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Ghislaine arrive en même temps qu’Énora, et comme chaque matin, la même habitude, les bras chargés de ses pâtisseries. Elles sont toutes deux vêtues de jolies robes fleuries accompagnées de nu-pieds. Les boucles brunes d’Énora suivent ses mouvements. Son maquillage est appliqué avec goût, elle veille avec assiduité à accorder son maquillage à ses vêtements.

— Coucou, toi ! (La libraire l’aperçoit et note la difficulté qu’elle éprouve à porter son fardeau.) Je me hâte, je t’ouvre, ajoute-t-elle en fouillant dans son sac à main à la recherche de ses clefs. Tu vas bien ?

— Salut ! Ben dis donc, panne de réveil ce matin ? Rares sont les fois où tu n’es pas déjà en train d’astiquer ta boutique sous le rythme entraînant de la radio ! plaisante son amie.

— Moi je fais ça ? répond Énora l’air malicieux. Un petit thé ?

— Avec grand plaisir, j’ai un peu de temps, euh… plutôt un café s’il te plaît. Tiens, je te pose tout ceci ici.

Elle dépose ses jolies boîtes colorées sur le comptoir avec précaution. Énora s’emploie à servir deux clients matinaux et prépare en même temps le café de son amie.

— Tiens, voilà pour toi.

Elle lui tend le café accompagné d’un petit chocolat et s’installe en face d’elle, devant la porte d’entrée de sa boutique. Ghislaine a choisi des fauteuils beiges en simili cuir avec des coussins dorés. Ils ont la réputation d’être possessifs avec les clients, ils ne les laissent pas repartir de sitôt. Lorsqu’on s’y assoit, on ne peut plus repartir. Le moelleux des coussins est-il envoûtant ? Les murs du commerce sont-ils ensorcelants ? Ou bien est-ce la petite fée Énora qui agite sa baguette magique pour apaiser, rendre sa clientèle sereine afin d’affronter les adversités extérieures ? Qu’importe, ces lieux ont leurs secrets bien-être, mieux-être, c’est certain.

— Merci Choupette, dit Ghislaine en prenant la tasse entre ses mains, l’air curieux. Allez, raconte-moi !

— Que je te raconte quoi ? répond-elle, l’air perplexe.

— Un homme se cache-t-il dans le fait que tu sois à la bourre ? (Elle l’examine.)

— Oh, franchement ! C’est la seule cause que tu aies trouvée ? rétorque-t-elle en soupirant et levant les yeux au ciel.

— Je suis ton amie et je serais tellement heureuse de te voir te remettre en selle.

— Hmm, je ne suis pas très fan des chevaux et de l’équitation. (Énora laisse un rire franchir la barrière de ses lèvres.) En plus, j’ai le vertige dessus. Eux et moi, tu vois, ce n’est pas l’amour fou.

Elles se mettent à rire aux éclats.

— Ok, ok, je ne dis plus rien, juste pour aujourd’hui, s’incline son amie avec un clin d’œil.

La sonnette à l’entrée retentit, un couple d’une cinquantaine d’années entre.

— Le devoir m’appelle… ne bouge pas, je reviens ! s’exclame Énora.

Ghislaine s’installe bien plus en profondeur dans le fauteuil, les deux bras tendus de chaque côté, calés sur les coussins. Mmm quelques secondes de détente...

Quelques minutes plus tard, après avoir emballé avec soin des livres avec des papiers brillants et des petits nœuds assortis, la libraire reprend sa place sur le siège auprès de son amie, une tasse de thé à la main, à la menthe, l’une de ses boissons chaudes préférées. Elle souffle lentement dessus.

— Tu vois qui est madame savon, la plus jeune des deux ? lui demande-t-elle. Les cheveux châtains, courts, avec des mèches blondes ?

— Oui, c’est Perrine, répond Ghislaine avec le sourire, c’est vrai que tu identifies les gens à sa profession ou aux objets et produits qu’ils vendent.

— Exact ! s’exclame-t-elle avec satisfaction. Loin de moi l’idée d’être un brin suffisant, j’aime bien me démarquer sans doute… Bref ! Voici une petite histoire qui va rejoindre la mienne. (Elle marque une pause, boit une gorgée dans sa tasse.) Tu vois, quoi qu’elle fasse, célibataire, ou en couple, elle est blâmée. Lorsqu’elle est seule, son entourage veille à vouloir la caser. Elle est sollicitée de toute part afin de lui dénicher le prince charmant. Quand ses histoires d’amour tournent mal, elle est jugée parce qu’elle les enchaîne les unes après les autres. De quoi je me mêle ? En ce moment, elle est lassée d’être assaillie contre sa volonté. Elle est trop réprouvée, les cancans vont bon train. Honnêtement… ces gens-là n’ont pas le droit de s’occuper de la vie des autres ! Qu’ils s’occupent de la leur ! Ça m’agace à un point !

