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Alexandre et David s'installent autour d’une petite table près de la caisse d’Énora. Ils se tiennent la main, posées près de leurs tasses. La jeune femme prépare le lait d’or tant apprécié l’hiver, la boisson magique source d’énergie à base de curcuma, de gingembre, de cannelle, de poivre noir, de lait végétal et de miel. Elle le sert jusqu’à la fin du mois de février tout en faisant valoir ses nombreuses vertus chaque année : anti-inflammatoire, très riche en antioxydants, cette boisson stimule le système immunitaire. Le lait d’or réchauffe le corps et l’esprit, sa couleur apporte le soleil qui se retrouve souvent aux abonnés absents durant cette période. Il est un concentré de sérénité dans une tasse, un petit instant cocooning.

Un livreur arrive et dépose des piles de cartons vers l’entrée de la réserve. Ils contiennent les commandes de livres. Énora se hâte de désencombrer l’endroit. Alex se lève pour lui apporter son aide, porte les cartons à l’arrière du salon de thé.

— Voilà, une bonne chose de faite, observe-t-il. Tu veux de l’aide pour les mettre en place ?

— Non, je te remercie, tu es adorable. (Elle jette un coup d’œil vers les clients.) Tu peux t’installer et profiter de ton amoureux. Tu pourras éventuellement me prévenir si quelqu’un a besoin de moi ? Je vais mettre un peu d’ordre ici et je n’entends absolument rien dans mon trou.

— T’inquiètes la mouette, je gère ! ajoute-t-il avec une œillade.

— Merci !

Alex retourne vers la salle quand il aperçoit un visage connu et surtout fort indésiré : un personnage imbu de lui-même, les épaules en arrière, le torse bombé pour faire rentrer le ventre au maximum. Il balaie des yeux avec intensité les salles, admire ou jalouse les décorations. Fort probablement les deux en même temps. Son air suffisant peint sur le visage à l’encre indélébile signe le personnage.

— Raymond ! Que comptes-tu faire ici au juste ? mugit Alex. (Son ton est fulminant, il tente de se contenir vis-à-vis de la clientèle.)

Il barre le passage à celui-ci, la mâchoire crispée. Ray s’est attiré l’inimitié d’Alex.

Il y a environ une année, Ray est venu boire un café et s'est mal comporté en faisant ouvertement des avances à son amie. Il jurait comme un charretier, gloussait à cor et à cri.

Alexandre souhaite éviter cela à Enora, cet homme ne sait pas se tenir. De plus, il est friand de querelles, le commercial le met gentiment à la porte à tous les coups - avec toute la bienveillance requise pour un tel personnage, bien entendu -

— Salut, c’est Ray, tu as oublié ? Ce n’est pas si compliqué, soupire Raymond, son air arrogant collé à son sourire.

— Ouais, c’est pareil, les deux sont moches.

— Ah, je vois ! Je venais juste prendre un café… fait-il l’air pincé.

— Tu ne vois rien du tout et tu te tires expressément, sans jamais, jamais, jamais revenir mettre les pieds ici ! Tu piges ou je te fais un dessin ?

— C’est un lieu public, fanfaronne Ray.

Alex avance vers lui, David, qui suit des yeux la scène depuis le début, se lève. Le comportement inhabituel de son compagnon l'interpelle.

— Fiche le camp ! ordonne Alex, les sales types dans ton genre sont interdits ici.

David se poste près de son ami, en silence, les bras croisés sur la poitrine.

Ray fait la moue et balance sa tête de haut en bas et murmure « Je vois ».

— N’essaie même pas de revenir et encore moins d’y penser. Bien cordialement, adieu définitif Raymond, prévient Alex.

Raymond recule et sort en claquant la porte. Il lui fallait bien faire une sortie un brin théâtrale afin de se faire remarquer un tant soit peu.

Un vieil homme observe la scène, navré. Il sirote une délicieuse infusion en lisant le journal. Quel énergumène mal élevé celui-ci !

