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Chère mère… Que pourrais-je bien te raconter ? À vrai dire, c'est le néant, un trou noir incommensurable. À court de mots… d’une phrase même succincte… à court de tout…
Énora réfléchit à voix haute, seule dans sa librairie qui fait office de salon de thé. Ghislaine ne s’est pas encore présentée, chargée de douces et colorées pâtisseries toutes aussi appétissantes les unes que les autres. Christian, son mari et elle-même possèdent la Boulangerie-pâtisserie deux rues plus loin.
Énora sort les petites tables et chaises extérieures en fer blanc. Elle retourne d’un geste assuré la pancarte sur Ouvert, le petit sourire aux lèvres. Au Plus Bel Endroit du monde est dès lors chaleureusement accessible au public.
La devanture est en bois, avec un vernis incolore satiné que la commerçante ravive chaque année. Des pots de fleurs en terre cuite ornent l’entrée. Tous les étés, de majestueux rosiers grimpants font une révérence au panneau de bois blanc gravé de noir Au Plus Bel Endroit du monde. Leurs subtiles et agréables senteurs chatouillent délicatement les narines des passants. Le commerce de la jeune femme se trouve à l’entrée du centre-ville, près des stationnements, ce qui favorise l’arrêt et le passage fréquent de la clientèle.
Énora a réussi à se faire connaitre, à être appréciée, tout en matérialisant l’une de ses phrases favorites : « une pause s’impose » qui est à adopter et à savourer au quotidien. Une pause-thé, une pause-café accompagnée de pâtisseries très alléchantes. Y ajouter un sourire affable parsemé de gentillesse, mélanger le tout et hop ! Un petit bonheur du jour, une félicité simple. De surcroît, les lecteurs passionnés ou occasionnels aiment déambuler dans cet endroit attrayant et séduisant. Après tout, Au plus bel endroit du monde doit tenir la promesse d’un pur moment de détente, un instant de pause afin de se recentrer auprès d’une tasse de boisson chaude. Lorsque les plus curieux posent la fameuse question « Pourquoi avoir nommé votre commerce ainsi ? », elle répond que le titre du livre Le plus bel endroit du monde est ici de Francesc Miralles et Care Santos l’a inspirée. Les plus cyniques n’adhèrent pas, « c’est gnangnan » … qu’importe ! D’autres ne prêtent guère attention à ce détail, la propreté des lieux les intéresse bien plus. Et puis, certains souriront aux petites remontrances de la jeune femme : « Un bonjour avec le sourire, le plus beau vêtement du visage » taquine-t-elle gentiment la clientèle mal réveillée, bougonne avant le deuxième ou voire, le troisième café du matin. Bon, honnêtement, pour certains, il faudrait penser à une perfusion !
Ses voisins sont monsieur chaussures ou bien encore, madame bijoux et plus loin, mesdames savons. Ainsi les nomme Énora. Une sorte de « pays des bisounours » revisité. Les choses simples sont rassurantes.
Alexandre dépose sa trottinette électrique tout près de la devanture, vérifie les quelques appels et courriels reçus durant son court trajet et se hâte pour son rendez-vous petit café du matin.
— Salut, la plus belle ! Un petit café ?
— Salut ! Pour toi, je présume ? demande-t-elle en laissant échapper un large sourire.
— Bien sûr madame thé ! Je m’en charge, mais où sont donc les petites douceurs ? dit-il en s’avançant vers les machines à boissons chaudes.
Énora n’affectionne pas le café et pourtant elle a investi dans du matériel haut de gamme, une machine pour toutes sortes de café d’une grande marque réputée. Le café en grains est très apprécié, certaines personnes peuvent être exigeantes. La commerçante désire contenter une large clientèle.
Des thés et infusions en vrac garnissent les étagères : du thé blanc, du thé vert, du thé noir, du rooibos et du maté de différents parfums offrent une large sélection qu’Énora met également en vente.
— Bonjour la joyeuse troupe ! s’exclame Ghislaine, les bras chargés de boîtes bien remplies aux odeurs à se damner.
— Ah ! Voilà les succulentes doses pour mon cholestérol ! s’extasie Alexandre en allant la débarrasser des paquets encombrants. Salut, tu vas bien ?
— Comme un début de semaine sous le soleil. Impeccable ! Allez, j’y retourne ou Christian va faire son grincheux.
