Chapitre 16 - Appel Marin
A son rythme, Sperys suivait deux militaires humains. Lorsqu’un de ses gardiens avait tenté de le forcer à accélérer le pas, il lui avait froidement cassé la jambe. Il l’aurait égorgé si ses tentacules n’étaient pas enveloppés dans des gaines de carbone. Depuis, aucun autre soldat n’osait le presser et il prenait un malin plaisir à prendre tout son temps. Il donnait des miettes aux scientifiques et généraux qui l’analysaient, ce qui le protégeait des représailles.
Une douce mélancolie l’habitait depuis son arrivée ici. Une part de lui se résignait à terminer sa vie en cobaye.
Les couloirs de la base se ressemblaient tous, une voix lui soufflait que l’Académie était aussi impersonnelle que cet endroit. De toute façon, ses déplacements se cantonnait dans un triangle entre sa cellule, le laboratoire et la salle d’interrogatoire. Cette dernière était sa destination du jour. Le général habituel accompagné de son traducteur en grec ancien. Le calmar prit place, d’apparence détendue afin de ne pas offrir un sentiment de domination aux humains. Les traits tirés du militaire lui suggérèrent une nouvelle grave. Pour lui ou pour eux, il saurait vite. Le silence régna une dizaine de secondes pendant lesquelles chaque partie attendait le premier pas de l’autre. Le Général Rosier céda le premier. Il soupira, se pencha sur la table et poussa un dossier à la couverture marron clair vers lui.
Sperys jaugea la pochette. Il prit une inspiration et l’ouvrit. Elle contenait trois photos et ce qui ressemblait à un rapport dans une langue qu’il lui restait inconnue. Dès la première photo, son cœur s’affola. Faerys ! Faerys vivait encore ! Il prit la photographie avec délicatesse. La qualité, plutôt mauvaise, ne lui laissait pourtant aucun doute. Ses doigts suivirent la courbe d’un bras de la pieuvre alors que ses lèvres s’étiraient en un tendre sourire incontrôlé. Sa volonté de résistance trouva un second souffle. Il s’intéressa au décor afin de se faire une idée du contexte. Le métal, la pénombre brisée par la pâle luminosité, le sol grillagé. Ils lui rappelèrent les sous-marins ou les navires de guerre récents. Comme le submersible qui longeait son appartement.
Il pouvait sentir le lourd regard de ses antagonistes, ils attendaient qu’il termina d’examiner les photographies. Le calmar prit le second cliché. Cette fois, il reconnut Nalya. Et quelle surprise ! La princesse, l’innocente et pacifiste princesse qui menaçait un humain de son trident. Le trident de sa lignée. Une étincelle anima ses pupilles, la fierté que son amant avait poursuivi le combat sans lui. Sans l’attendre, sans savoir où il était, s’il vivait encore. Et l’escapade de la princesse à Isilde n’avait pas été inutile non plus.
Il s’intéressa alors à la dernière photo. Une bouffée d’adrénaline gonfla dans son thorax, lui donna envie d’exploser de joie. Ce sentiment de victoire jouissif. Le moindre de ses muscles frémissait dans la retenue. Inutile de paraître suspect. La résolution du dernier cliché, meilleure, lui permettait d’apprécier les moindres détails de la molaire cariée qui fendait les eaux. Falside était à la merci de la puissance de feu des humains. Il ne suffisait plus que d’une petite poussée pour la réduire en cendres.
Le calmar colossal reposa les photographies et releva les yeux vers le militaire et son traducteur. Il ne pouvait dissimuler son rictus de satisfaction. Le général parla dans sa langue aux mots accentués sur la fin. Il lui semblait avoir compris que ce dialecte s’appelait français. L’interprète prit la parole à son tour.
« Que signifie cette attaque sur l’un de nos sous-marin ? Quel but de nous donner les coordonnées de ce lieu ?
— Une invitation, suggéra-t-il d’un ton taquin, votre tête serait le présent diplomatique. »
Il profita du temps de traduction pour scruter le militaire dont les traits crispés soulignaient une veine pulsante à sa tempe grise. Signe que sa réponse ne le faisait pas autant rire que lui. En même temps, il plaisantait à moitié. Les aquaïens réclameraient des têtes humaines. La voix rauque du général brisa le silence, suivie de l’interprète.
« Avez-vous la moindre influence sur votre espèce ?
***
Le couronnement. Enfin. Nalya ajusta sa robe dans le miroir. L'ouvrage de Faerys était parfait et elle se sentait honorée de le porter. Nettoyée des algues qui envahissaient immanquablement toute surface, elle révélait sa splendide teinte rouge qui soulignait ses écailles vertes. La jeune femme se sourit dans le miroir. Pour la première fois, succéder à son père ne la culpabilisait pas. Maturité ou inconscience, peu importait. Son discours rodé, chaque mouvement répété pour le jour J, elle était parée.
