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Depuis le désagréable appel téléphonique reçu de la part de l’infirmière, Énora ressasse des souvenirs bien malencontreux. Son spray Rescue, le mélange de cinq fleurs de Bach pour lâcher prise au quotidien, est épuisé. Elle met toute son énergie dans son travail. Faire semblant que tout va bien lorsque les démons intérieurs, ces vieux démons, hurlent dans l’obscurité, est devenu durant de nombreuses années, ou plutôt, depuis toujours, une pratique incontournable. Avec aisance, elle enfile le masque de « la vie est belle et merveilleuse, tout va admirablement bien » en deux petites secondes.

*

**

Elle avait dix-huit ans…

— Ta copine, la Sonia, tu la vois tous les jours au lycée et elle t’appelle tous les soirs. Pourquoi faire ? C’est du grand n’importe quoi ! Tu devrais faire des études de psychologue pour t’occuper de tout le monde.

Les mains de sa mère volaient, la droite, la gauche, d'une manière intarissable. Énora fermait les yeux à la recherche, dans la pénombre, d’une étincelle d’apaisement, d’une porte de secours.

— Et le petit ami maintenant, pff, dix-huit ans, ce n’est pas un peu jeune pour fréquenter un garçon ? Il est bizarre en plus avec ses pantalons larges. La Sonia tu l’as nourrie la dernière fois… et une boîte de raviolis en moins, tu n’as même pas demandé la permission… Tu as tellement de chances d’avoir des amis qui t’ont fêté ton anniversaire, quelle chance, moi je n’ai pas ça…

— Arrête, arrête ! avait crié Énora en se cachant le visage afin de parer les coups. Je ne fais rien de mal… je m’en vais…

Elle avait rampé vers la porte d’entrée…

Suis-je bien habillée, chaussée ? Je dois partir, vite… partir …

La mère agrippée à ses cheveux hurlait toujours autant en enchaînant un ballet de pirouettes de claques. La main sur la poignée, Énora l'avait ouverte et avait réussi à s'extirper tant bien que mal.

Bien des années plus tard, Walt Disney triomphait avec son titre La Reine des neiges. La chanson tirée de ce dessin animé devenue culte aurait admirablement convenu à cet instant précis. « Libérée, délivrée ! »

Seulement Énora avait omis le fait que Vincent devait venir la récupérer cet après-midi même. Sur le trajet de l’allégement des émotions, elle prenait la décision de se rendre chez son oncle et sa tante.

Oh Vincent ! Il va tomber nez à nez avec ma mère !

Son désarroi manquait de l’étouffer. Les craintes mêlées de larmes l’aveuglaient.

Il a dit qu’il m’aimait, il comprendra mes explications. Lesquelles ? Désolée, ma mère est folle ?

Il l'avait quittée sans aucune discussion. Un travail propre, sans un mot, sans un cri ni une discorde. Que lui avait dit sa mère pour qu’il ait balayé ses paroles tendres prononcées une semaine auparavant, sans le moindre regret ?

"Je t’adore, non, en fait c’est bien plus que ça, je t’aime", lui avait-il avoué.

Lui avait-elle raconté des calomnies ? Avait-il eu peur de cette femme en crise ? Dans tous les cas, dès cet instant, il s’était inscrit aux abonnés absents, il semblait fuir Énora. Le bulldozer Marie-Manuelle avait accompli sa besogne. Ce n’était malheureusement pas les seuls dégâts causés.

Énora donnait des cours de français à la petite voisine du dessous, elle était en classe de CM2. Elle faisait également du baby-sitting. Ses parents lui avaient confié leurs deux enfants lorsque le samedi soir ils ressentaient le besoin d’aller manger au restaurant en tête-à-tête. Les deux enfants se querellaient pour être assis sur le canapé auprès d’Énora, pour regarder la télévision. La fillette avait un petit frère au CP. Énora se positionnait au milieu, ainsi, il n’y avait plus de jaloux.

Marie-Manuelle l’avait récupérée le lendemain soir, après sa crise. Il en était toujours ainsi.

La jeune fille s'était rendue deux jours plus tard à son rendez-vous chez les voisins du dessous pour donner son cours de français. La maman de la fillette lui avait répondu qu’ils n’étaient pas disponibles ce jour-là. Énora avait alors proposé de prendre un autre rendez-vous, mais la voisine avait répondu qu’elle lui téléphonerait plus tard… elle n’avait pas précisé le jour, le mois ainsi que l’année… car il n’y avait plus eu de contact.