Alex doit expliquer qui est cet homme-là à David. Un parasite intestinal pour la santé qui a volé des années de vie à sa meilleure amie, un manipulateur, profiteur qui n’a pas sa place ici, ni de près ni de loin. Il est encore sous pression, tendu comme un arc. Il fait un signe à son ami vers les fauteuils confortables qui se sont libérés. Une fois installé, il étend les bras, les jambes, inspire et expire profondément, bien calé sur les coussins du fauteuil.

— Sa place est à Azkaban à ce détritus… ou un petit, tout petit mignon Avada Kedara… Hmm, non en fait, ce n’est pas bon pour le karma. Un aller simple pour Azkaban alors, gamberge-t-il. Oui, c’est parfait !

— OK, alors, je t’aime beaucoup et j’ai bien compris pourquoi tu ressens tant d’animosité envers ce type, mais…comment te dire… je n’ai rien pigé au sens de tes mots ni dans quelle langue tu les prononces. En tout cas, tu es super sexy dans le rôle de gardien, souligne David.

— Eh ben ! Harry Potter, tu connais, non ?

— Absolument pas.

— Oh ! Quelle tragédie ! plaisante son compagnon, mmh, ça sent le week-end entier Harry Potter ! Tu pourras dès lors parler le même langage que moi.

— Oh chouette ! Secrètement, j’en rêvais… à vrai dire, je ne sais pas trop à quelle sauce je vais être mangé, s’esclaffe-t-il.

— Hey ! Vous voulez autre chose vous deux ? demande Énora, une pile de livres dans les mains.

— Fini ce que tu as à faire, on viendra vers toi ensuite, lui répond David.

La libraire se déplace vers la librairie, range et réorganise quelques piles de livres, l’air léger, joyeux.

— Tu te doutes bien que je ne dirais rien à Énora, je prends le risque qu’elle me houspille par la suite. Avec un simple regard, lorsqu’elle est mécontente, elle te fusille direct, ironise-t-il.

— Tu la protèges comme une petite sœur, c’est touchant.

— Elle est comme ma petite sœur, je la connais depuis le collège. En dehors des cours, on était toujours ensemble au lycée. Pourtant, elle était en générale et moi du côté professionnel, mais elle traversait tous les jours le bahut pour venir manger avec moi.

— Attends, je reviens vers toi, un appel qu’il me faut honorer…

David se lève, accepte l’appel et pousse la porte d'entrée, le téléphone collé à son oreille.

Alexandre repense aux années lycée, à ses débuts dans la vie active…

Énora et son salon de thé, sa librairie… pourtant, la vie à cette époque-là l’avait détournée de ce qu’elle avait désiré étudier : passer son brevet d’études professionnelles, commerce et vente.

En classe de seconde, elle s’ennuyait d’une profondeur immense. Elle ne se sentait pas à sa place. Elle avait donc pris rendez-vous avec son conseiller d’éducation pour envisager un redoublement et commencer une autre seconde de l’autre côté du lycée, une seconde professionnelle.

Ce monsieur n’était autre que l’ami de ses grands-parents maternels. Énora était la première de la famille à aller aussi loin dans les études, ils guettaient ses résultats. Les membres se composaient de quelques fiers personnages qui se complaisaient à étaler uniquement les réussites, le côté le plus glorieux de sa descendance. Elle devait donc passer son baccalauréat, ils savaient qu’elle avait le niveau pour réussir. C’était sans lui demander si elle aimait ce qu’elle étudiait, si tout se passait bien pour elle, naturellement.

Il était tout à fait possible de comparer ses proches à un paon bleu qui fait la magnifique roue pour séduire les femelles. Ils devaient sans aucun doute penser qu’un baccalauréat dans la famille serait une occasion pour s’enorgueillir, un sujet de discussion à vite partager. Tout le monde ne possède pas ce beau plumage ! Cette pression révulsait Énora.