— Hop là ! Mon bisou de la journée ! ajoute Énora en s’avançant vers elle. Merci et bonne matinée ! (Elle se tourne ensuite vers Alex.) Hé ! Bas les pattes ! Laisse-moi faire ton café.
— À vos ordres, s’exclame-t-il en lui tirant la langue. Tu sais, je crois que j’ai la crise de la trentaine, ça y est, ou alors celle de la quarantaine, bien en avance.
— Voilà autre chose, le taquine-t-elle. Si tu t’ennuies, je peux éventuellement te proposer des occupations, cela t’empêchera de te créer des crises existentielles…
— Si, si, je t’assure. Trente-cinq balais, célibataire, c’est la loose. Même ce terme doit être obsolète. Ils le disent comment les jeunes aujourd’hui ?
— Oh là, quel drame ! Ô Rage ! Ô désespoir ! Ah oui, c’est certain, un très bon job que tu affectionnes, un appartement divin dont tu es l’heureux propriétaire, mais quelle triste vie ! Tiens ! Mange du chocolat, c’est le doudou médicament de l’âme, lui propose-t-elle en lui tendant une boîte.
— Il n’y a que toi qui dis ça, très chère. C’est pour déculpabiliser, non ? s’amuse-t-il. Et… bien placé Pierre Corneille, affirme-t-il avec un clin d’œil.
— Certainement, et alors ? lance-t-elle en haussant les épaules.
— Qu’est-ce qui ne va pas chez toi ? La tablette de chocolat entre tes mains indique un malaise, non ? De toute façon, je n’aime plus le chocolat.
— Pfff. (Elle lève les yeux au ciel.) Une vie sans chocolat, c’est comme une bonne raclette sans fromage ! se renfrogne-t-elle.
Trois adolescents entrent, euphoriques, dans la librairie.
— Bonjour Énora ! C’est pour le dernier livre commandé par le prof de français s’il vous plaît.
— Bonjour ! Oui, j’ai ce qu’il vous faut. La Bête humaine d’Émile Zola. Je vais vous chercher cela, deux petites minutes.
— À plus Énora ! Je dois y aller, bisous ! clame Alex.
— Bisous ! lui répond-elle.
Ouf ! Sauvée par le gong !
Après avoir servi les jeunes du lycée voisin, elle se remémore l’appel. Ce coup de téléphone qui porte bien son nom, « un coup » de téléphone, puisque par la suite, ce sont toutes ses émotions qui sont en alerte maximale. Un coup sur la tête, un coup de poing… Mince, elle n’en a plus entendu parler depuis des années, tout cela est loin derrière elle, loin, loin, derrière, tout au fond, au plus profond des océans, enfoncé dans les entrailles du non-retour. Énora qui a découvert un soleil radieux en ouvrant ses volets le matin même ne se doutait pas que la journée allait se charger en seulement deux minutes de nuages noirs, épais, menaçants…
— Madame Le Guichard Énora ? Bonjour, je suis Julie, infirmière à l’Hôpital de Montauban. Vous êtes bien la fille de madame Goncalves Marie-Manuelle ?
— Bonjour, oui… (Énora installe un silence éphémère, elle commence à trembler, à ressentir des sueurs.) Mais non! reprend-elle, effarée. Non !
L’infirmière marque une pause confuse.
— Je viens vous informer que l’état de santé de votre maman… continue l’infirmière.
Mais Énora n’entend plus. Le mot maman a fait disjoncter la capacité d’écoute de la commerçante. Court-circuit. Les fils se sont touchés.
— Énora… Énora ! Je peux vous appeler Énora ? insiste son interlocutrice avec douceur.
Énora raccroche. Elle s’assoit, les yeux hagards. Qu’a donc expliqué cette femme ? Qui est-elle déjà ? Elle a prononcé quelque chose, mais quoi ? Elle ne s’en souvient pas. Elle a fait de cet instant, un moment fugace, car insignifiant. Du moins, elle essaie de toutes ses forces de s’en convaincre. Une myriade d’émotions ingérables se bousculent en elle. Un long instant passe ainsi, sans paroles, sans gémissement ni soupir.
La joyeuse animation au-dehors s’introduit alors dans la librairie et la sort de ses pensées tourmentées, affolées. Elle inspire et expire doucement.
Allez, il y a eu bien pire ! Tout va bien. Inspire, expire…
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