Énora s’exaspère et s’emballe.

— Elle souhaite seulement trouver l’amour, reprend-elle. Pour cela, hélas, connaitre des échecs en ayant le droit d’avancer à son rythme. Prendre son temps.

Devant le regard interloqué de son amie, elle lui sourit.

— La comparaison n’est pas très juste, je l’avoue. Je suis désolée si je t’ai froissée, ajoute Énora.

— C’est moi qui te fais des excuses, commente la femme du boulanger, d'un air navré. Je t’ai écoutée et je m’en veux. J’étais présente aux premières loges quand tu as pris la décision de mettre fin à ton mariage. L'appel téléphonique, la révélation… mais quelle gourde ! C’est à toi de choisir quand, où, comment…

— Ça va, ne t’inquiète pas, rit Énora. Être commerçante c’est parfois porter la casquette de psychologue, hein ? Et puis, surtout, ce n’est pas très gentil ni respectueux de ma part de relater la vie des autres à des fins personnelles.

La libraire pince ses lèvres, songeuse.

— Cela fait prendre conscience bien au contraire que tout le monde devrait d’abord balayer devant sa porte. Tu es la gentillesse incarnée Énora, bon, je ne dis pas cela pour gonfler ton égo, hein ! Tu ne fais rien pour faire du mal. Même si, en ce qui concerne certains spécimens, c’est quand tu veux, je te prête main forte avec joie, plaisante-t-elle.

La commerçante se relève, guillerette, afin de servir les clients. Les échanges avec son amie sont souvent très riches, apportent de la douceur. Ghislaine la connait probablement par cœur. Elle reste assise quelques minutes, fixe sa tasse à café, joue avec la petite cuillère dans sa main droite. Ses bracelets s’entrechoquent, elle se laisse glisser lentement dans ses pensées.

*

**

Énora se donnait corps et âme pour la reprise de ce commerce depuis plus de trois ans. Mme Martinez, l’ancienne locataire des lieux, avait cédé son bail pour rejoindre son mari muté en Polynésie. C’était seulement un salon de thé à l’époque. Énora y travaillait auparavant en tant que serveuse. Puis, elle avait effectué toutes les démarches auprès de la chambre des métiers, rencontré le propriétaire du local, avait fourni les documents qu’il lui avait réclamés.

Elle s’était constitué une trésorerie pour démarrer sa nouvelle activité. Ses extras bien épargnés, sans avoir partagé ce petit secret avec son époux, Ray, lui garantissaient cette possibilité. Elle avait assuré la viabilité de son projet, sa future activité durant de très longs mois.

Ils avaient toujours eu les comptes bancaires chacun de leur côté, dans des enseignes différentes. Son ex-mari avait eu cette exigence et ce n'était pas plus mal. La rupture conventionnelle acceptée par son ancien patron lui avait apporté également une sécurité pour se lancer.

Du salon de thé déjà en place, elle rêvait d’y ajouter également une petite librairie, tout était noté et en règle auprès de la chambre des métiers.

Elle a le souvenir de l’avoir aidée à prendre les mesures dans le local pour l’y intégrer. Madame Martinez croyait aux changements qu’apporterait la jeune femme, le propriétaire était enthousiaste à l’idée d’y trouver ses prochaines idées de lecture. Ghislaine tentait de lui remonter le moral à chaque fois qu’un doute venait la parasiter, lui noircir le tableau, lui faire croire que l’aventure était bien trop incertaine.

Son ex-mari, quant à lui, l'avait laissée faire. Il avait convoité, ou plutôt, non, il avait exigé avec une fausse délicatesse, avec des manigances et des coups bas, une confortable place dans le commerce de sa femme. Il avait désiré devenir le serveur du salon de thé. Son chômage allait prendre fin, il ne voulait pas reprendre la route en tant que chauffeur, il lui fallait un plan B… à moins qu’il en fût déjà au plan F ; quoi qu’il en soit, ses plans construits sur des promesses fallacieuses n’aboutissaient guère.

Il y avait au moins une chose que Christian et elle-même n'avaient jamais pu lui reprocher : c’était qu’il ne touchait jamais directement aux comptes d’Énora, et elle ne devait pas toucher aux siens. Il profitait seulement des factures qu’elle réglait en temps et en heure, toujours, et des courses alimentaires, consciencieusement gérées. Pourquoi faire plus lorsque tout était déjà fait ?

Mais hélas, son papa était monté au ciel cette même année, c’était l’année la plus rude pour son amie. Le notaire l’avait contactée concernant l’assurance vie de son père. Son espèce de mari était aux anges.

— Ça va aider pour le commerce, c’est le point positif, avait-il clamé.