Elle se préparait dans la suite royale où vivaient ses parents. Face au miroir en pied, sa maternité ne laissait aucune place au doute. Elle imaginait sa mère lui tourner autour pour la tirer à quatre épingles comme elle le faisait plus jeune. La princesse ne prêtait pas autant attention à sa garde-robe que la reine ou bien Faerys. Elle leur enviait cette complicité autrefois. Leurs échanges passionnés autour de telle mode venue d'ailleurs ou de telle tenue peu seyante. Un sujet inépuisable et haut en couleurs pour eux.
Avec un discret soupir de nostalgie mêlée de dépit, la jeune femme prit la couronne de son père. Protégé dans un coffret de bois consolidée de métal placé sur la commode, le symbole du pouvoir Atlante s'associait à la perfection avec le trident des Magnalja. Le même métal ciselé bien qu’orné de perles noires et bien rondes. Elle caressa l’objet du bout des doigts, aujourd’hui, elle ne lui semblait plus trop grande pour elle.
Dans le miroir, un détail attira son attention. Un petit objet coincé entre les reliefs du lit en coquille de bénitier. Elle reposa la couronne et approcha de la couche pour le déloger. Il était couvert d’algues, comme le reste de la pièce dont la princesse avait interdit l’accès suite à la crémation. Elle n’avait voulu voir personne dedans jusqu’à ce qu’elle se sente capable de la débarrasser elle-même. Elle frotta la surface de l’objet. Une grosse éprouvette de cinq centimètres de diamètre. Le sas hermétique de l’embout suggérait qu’il s’insérait dans un diffuseur. Elle fronça les sourcils, un doute s’insinua dans son cœur. Ses parents auraient été empoisonnés dans la quiétude de leur chambre et de la nuit…
Voilà qui réduisait la liste des suspects. Drastiquement. Les employés nocturnes du palais et les résidents. Elle n’aurait jamais soupçonné le traître si proche. Les gardes de nuits étaient les soldats de confiance, la gouvernante engagée pendant le règne de son grand-père, le conseiller de son père. Elle devait prévenir son frère.
Elle s’engouffra dans le couloir et rejoignit la chambre de Faerys. Sans réponse après trois coups tapés, elle entrouvrit la porte. Déserte, la pièce chaleureuse goûtait le secret. Le mannequin, désormais à nu, projetait sa silhouette sur le sol. De toutes les tentatives de son frère pour trouver sa passion, elle se souviendrait toujours de sa première création.
***
Nalya récitait sa leçon sur l’histoire de la cité sous le règne de Byalya IV, assise au bureau de son père. Cette reine avait créé l’hôpital publique de la cité, une merveilleuse avancée, juste et équitable pour le peuple à une époque d’essor de la médecine. L’adolescente admirait cette souveraine visionnaire, car la clinique historique d’Atlantide existait encore plus de huit-cents ans après sa naissance. Elle s’était même étoffée d’un département de recherches et agrandie avec le temps. Si bien que personne ne remettait en question son existence.
Alors qu’elle entamait sa tirade sur les traités majeurs de son règne, son petit frère fit irruption à grands renforts d’appels de leur père. Le roi fronça les sourcils, évidemment mécontent de l’impolitesse de son cadet. Néanmoins, il ne s’offusqua pas ; Faerys ne lui laissa pas le temps. L’enfant posa son ouvrage sur le bureau, à son âge, il se fichait bien des papiers ennuyeux des adultes. L’amas de tissus évoquait une cape ou un manteau à la jeune fille qui croisa les jambes avec élégance, l’air supérieur. Son frère réclamait l’attention de ses parents dès qu’il le pouvait. Elle ne se rendait pas compte que ses parents s’occupaient plus d’elle que de lui.
Le roi écouta les explications du petit garçon. En même temps, il détaillait les coutures maladroites du vêtement translucide. Sertie de trois chainettes argentées qui reliaient des morceaux d’une petite tortue en métal, la cape bleue claire restait sobre et seyait au caractère du souverain. Le jeune Faerys avait passé des heures sur ce premier essai, son épouse avait dû l’arracher à son travail pour les repas et le houspiller pour le mettre au lit. Le roi était impressionné du résultat malgré ses défauts. Le garçon y avait mis tout son cœur.
Les yeux du jeune Faerys brillaient de joie alors que son père enfilait la cape. Cette dernière, coupée court car le garçonnet n'avait pas prévu l'ourlet, arborait tout de même un élégant tombé sur la carrure d'ancien sportif du roi d'Atlantide.
Dans son coin, Nalya jalousait son frère. Elle jalousait qu'il trouva une activité qui faisait battre son coeur de pur bonheur alors qu'elle était bien maladroite de ses mains. La caresse de leur géniteur sur la tête du cadet la força à baisser le regard. Elle enviait aussi cette relation sans attentes, ces moments partagés alors que celle qu'elle entretenait avec ses parents pouvait être qualifier de professionnelle.
