son ventre et lui prit ses lunettes qu'il enfila aussitôt. L'eau claire se teinta de rouge qui ne tarda pas à attirer des requins bleus. Faerys para le gant en coque d'oursin d'un geste fluide et sec sur la droite puis brandit son poignard pour contre-attaquer. Les égratignures qui en résultèrent passèrent inaperçues. Kyos déploya le manche de son trident, le fit tournoyer et l'enfonça dans le torse d'un pirate. Il ne pouvait s'empêcher de garder un œil sur la princesse qui se débrouillait pourtant bien sans lui. C'était sa première bataille mais elle était bien formée. Nalya ne souhaitait pas tuer ses congénères ; elle les repoussait, parait, les blessait à peine. Vains efforts quand ses compagnons de voyage abattaient sans scrupules ces mêmes pirates. Un nouvel éclat de lumière explosa près de Faerys, le privant de la vue.
« Requins ! »
Diminué, les cris mêlés des brigands et des négociants aggravèrent sa désorientation. Il fut bousculé par les aquaïens qui se cachèrent avec précipitation le long des parois du détroit. Les coupures sur son avant-bras droit lui collaient une cible. Sperys le remarqua alors qu'il allait se mettre à l'abri. Il avisa un squale nageant à grande vitesse vers le prince, la gueule béante, et ne pensa pas deux fois. L'adrénaline décupla ses réflexes. Il ramassa une boule luisante d'un liquide bleu clair contenu à l'intérieur sur le cadavre d'un ennemi. Trois ondulations puissantes et il enroula son bras autour de Faerys, lui cachant le visage dans son cou, puis dégoupilla la grenade à lumière. Le flash obligea le requin à dévier sa trajectoire. Mais il était loin d'être le seul venu au festin. D'autres s'attaquaient aux blessés qui n'avaient pas de refuge suffisamment étriqué contre les mâchoires d'acier de ces prédateurs.
Le voile blanc qui couvrait la vue du prince se dissipa en formes abstraites et colorées. Cramponné à son amant qui fuyait en direction d'une crevasse dans la roche, il distingua la silhouette menaçante à leurs trousses. Son corps trembla, son cœur se serra, sa respiration se coupa et il crut mourir lorsque les rangées de dents acérées manquèrent de lui arracher la jambe. Sa vision s'assombrit accompagnée d'un ralentissement net. Sperys était parvenu à les mettre en sécurité. L'adrénaline quitta son corps aussitôt qu'il se sentit en sécurité ; ses muscles se relâchèrent. Un soupir de gratitude lui échappa alors qu'il s'adossait à la paroi. Sperys l'inspecta dans la pénombre. Grâce à sa vie dans les abysses, la moindre lueur lui permettait de voir clair. Il manipula son bras avec précautions, il vérifiait la gravité de ses blessures sommes toutes bégnines. Faerys cicatriserait vite.
« Comment vont tes yeux ?
— C'est toujours flou, mais de moins en moins... Désolé, je n'ai pas assuré.
— Pour une première fois avec les pirates, si. Je ne m'attendais pas à ce qu'ils usent de cette technique si près de la surface. C'est plus efficace dans les abysses. »
L'œil pétillant de Sperys fit sursauter son cœur, un éclat de chaleur qui le rendit fier. Il devrait s'inquiéter que son amant s'amusât de cet instant mais cette personnalité nonchalante le séduisait. Le coin de ses lèvres se redressa malgré lui et il rassembla ses forces, prêt à repartir.
Malheureusement, ils ne pourraient pas repartir par la crevasse tant que les requins patrouillaient. Sperys se tourna vers la galerie qui se poursuivait au sein du continent. Le repère des pirates. Ils avancèrent côte à côte, l'oreille tendue, leur lame en main. Les premières minutes furent silencieuses outre leurs expirations frémissantes. Vinrent des éclairages muraux pour guider leurs pas jusqu'à un réseau de salles communes recelant de cargaisons dérobées. Des chuchotements les avertirent de la présence des brigands rescapés de l'attaque. Ils se dissimulèrent derrière une rangée de tonneaux et espionnèrent. Une vingtaine d'aquaïens s'amassait autour d'une table hydroélectrique.
Le capitaine, penché sur les plans de leurs galeries, distribuait ses directives pour protéger leur repaire et capturer les réfugiés. Il se démarquait par un manteau blanc, structuré au col et aux épaules et long. Il le portait ouvert sur une chemise usée et d'un rouge délavé. Un trou rapiécé sur le ventre, cerclé d'une auréole marronâtre. Faerys envisageait déjà un plan pour trouver et prévenir Nalya et Kyos avant les hors-la-loi, cependant, la nonchalance du nérite le prit de court. Sperys se leva simplement et avança vers le chef des pirates.
« Vous n'êtes pas faciles à trouver. Normal, je suppose, pour des aquaïens déracinés. J'espère que vous pouvez communiquer avec les autres équipages car j'ai un message pour vous tous.
— Pour qui te prends-tu, demanda le capitaine décontenancé.
— Sperys, juste une escorte de marchands qui porte la voix des aquaïens. Contrairement à Falside. »
Sa curiosité fut piquée au vif. Cet énergumène avait intérêt à présenter une proposition solide ou il le jetterait aux requins. Faerys sortit de sa cachette et se joignit à l'auditoire captivé. Les mains voguant, le ton houleux, le regard ancré ; il expliqua son rôle dans les actes de résistance de villes abyssales, son but de rallier des cités de plaines continentales, son objectif de forcer la Surface à défendre leurs intérêts ou à disparaître. Il exprima les diverses souffrances auxquelles se confrontaient leur espèce de par le monde. Son discours s'adressait à chaque aquaïen soucieux de l'avenir de leur civilisation.
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