Énora, si peinée, ne savait pas, ne savait plus quoi rétorquer. Quelques jours après, sa voiture l'avait lâchée, elle aussi. Sa banquière lui avait conseillée de faire un crédit automobile, garder ses économies et son héritage pour son futur commerce. Concernant l’assurance, c’était également un plus. Et hop ! Encore des papiers !

« La facilité engendre la médiocrité, les difficultés : la magnificence », avait dit Énora.

Cela lui importait donc peu.

Enfin, il y avait eu ce jour, ou elles avaient prévu un après-midi shopping et collation gourmande, l’un n'allait jamais sans l’autre. Énora avait besoin de se détendre. Ghislaine avait trouvé son amie en larmes, un appel téléphonique avait éprouvé la libraire.

Elle avait déposé son dossier de prêt à son nom de jeune fille uniquement. Elle avait bien pris en compte les conseils de Christian et avait commencé à se protéger. Étant donné qu’elle était mariée sous le régime de la communauté, elle avait du fournir également les relevés de comptes de monsieur. Ils avaient toujours eu les comptes bancaires dans deux enseignes différentes. Il se servait régulièrement de son chéquier personnel, elle l’avait vu faire… rien ne pouvait prévoir ce qui allait être démasqué. Des dettes, il en avait eu en abondance, Énora avait développé le syndrome de la peur de la boîte aux lettres - la femme du boulanger l’avait nommé ainsi. Des lettres recommandées avec accusé de réception, des appels des huissiers…

Et puis il y avait eu cet appel-là : « Votre époux est fiché, interdit de prêt, il n’a pas remboursé son prêt contracté chez nous il y a quelques années. Il avait disparu de la circulation, nous devons mettre en pause votre dossier. »

Son amie était dévastée. Le pire étant que son cher mari avait d’abord tout nié en boucle, puis, il avait bafouillé que ce n’était pas sa faute, qu’il avait juste oublié son crédit.

« D’ailleurs, ce n’était jamais sa faute, non, jamais ! Monsieur parfait, parfait pervers narcissique oui ! Qui de normalement constitué pouvait oublier le fait d’avoir contracté un prêt auprès d’une banque, y clôturer ses comptes et continuer à vivre comme si de rien n’était ? » Ghislaine, à ce jour, n’a toujours pas trouvé la réponse.

Ceci avait été la goutte d’eau qui avait fait déborder le vase, la frasque de trop, qui l’avait poussée à franchir la porte du cabinet d’avocat.

« Quel sale type ! » avait pensé Ghislaine.

Mais au fond, elle était rassurée qu’elle puisse enfin se sortir de cette situation toxique.

« Les personnes hypersensibles sont la proie préférée des pervers narcissiques. » avait-elle lu quelque part.

C’était réel. La banque avait heureusement relancé sa demande de prêt à son nom seul, navrée de ce qui lui arrivait, comprenant que leur cliente était loin de connaitre celui qu’elle avait épousé. De surcroît, c’était une personne sans souci depuis de nombreuses années, elle ne méritait pas d’endosser les fardeaux d’un mari menteur. Elle pouvait donc également acquérir sa petite voiture, recherchée et négociée soigneusement par son meilleur ami, ce qui lui avait valu une petite crise de la part de Ray. Celui-ci se sentait en infériorité vis-à-vis d’Alex et jalousait le fait que sa femme puisse demander à quelqu’un d’autre de l’aider à trouver une nouvelle voiture.

Le notaire chez lequel elle avait signé son contrat de bail pour son salon de thé, lui avait assuré que son mari, futur ex, n’avait aucun droit concernant son héritage, ses biens lui étaient propres.

Elle avait demandé un divorce à l’amiable, il n’y avait ni enfants ni biens en commun, une simple formalité. Il n’avait pas rechigné, un divorce pour faute aurait fait plus de bruits, même si réellement c’en était un. Les mensonges qui engagent la sécurité financière du couple peuvent être condamnés.

Elle avait pu tourner la dernière page du livre, elle l'avait terminé. Énora pouvait se permettre d'en commencer un tout nouveau.

Il avait été le plus gros délateur que Ghislaine et Christian eussent connu, celui qui pestait sans cesse envers et contre tout… l’hôpital qui se moque de la charité. Il devait être dépourvu de conscience ou bien sans doute, ne pas posséder de miroirs.

*

**

Ghislaine pince les lèvres, fronce les sourcils, en se remémorant tout cela. Elle balaie des yeux le commerce de son amie.

Elle a réussi, elle s’est relevée, je suis si fière d’elle. Elle est la fille que j’aurais voulue aimer avoir.

Elle se lève pour l’embrasser.

— Je me sauve ma belle, à demain !

— Merci, à demain, ajoute Énora en lui souriant tout en portant cafés et infusions vers les tables.

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