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Énora était en classe de première littéraire. Elle vivait chez son beau-père avec sa mère. Il se mettait rarement en colère, d’humeur joyeuse la plupart du temps. C’était lui qui cuisinait, il aimait décorer ses plats avec du persil, épargnait heureusement les desserts. Il était doté de quelques manies assez perturbantes, aimait un peu trop à son goût la gent féminine, mais après tout, il était si affable et empli de prévenance qu’elle acceptait les défauts. Il était très généreux, les comblait souvent de cadeaux.

Une nuit, il devait être deux ou trois heures du matin, quand un cauchemar l’avait réveillée. Ce n’était pas un cauchemar classique - une fois les yeux ouverts, les mauvais rêves se dissipent lorsque la réalité reprend le dessus. C’était l'horrible songe qui était devenu tangible et s'était étendu sur le reste de la nuit. Sa mère, penchée sur elle, l’avait secouée.

— Vite ! vite ! Il nous veut du mal, on doit partir ! avait-elle-chuchoté.

La jeune fille s’était assise, l’esprit embrouillé, elle n’arrivait pas encore à prononcer un seul mot. Tout était si confus, mais qui leur voulait du mal ? Quelle heure était-il ?

— Enfile ton peignoir, vite, on doit partir le plus vite possible.

Sa mère avait jeté son peignoir sur elle.

— Dépêche-toi ! s’était-elle inquiétée.

Énora avait obtempéré, elle s'était mise à croire les dires de Marie-Manuelle. C’était en peignoir et en chaussons qu’elles avaient déambulé dans le village où elles vivaient à vingt minutes de Montauban. C’était une maison mitoyenne du centre-ville. Elle était ancienne, avait appartenu à la famille de son beau-père. Il avait installé sa belle-fille dans une chambre à coucher très spacieuse, limitée en luminosité. C'était le lieu où s'enfermait la jeune fille durant de très longues heures.

— On va se réfugier chez Danielle, elle va nous aider, avait-dit sa mère avec certitude.

Son amie vivait à cinq minutes à pied. L’avantage de vivre au centre-ville était que les rues restaient éclairées la nuit, mais un malaise grandissait au plus profond de la jeune fille.

— Mais maman, on est au beau milieu de la nuit, tu crois qu’elle va répondre ? s’était inquiétée Énora.

Danielle ne répondait pas.

— Vite ! À la gendarmerie, je vais déposer plainte du coup. Il a posté des photos de moi sur internet et m’a volé mon argent. Il doit aller en prison, avait-elle-vociféré.

La jeune fille suivait et recouvrait peu à peu ses esprits. Tout semblait si aberrant, sa mère était incohérente. Elle ressentait une honte terrible, pétrifiée à l’idée qu’elles soient reconnues dans une telle tenue à une heure pareille dehors. Qu’allaient dire les autres ? Comment faire pour aller à huit heures au lycée demain ? Marie-Manuelle avait sonné à l’interphone de la gendarmerie qui se trouvait à un quart d'heure de leur habitation. Elle avait commencé à parler, hurler quasiment devant la sonnette de l’entrée. Trouvant qu’ils ne réagissaient pas assez vite à son goût, elle était repartie en toute hâte.

— Docteur Mawtio va nous aider, viens !

— Personne ne va répondre à cette heure-là, tu déranges tout le monde, avait pleuré Énora.

Elle ne pouvait plus endurer toutes ces ignominies, elle avait si froid : les températures étaient fraîches, la peur la saisissait.

Sa mère semblait hystérique et répétait que son beau-père l’avait volée et avait posté des photos sur internet. La jeune fille n’arrivait pas à être objective ; les allégations, les gestes, le regard de sa mère démontraient autre chose, mais quoi ? Faisait-elle une dépression ? Cela pouvait éventuellement y ressembler. Sa maman lui avait confirmé la maladie dont elle souffrait depuis son divorce, elle l'avait donc cru. Une fois prise en charge à force de s'enfuir dans les ruelles, elle serait soignée. Encore.

Marie-Manuelle parlait à l’interphone du médecin. Le mari du médecin avait répondu, défavorablement. Énora sentait ses jambes défaillir, elle était vidée de toute énergie, rongée par la culpabilité, la honte, la peur, la colère. Sa mère insultait l’homme et repartait en courant. Essayant de trouver une infime partie de réconfort auprès de son peignoir, elle fermait les yeux en visualisant le fait de s’y lover dedans après une bonne douche chaude, puis elle se remettait à suivre sa mère. Levant les yeux au ciel, elle se remémorait son catéchisme, elle voulait prier, en ressentait le besoin. Elles étaient à plus de quarante minutes de marche de chez elles. Sans sa montre, il était difficile de connaitre le temps qui s’était écoulé pendant sa sortie soudaine et violente du lit.

