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Énora s’installe sur son petit balcon dans un fauteuil confortable extérieur. Elle y ajoute cependant des coussins moelleux afin de rendre cet espace nettement plus douillet. La météo est d’humeur clémente, elle invite ainsi à profiter de ces belles et douces journées. Une tasse posée sur la petite table en fer forgé avec une infusion de menthe fraîche, alliée à la rose délicate, invite à la détente. Spike, son chat siamois ramené de la SPA, aime se lover à ses pieds.
Hélas, Énora perçoit son esprit tourmenté. Les souvenirs de son enfance remontent à la surface, elle pensait en être guérie, être désormais assez forte sur le plan émotionnel pour ne plus se retrouver déstabilisée par les souffrances antérieures. Le passé est passé et doit rester à sa place, dans le chapitre "hier". Ceci n’est que théorique. La jeune femme est bien consciente que les angoisses, les peines, ne doivent pas être refoulées, ni enfouies. Si elle avait pu les recouvrir de coton, les parsemer de paillettes avec un parfum de lavande antistress, elle l’aurait fait, afin de les déposséder de leur noirceur, les rendre plus agréables, plus acceptables. Faire semblant de les annihiler ne fonctionne pas. C’est comme si de petites souris s’amusaient à grignoter petit à petit son énergie vitale, sa force.
Don Miguel Ruiz a écrit dans Les quatre accords toltèques : « Votre parole est de la magie pure et son mauvais usage de la magie noire. La parole est si puissante qu’un seul mot peut changer une vie ou détruire l’existence de millions de personnes. » La commerçante feuillette ce livre qu’elle a lu une bonne trentaine de fois.
Énora resonge à une conversation, un monologue plutôt, que répétait souvent sa mère. Elle l’a nommée depuis des années : la génitrice, elle ne peut plus entendre le mot « mère », encore moins le prononcer. Elle fronce les sourcils.
— Marielle, tu te souviens ? La mère de ta copine Olympe de l’école primaire, elle travaille dans une boutique de vêtements, tu te rends compte, elle n’a jamais bossé avant et elle est entrée directement dans une grande chaîne de luxe. Elle doit avoir le bras long ! Non ? avait demandé Marie-Manuelle sans se soucier d’avoir une quelconque réponse. Ah ! si je n’avais pas épousé ton père, je serais hôtesse d’accueil d’un grand hôtel, je parlais si bien anglais ! (Elle fulminait.) Mais tu étais en route, il fallait se marier et être mère au foyer… toutes mes études en Angleterre en tant que fille au pair, pour rien! Mon anglais était bien appris, j’aurais eu une très bonne place maintenant, je ne serais pas là à faire des ménages. Mais je suis tombée enceinte... Ah ! Si c’était à refaire…
Les profonds regrets de Marie-Manuelle se déversaient telles les grandes marées autour du Mont-Saint-Michel.
— Bien sûr que je t’ai modifié en droitière, c’est mal vu d’être gaucher. Dès l'enfance, plus vite c’est corrigé, mieux ça fonctionne. Tu es mieux en droitière… avait-elle craché, présomptueuse.
La jeune femme se rappelle qu’elle n’écoutait plus, le mode protection s’activait face à ces paroles effroyables qui devenaient, à force d’itérations, des maux de l’âme.
Court-circuit…
Elle se débranchait, le souffle court.
Elle secoue la tête de gauche à droite, son corps parcouru de picotements. Elle lève sa tasse près de ses lèvres.
— Tchin à toi ! J’ai gâché ta vie par ma naissance … tu as admirablement bousillé la mienne durant toutes ces années, nous sommes quittes, santé ! Ton inimitié ne peut plus me toucher.
Elle vide sa tasse en essayant d’évacuer les ressentiments éprouvés.
Je suis un accident, j’étais non désirée. Je n’ai pas de place, je gêne.
Avec l’aide d’un hypnothérapeute, elle a revu ces scènes douloureuses. Elle a dû se plonger dans des souvenirs pénibles et elle a dû réconforter la jeune fille qu’elle était, la prendre dans ses bras et lui dire « ça va aller, ça va aller, tiens bon, ça va aller ».
Elle a certes un autre regard désormais sur la situation, mais la question « pourquoi ma mère m’a-t-elle toujours détestée ? » reste présente. Parfois, il lui arrive de visualiser des scènes passées, elle s'imagine à l’âge adulte et lui dit les yeux dans les yeux « maintenant, j’ai plus de trente ans, essaie un peu, essaie … »
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