Pourtant, le plaisir évident de son frère lui arracha un sourire de tendresse. Elle lui souhaitait cet état d'esprit pour toute sa vie.
***
Surprise qu'il ne soit pas en train en train de se pouponner, la princesse décida de l'attendre. Elle avait encore du temps avant la cérémonie et courir les couloirs du palais à sa recherche risquait d'être contre-productif alors qu'il ne manquerait pas de venir s'assurer une dernière fois qu'il était parfait. Nalya s'assit sur le lit de son frère et fit tourner sa trouvaille entre ses doigts fins. Un soupir lui échappa. Peut-être qu'elle se montait la tête. Peut-être qu'il ne s'agissait que d'un tube à essais perdu par l'un des innombrables médecins engagés pour soigner ses parents. De quand datait le dernier ménage dans la suite royale ? Le tueur avait-il continué de les empoisonner alors qu'ils étaient déjà malades ? Avec les récents évènements, elle avait oublié d'enquêter sur le tueur et elle s'emportait sûrement sur ce simple… objet. Elle se refusait à désigner un traître parmi le personnel de nuit.
Pourtant, il n'y avait rien d'inscrit sur ce tube en verre. Rien de gravé non plus. Les produits médicaux possédaient normalement tous un code et une date de fabrication. Une convention bien utile pour la traçabilité, un des actes sensés de Falside. La jeune femme tourna et retourna de nouveau le récipient, comme pour se rassurer. Se persuader qu'elle ne risquait pas la mort dans son sommeil. Que son frère ne risquait pas la mort de la main d'un traître.
Faerys rentra dans sa chambre, un cauri percé à la main. Il avait trouvé le petit coquillage marbré en urgence pour remplacer celui qui avait disparu de sa tenue. Il devait vraiment mieux arrêter son fil. Son coeur se figea face à sa soeur. Que faisait-elle dans ses appartements ?! Son regard tomba sur la fiole entre ses mains et ce fut sa respiration qui se coupa. Il blanchit, hésita sur l'attitude a adopter puis opta pour son habituelle nonchalance.
« Tu as un souci avec ta robe ?
— Non, j'ai trouvé ça dans la suite royale. Il n'y a pas de marquage dessus. »
Faerys déglutit. Ce début de piste était déjà bien trop dangereux, il devait lui subtiliser afin qu'elle oubliât cet indice. Il prit le tube, fit mine de l’analyser pendant qu’il préparait sa prochaine réplique.
« Je ne suis pas certain qu’on puisse en tirer quelque chose de plus… »
La jeune femme, déçue, baissa les yeux. Même si elle savait que ce maigre espoir ne conduirait pas au coupable, le regard neuf de son cadet aurait pu ouvrir une piste supplémentaire. Faerys vit sa victoire s’envoler lorsqu’elle reprit l’éprouvette pour la contempler.
« C’est forcément le personnel de nuit… Nous devrions rechercher de ce côté-là. Juste pour nous assurer que ce ne sont pas eux.
— Nalya… Ils sont de nuit car nous leur faisons une confiance absolue… Ne cours pas après cette impasse. »
Il tenta de reprendre la fiole, sa sœur le repoussa et se leva pour lui faire face de toute sa hauteur. Ses sourcils froncés, ses pupilles brûlantes et ses lèvres pincées trahissaient sa méfiance. Le poulpe lutta pour ne pas se recroqueviller, au contraire, il redressa les épaules dans cette attitude rebelle qu’il avait élaborée au fil des années.
« Tu sais quelque chose. Pourquoi tu me prends pour une idiote ?! »
Tant d’émotions s’entrechoquaient en elle. Au point qu’elle ignorait elle-même comment elle réagirait dans le cas où son cadet aurait la moindre implication dans la mort de leurs parents. Leurs regards s’affrontèrent de longues secondes, aucun ne céda.
« … Tu as fait entrer Sperys ici ? C’est lui ?! Il te l’a demandé ?!
— Je ne l’ai pas fait pour lui ! Cesses de croire que je suis toujours le bébé collé à tes talons ! »
Poussé par l’élan, le jeune homme se leva sans songer à son aveu. Les larmes retenues de sa sœur apaisèrent toute sa rage. Il détourna la tête, incapable de supporter la trahison sur le visage de sa sœur.
« Je l’ai fait car ils ne se seraient pas dressés contre Falside. Et notre espèce n’a plus le temps… »
Le jeune homme se mordit la lèvre comme si cette violence l’aidait à retenir ses propres sanglots. Peu importait la gravité de ses aveux, son fardeau venait de s’évaporer. Son acte, aussi nobles les motivations furent-elles, lui avait coûté. Empoisonner ses propres parents, durant des mois, juste pour orienter sa sœur sur la piste. La culpabilité, la solitude. Il venait de les évacuer. Il ne regrettait pas, il avait fait son devoir. Peu importait la suite, il était libre.
« Gardes…
— Nalya…
— Gardes ! »
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