— Où allons-nous maintenant ? (L’angoisse étranglait la jeune fille, elle tremblait.)

Des amis de Marie-Manuelle vivaient près de là.

— Chez Françoise…vite, vite, viens ! (Elle était comme possédée, elle courait tout en scrutant le moindre détail partout autour d’elle.)

Énora traînait les pieds, elle ne commandait plus son corps. Après une dizaine de sonneries, la porte d’entrée s’ouvrait, la jeune fille se laissait tomber assise sur les marches. C’en était fini, la fin de cette course folle. Le mari parlait avec sa mère, Françoise, relevait Énora. Après quelques mots échangés avec sa mère, elle prenait la décision de fournir à la jeune fille une tenue pour dormir et une chambre.

— Dors, ma chérie. On va s’occuper de ta maman. Tu iras au lycée une fois que tu auras assez dormi, je m’occuperais de ton absence.

Elle la guidait à l’intérieur, la menait dans une petite chambre d’amis ou seul un lit d’une place meublait l’espace. Elle lui portait du linge pour la nuit. Énora se laissait tomber dans ce lit inconnu, les larmes étaient d’un certain réconfort. Elle se réveillait enfin de ce cauchemar, mais elle n’a pas réussi à se rendormir, tourmentée par les événements récents.

Les gendarmes sont arrivés et se sont postés devant l’entrée. Marie-Manuelle s’est mise à courir comme si elle avait commis un délit, elle a jeté ses chaussons sur la route en espérant aller plus vite. Ils l’ont rattrapée très vite. Le médecin avait contacté les forces de l’ordre qui recherchaient justement trois personnes, de sexe féminin, dont un enfant, qui semblaient désorientées. Elles avaient été filmées devant la gendarmerie.

Dans la cuisine, le lendemain, Énora avait fortement apprécié le petit déjeuner. Il était si copieux et varié, elle aurait voulu vivre ici chaque matin, uniquement durant le petit déjeuner. Céréales de plusieurs variétés, chocolat au lait, jus de fruits, viennoiserie, pain, beurre, confitures, pâte à tartiner, salade de fruits. C’était le soleil de la journée.

Françoise avait expliqué que sa maman avait été prise en charge et hospitalisée. Que son beau-père avait été informé en pleine nuit. Il avait été abasourdi devant le fait que les filles n’étaient plus chez lui, la voiture de Marie-Manuelle était pourtant garée devant la maison. Celle-ci, lorsqu’il était arrivé devant chez Françoise, vociférait devant les gendarmes qu’il fallait l’arrêter de toute urgence, parce qu’il l’avait volée. Ils n’en avaient pas tenu vigueur, ils avaient heureusement cerné le personnage. Cette femme qui avait parcouru bon nombre de kilomètres avec ses enfants la nuit, avait des propos incohérents, elle semblait prise d’hallucinations. Le médecin traitant, par ailleurs réveillé, avait confirmé le dossier psychiatrique de sa patiente. Lorsqu’elle s’était aperçue que les gendarmes ne prenaient pas en compte ses dires, elle s’était précipitée à nouveau sur la route.

Françoise et son époux, les amis qui leur avaient porté secours, avaient pris peu à peu de la distance, comme d’autres avant eux et d’autres après. Une situation assez récurrente. Énora se disait que les amis, ça va, ça vient, c’est par cycle, rien d’inquiétant. Mais ils s’évaporaient tout de même souvent après les crises de sa mère.

La jeune fille avait repris ses cours à dix heures, elle avait raté le contrôle d’italien. Elle aimait laisser son esprit vagabonder en pensant au déjeuner auprès de son meilleur ami ; les cours, eux, ne captaient pas son attention. Il lui demanderait sans doute pourquoi elle n’était pas dans le bus ce matin même. Comment expliquer ce qui ne pouvait l’être, mettre des mots sur quelque chose que l’on ne comprenait pas soi-même.

Alex est cet ami qui n’a pas besoin d’explications. Si la personne désire se confier, elle le fait, sinon, il reste à l’écart, présent, mais à l’écart. Une personne qui a besoin de parler le fait. Il possède cette aptitude à comprendre que parfois ce n’est absolument pas le bon moment.

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