Le conseiller avait poursuivi son discours afin de l’en dissuader en l’informant qu’il était impossible de redoubler et de faire le choix d’une seconde professionnelle. Il lui avait affirmé qu'elle ne serait jamais prioritaire et qu’avec sa moyenne générale - pourtant médiocre aux yeux de la jeune fille - les élèves ne redoublaient pas.

Elle avait déchanté, elle ne voyait pas l’avenir autrement qu’un gros nuage gris bien maussade. La mélancolie lui collait désormais à la peau, le regard sans cesse perdu. Elle se sentait totalement réfrénée, la fin de la seconde avait été une partie fastidieuse avec des journées si longues et mornes.

Au milieu de la terminale, elle avait tout abandonné ; sa génitrice faisait crise sur crise, souvent hospitalisée en psychiatrie, elle s’était séparée de son compagnon une année auparavant. Énora gérait les études, l’appartement où elle vivait avec sa mère, les papiers administratifs, dont les factures, les courses alimentaires.

Elle était bien trop jeune pour porter tout cela, personne n’est adulte à dix-huit ans. À dix-neuf ans, sans doute, pourquoi pas, sauf si le début de la vie d’adulte débute sur les chapeaux de roues. Énora avait été mise à la porte de chez sa mère à cet âge-là, elle était entrée dans la vie active. Choix forcé. Encore une crise d’hystérie paranoïaque de la part de Marie-Manuelle, des cris, des pleurs. De ce fait, elle n'avait plus jamais vécu avec sa mère.

Recueillie par des connaissances, elle avait ensuite pris son premier appartement, acheté ses premiers meubles petit à petit, avait lavé quotidiennement son linge à la main dans sa baignoire. Ses tenues de serveuse devaient être irréprochables.

Elle était mignonne dans ses tenues, sourit-il en y repensant.

Il se souvient de ce premier appartement, il était miteux, spacieux, mais insalubre, dans un quartier mal fréquenté.

Il avait ensuite déménagé sa meilleure amie pour son deuxième logement. Là, il avait bien fallu la porter la machine à laver ! Et toutes ses décorations et ses dizaines de cartons « chaussures ».

« Pourquoi autant de godasses ? l’avait-il questionné ? », elle avait répondu que c’était pour chaque saison et pour les assortir aux différentes couleurs de vêtements.

— Ben oui ! Suis-je bête ! lui avait-il rétorqué avec un large sourire.

Au milieu de tous les tracas de la vie, elle arrivait à déceler des parcelles, çà et là, de petits bonheurs.

Vive les godasses alors ! avait-il pensé.

— Tu es bien songeur, suis-je dans tes pensées ? constate David en lui posant délicatement sa main sur son épaule.

— Un peu oui… veux-tu boire quelque chose avant de décoller ?

— Non merci, je me sauve, embrasse Énora pour moi s’il te plaît. Au fait, le week-end dernier, as-tu remarqué quelque chose ?

— Hmm, concernant quoi ? Demande Alex, d’un air dubitatif.

— Le beau gosse banquier…

— Non, mais oh ! je ne te permets quand même pas hein ! boude Alex.

David l’embrasse pour apaiser les tensions.

— Tout doux, il est cent pour cent hétéro ! Et ce n’est pas moi qu’il regardait ardemment.

— J’ai vu et je surveille, grommelle-t-il. Allez, file ! Hop, n’oublie pas mon bisou !

Alexandre s’approche d'Énora qui est occupée avec deux clientes dans l'espace librairie. Elle a accroché une autre citation au mur dans un joli cadre en bois, beige, marron satiné.

« La vie est un mystère qu’il faut vivre et non un problème à résoudre. Gandhi ».

Le temps qu’il médite sur la profondeur de la phrase de ce guide spirituel, son amie est déjà en mouvement afin de servir et vendre des thés.

— Je te laisse, à plus, belle puce, je reviens goûter ton lait d’or plus tard.

— Ça marche, bisou, bon courage... et je n’aime pas « belle puce", trouve autre chose !

Il s’est déjà échappé, la porte d'entrée se referme.

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