Seul le silence prenait place. Ce silence si pesant, omniprésent. En quelques jours, elle avait perdu son petit ami, ses petites activités qui lui rapportaient de l’argent de poche, gagnait de surcroît avec plaisir. Il était gratifiant de voir la fillette brandir ses bonnes notes reçues sur des contrôles. La maman y trouvait de la satisfaction, tel était le but recherché initialement en payant des cours à sa fille. Les enfants semblaient apprécier Énora… et pourtant, la jeune femme était dans un flou total, elle n’arrivait plus à matérialiser ce qu’il se passait. Les jours défilaient sans gaieté ni saveur, elle se sentait si inerte, comme à bout de souffle. Que s’était-il passé ? Tout avait volé en éclats, pour quelle raison ? Le fait de n’avoir aucune réponse était comme un rude châtiment. Les voix de sa mère et d’elle-même - l’une en train de hurler et donner des coups, l’autre en train de pleurer et criant pour s’enfuir - avaient été probablement entendues par les voisins. Ceci aurait-il eu une incidence pour la suite des événements ? Énora ressentait de la honte, un malaise profond, elle désirait des réponses, mais n’avait jamais cherché à provoquer le fait de les recevoir. Elle errait dans un labyrinthe lugubre dépourvu d'issue, nulle fenêtre afin de respirer de l’air nouveau.

La musique était le remède, son exutoire, le doux miel cicatrisant de ces jours noirs sans fin. Armée de son casque audio pour s’isoler ou de ses écouteurs lorsqu’il était question de partager avec des amis. Les chansons étaient enregistrées des heures durant sur des cassettes. De la patience était requise pour cibler, telle une proie, la musique tant désirée sur les stations de radio. Avancer, reculer, caler la musique sans interruption ni publicité afin de créer la cassette parfaite était une tâche accomplie avec passion, assiduité par Énora. Une façon de méditer également et mettre le mental sur « off ».

« Envole-moi, envole-moi… » chantait Jean-Jacques Goldman à ses oreilles, « Je m’en sortirai, je te le jure, à coups de livres, je franchirai tous ces murs ». Jusqu’au jour où elle avait enfin compris qu’elle-même devait s’envoler et arrêter d’attendre un quelconque sauveur. Elle chantait à tue-tête lorsqu’elle était seule et qu’elle pouvait se permettre de monter le son de la mini-chaîne. Elle tentait de réveiller la part d’elle-même enfouie, apeurée, il était grand temps de s’envoler. « Envole-moi, envole-moi... ».

Marie-Manuelle avait toujours déclaré souffrir d'une légère dépression, que ses crises étaient dues à cette maladie. De nombreuses années après, lorsqu’Énora narrait ses douloureux souvenirs à sa psychologue, celle-ci était formelle, tout comme leur médecin traitant, c’était bien plus que cela. Une personne dépressive semble être dans la plupart des cas, épuisée physiquement et psychiquement, avec de la tristesse peinte et ancrée sur son visage. Elle a une perte d’intérêt et de plaisir, ce qui n’était pas le cas, loin de là, du personnage, sa génitrice.

Le médecin traitant qui les avait suivies durant la difficile période du lycée d’Énora, avait même déclaré « Je ne savais plus quoi faire pour cette patiente, cela comportait une maladie psychiatrique avec de gros troubles du comportement que je ne pouvais pas gérer. » Il était possible de parler d’une forme de dépression majeure avec caractéristiques psychotiques, cela n’était qu’une supposition. Aucun membre de la famille n’avait vraiment entendu parler de cette vérité dissimulée par la honte, la crainte, la culpabilité ?

« Avec ce genre de maladie, la personne ne sait pas vraiment qu’elle est malade ».

Cela n’avait jamais vraiment apaisé la jeune fille.

Les secrets sont comme une gangrène qui, elle, en l’absence d’oxygène, se développe. Les tissus du membre touché meurent et se décomposent. Les secrets, eux, se nourrissant majoritairement de peur, de mensonges, ne voient jamais la lumière du jour - comme l’oxygène pour la gangrène - Ils se mettent alors à étouffer la personne, la grignotent peu à peu de toute vie, rongée par ce mal pernicieux.

*

**

De retour à la réalité, elle se masse les tempes, respire profondément. Elle enfile le masque magique de « la vie est belle et merveilleuse, tout va admirablement bien. »

Midi et quart, elle ferme son commerce et se rend à la banque afin de s’approvisionner en pièces de monnaie. Lorsqu’elle a effectué toutes les démarches, elle range précautionneusement les rouleaux de pièces, referme son sac à main orange et se retourne avec précipitation. Elle heurte de plein fouet un homme.

— Non d’un bigorneau ! Oh ! veuillez m’excuser… pardon, je suis navrée ! s’exclame-t-elle affolée en reculant avec hâte.

— Ça va, ne vous inquiétez pas, si je n’étais pas assez réveillé, je le suis à présent. Un bigorneau… répète-t-il avec un ton amusé. (Il la scrute.)

— Pardon. (Elle s'esclaffe.) Excusez-moi encore, dit-elle avec sincérité. (Elle rit encore d'elle-même, de sa maladresse.) Je suis désolée. Bonne journée.

— Merci, bonne journée à vous également.

L’homme l’observe passer les portes d’entrée. Il aurait voulu mettre la scène sur pause. Il se remémore les quelques minutes écoulées et ne peut s’empêcher de sourire.

Une jolie personne singulière…

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